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Notes de lecture: Lectures pour la mémoire et le temps présent
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 03 - 06 - 2009

Le nazisme fut-il un accident aberrant dans le ciel de la civilisation européenne ? Trois livres démontent cette thèse... et montrent sa filiation avec l'idéologie coloniale.
Au lendemain de l'anniversaire du 8 mai 1945, de la répression extrêmement violente de manifestations pacifiques le jour même de la victoire sur le national-socialisme, l'analyse des phénomènes qui ont présidé à la naissance du nazisme est un exercice particulièrement intéressant. Il apporte un éclairage important sur les zones d'ombre de l'idéologie européenne et de ses rapports au reste du monde. De très nombreux essayistes, politologues et historiens ont pendant longtemps présenté le nazisme comme une monstruosité politique proprement allemande déchirant brutalement le cours autrement très civilisé de l'histoire européenne. Pour nombre de représentants de cette école de pensée, l'hitlérisme ne serait que le fruit maléfique des conditions de la défaite allemande de 1918 et de la crise économique des années trente. La civilisation européenne est globalement indemne et le nazisme un épiphénomène aberrant qui n'est pas susceptible de se répéter.
Trois auteurs démontent cette thèse. L'historien et politologue Enzo Traverso, dans un petit ouvrage remarquablement charpenté, estime que le national-socialisme est l'aboutissement d'un double processus historique, celui de l'expansion coloniale qui fournit généreusement le substrat de l'idéologie raciste et celui de l'industrialisation qui, par la division du travail qu'elle impose, déresponsabilise les acteurs et militarise la hiérarchie sociale. «La Violence nazie - une généalogie européenne» (La Fabrique, 2002) constitue un véritable recensement des origines et des inspirations qui établissent la paternité incontestable du fascisme à la pensée européenne dominante, à ses moeurs et ses usages. Enzo Traverso décode avec précision la génétique du nazisme.
Le terreau de l'idéologie coloniale
Le racisme et la justification de l'extermination des races «inférieures» n'est pas l'invention d'Adolf Hitler et de ses séides. Un puissant courant de pensée nourri par des intellectuels de premier plan, Alexis de Tocqueville notamment, a élaboré au fil des spoliations coloniales un discours parfaitement structuré sur la supériorité de la «race» blanche, chrétienne et européenne. «Dans la culture occidentale du XIXe siècle, colonialisme, mission civilisatrice, droit de conquête et pratiques d'extermination étaient souvent des synonymes», affirme Traverso qui précise «qu'une vaste littérature, tant scientifique que populaire, faite d'ouvrages savants, de revues anthropologiques, de récits de voyages, de romans et de nouvelles adressées aux couches cultivées comme aux classes laborieuses propageait le principe du droit occidental à la domination mondiale, à la colonisation de la planète et à la soumission, voire à la destruction des ‘peuples sauvages'». C'est bien ce terreau profond et prolifique qui va permettre l'éclosion du national-socialisme. Hitler déclarait lui-même, en parlant des peuples slaves et des juifs d'Europe, qu'il appliquait à des peuples européens ce que les puissances coloniales faisaient subir aux peuples colonisés. La représentation du surhomme blanc chrétien face aux sous-hommes non civilisés a eu pour signification immédiate que la vie de ces derniers n'avait aucune importance. Les «barbares», déshumanisés, n'ont aucun droit sinon celui d'accepter le sort promis par la Civilisation.
Les principes de la guerre totale
Olivier Le Cour Grandmaison dans son remarquable «Coloniser, exterminer: Sur la guerre et l'Etat colonial, Paris» (Fayard, 2005) avait montré que les principes du «TotalerKrieg» - de la guerre totale qui ne distingue pas les civils des combattants -avaient été mis en pratique dans les colonies et en Algérie en particulier...
De fait, la supériorité occidentale est réelle, elle se fonde sur l'avance technologique dans le domaine de l'armement. Dans «Exterminez toutes ces brutes» (Serpent à Plumes, 1999), l'écrivain suédois Sven Lindqvist a parfaitement montré de quelle façon le différentiel technologique, la mitrailleuse Maxim notamment, a été l'avantage décisif pour les Européens dans la conquête de l'Afrique. Comme les armes à feu et la cavalerie avait fait la différence aux Amériques. Lindqvist établit la filiation directe entre colonialisme et nazisme. Mais au-delà de l'industrialisation de la guerre, des armes à longue portée qui découplent le tireur de sa victime, c'est la rationalité de la mort de masse que Traverso met en évidence. Pour l'auteur, l'intervention des machines dans la mise à mort commence avec l'invention de la guillotine pour culminer dans les chambres à gaz des usines d'extermination. Le nazisme n'a rien inventé, il a puisé dans l'héritage intellectuel des «respectables» théoriciens racistes du pillage colonial et il a seulement perfectionné les méthodes utilisées auparavant. La poursuite des guerres coloniales après la chute du nazisme est l'expression achevée de la permanence du discours et des usages portés à leur paroxysme par les fascistes allemands.
Le ventre encore fécond de la bête immonde
Les massacres du 8 mai 1945, et ceux qui allaient suivre, la torture généralisée, procèdent des mêmes superstructures. Enzo Traverso montre, étayée par de nombreuses références et citations, la puissance du discours xénophobe qui imprègne encore aujourd'hui la pensée occidentale et l'orientation d'acteurs politiques de premier rang. Certes, les temps ont changé. Plus besoin de chemises brunes ou noires, ni de retraites aux flambeaux ou de svastikas. Les aspects les plus caricaturaux du nazisme ne sont plus que le seul fait de nostalgiques marginalisés. Le suprématisme moderne se manifeste autrement, avec d'autres mots et d'autres approches. Il n'est plus question de position sur l'échelle raciale. Mais de hiérarchie de systèmes de valeurs et donc de la supériorité «naturelle» de la civilisation occidentale. Comme le prévoyait justement le dramaturge allemand antinazi Berthold Brecht «le ventre de la bête est encore fécond»...
Note :
* Enzo Traverso: «La Violence nazie - une généalogie européenne» Ed. La Fabrique, 2002.
* Sven Lindqvist: «Exterminez toutes ces brutes» Ed. Serpent à Plumes, 1999.
·Olivier Le Cour Grandmaison: « Coloniser, exterminer : Sur la guerre et l'Etat colonial, Paris» Ed. Fayard, 2005.


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