Scènes éparses pendant le rituel annuel de l'achat de la vignette automobile. Devant les bureaux de la recette d'impôt, une longue file d'attente dès 08 heures du matin. Bien avant l'ouverture des guichets. C'est-à-dire, une file devant le temps qui ne passe pas encore. Explication: la «chaîne» est le mode de temps qui révèle le plus les Algériens, aux Algériens. Ils en deviennent geignards, critiques, opposants fermes, ténébreux silencieux ou analystes de la Rand Corporation. Le temps qui ne passe pas vite, devant n'importe quel guichet, angoisse profondément les Algériens et les plonge dans l'abime. Ils y sont pressés tout en étant un peuple lent. Dès 08 heures 20 mn donc, la file s'allonge encore pour faire le tour du pays. Une femme hésite en arrivant : faut-il se joindre à la file dans le cadre de l'égalité des sexes ou faire file à part dans le cadre de la séparation des genres ? A la fin, elle rejoint les hommes, face au Temps. Un vieillard, devant, crache encore sous ses propres semelles comme pour marquer le territoire. Il tient une grosse liasse de billet : il doit posséder soit un camion, soit un tracteur. Ou les deux. 08 heures 30 mn, un premier désordre: les bureaux sont tellement étroits qu'une bousculade se forme à l'entrée: entre «ceux de la vignette» et ceux venus pour payer leurs impôts. La file d'attente devient vigilante : on vérifie à chaque fois si le «grilleur» a une carte grise ou un formulaire, pour faire le tri. Dix minutes plus tard, des gens arrivent, regardent les autres gens, repartent un peu plus loin, se font signe et s'expliquent: «je prends un café et je reviens». Ce sont les employés du Guichet. Ils commencent la journée selon le mode national de l'étirement du dos et du bâillement. Du coup, un premier mouvement de révolte genre 1er Novembre, mais sans balle: «regardez-les !», s'exclame une voix au bout de la file. Pas plus : tous savent de quoi et de qui il parle. Les Algériens sont tous pareils, sauf lorsqu'ils sont séparés par un guichet ou par un grade ou une fonction. Là, le fonctionnaire devient l'Etat coupable, le bonhomme qui attend devient le Peuple victime. Le procès est virulent et c'est toujours le même : il remonte à l'indépendance et aboutit au ricanement d'un peuple, sur lui-même. La scène s'enrichit de quelques rebondissements, par la suite, avec personnages attendus. D'abord le Rusé : soixante ans, un peu mieux habillé que son propre pays, et qui fait semblant d'appeler quelqu'un à l'intérieur des bureaux pour ensuite faire semblant d'être appelé et « doubler » toute la file. Le peuple s'agite alors encore plus mais n'arrive pas à trouver un leader pour stopper l'impolitesse. « Qu'on lui dise qu'on n'est pas des idiots », dit une voix. Tout le monde est d'accord mais personne ne bouge. Personne ne veut se mêler de cette affaire qui le regarde, car les Algériens ont un autre handicap : le mécontentement est collectif mais l'acte est une solitude. Le premier qui ira s'interposer face au « grilleur » se retrouvera seul à se battre tout seul. Ensuite est venu l'Analyste sans fin : rendu audacieux par l'anonymat de la file d'attente, il prend à témoin les deux attentistes qui le précèdent pour déverser son quota d'amertume accumulé depuis des ans, et se moquer de la terre entière des indigènes incapables de se respecter après le départ du Colon. A 09 heures, la file avance si peu qu'elle se rapproche de la tentation du désordre et de la bousculade : le zoo pense à la jungle. La raison de la lenteur ? Les contribuables sont priées d'avancer en groupe de cinq à l'intérieur du bureau. A un moment, l'appariteur sort et crie « y a-t-il des femmes ? ». L'unique femme sort de la file et s'engouffre : elle a droit. Personne ne proteste mais tous éprouvent ce paradoxe national : ne pas aimer que sa propre femme soit mêlée aux hommes en attente mais être en rogne contre ce privilège naturel. Tous savent que les Algériens aiment l'égalité mais pas la mixité. Un dernier client arrive : c'est le genre ancien cadre incapable de se mêler au Peuple après sa retraite pour cause de reste de sens des castes, mais impuissant à user d'un privilège qu'il ne possède plus. C'est la case des anciens gendarmes, anciens cadres, anciens directeurs, anciens chefs de service etc. Le bonhomme est incapable de résoudre le malaise et repart : il reviendra quand personne ne sera là pour éviter l'humiliation qu'il est seul à se fabriquer. Puis, la même question : que faire contre l'attente de la file d'attente ? C'est selon. Un jeune homme parle à son portable via un interlocuteur à l'autre bout du satellite. On se met tous à décrypter ce que dit l'autre sur la base de ce que dit le parleur. Un jeu de puzzles. Un autre, quadragénaire, s'abime à tirer sur une ficelle qui dépasse de sa manche. Un exercice d'autohypnose réussi. Il est hors du temps et c'est le but quand on attend. Un autre s'exerce à allonger son cou, par-dessus la file pour voir pourquoi elle avance si peu. De temps en temps, il se retourne vers les autres et lance une phrase creuse : « mais qu'est-ce qu'ils font ? ». Personne ne lui répond : le peuple n'aime pas les intellectuels. A l'entrée du guichet, le prochain groupe des cinq futurs admis se désolidarise brusquement : quand un Algérien s'approche du but, il se détache souvent du Peuple. Les cinq favoris se font silencieux, prennent leur distance, se calment et ne regardent plus derrière eux : ils sont hors du temps de l'attente, déjà en avance sur le peuple de derrière, peu concernés par l'angoisse ou la révolte. Ils pensent déjà au reste de la journée pendant que les autres discutent encore du « où va l'Algérie ? ». Ils sont en 2010 pendant que les autres en sont à 1962. C'est cela la vérité finale : la file d'attente des Algériens fait remonter tous les Algériens, et à chaque fois, à la date de l'Indépendance et aux même griefs, colères, gémissements et réclamation.