Alors que le compte à rebours a commencé pour la Coupe du Monde du football 2010 à Cape Town, il est intéressant de s'essayer à dresser de saisissants parallèles entre l'Algérie et l'Afrique du Sud, ainsi que des points de divergences patents. Deux pays situés aux antipodes par rapport au continent africain, pratiquement aux latitudes opposées par rapport à l'équateur et de ce fait dotés d'un climat et d'une flore remarquablement similaires. Deux pays choyés du point de vue des ressources financières par rapport au reste de l'Afrique : l'un d'une richesse impertinente et si mal utilisée, l'autre d'une prospérité insolente au milieu d'une disparité socioéconomique abyssale. L'un ayant vécu les affres du colonialisme, l'autre l'horreur de l'apartheid après celle de l'esclavage. Ce sont aussi, avec l'Etat d'Israël, les trois seuls pays au Monde, où le colonialisme a pris la forme d'un colonialisme de peuplement. Pour l'Afrique du Sud ce fut un fonds de population hollandaise suivi d'une couche britannique après la guerre des Boers qui déboucha sur l'occupation anglaise. S'ajoute aux Blancs appelés Africaners et de confession principalement protestante, les autochtones dits "Noirs" (Zoulous et autres) et les anciens esclaves originaires principalement du Mozambique et adhérents aux religions africaines traditionnelles, ainsi qu'une population immigrante d'origine malaisienne (Sumatra, Ile de la Sonde...) musulmans pour la plupart, appelés dans le vocabulaire expressif de l'Apartheid de "colored". Trois catégories de populations suivant la couleur de la peau, blancs, noirs et colorés, maintenus séparés géographiquement, socialement, et économiquement par un système législatif inique, pointilleux jusqu'à la limite du sadisme, un racisme institutionnel unique dans l'histoire de l'Humanité appelé Apartheid : de chacun selon la couleur de sa peau ! Pour l'Algérie, le fonds de population exogène fut principalement français. La classification était bien plus simple, il y avait d'une part la population "européenne" d'Algérie qui se référait comme les Français d'Algérie, et il y avait le reste, Arabes, Berbères, Chaouis, Mozabites, appelés collectivement arabes ou de manière interchangeable de musulmans. Les uns étaient les seigneurs, les autres après avoir été matés, enfumés, affamés, et spoliés de leurs terres, furent relégués comme citoyens de deuxième catégorie, la généreuse devise de la République de "Liberté Egalité Fraternité" ne s'appliquant pas à eux. Leur culture et en particulier leur langue furent bannies. Même la laïcité, cette grande trouvaille du génie français il leur fut interdit d'en jouir, la religion musulmane à l'exception des autres religions étant administrée directement par le pouvoir colonial. L'histoire de la présence coloniale en Algérie est en fait une suite de répressions sanglantes, d'exactions, de racket organisé, de vols de terres et de biens, d'expatriation, de bannissement, bref de déni des droits humains les plus élémentaires. Dans les faits, l'universalisme français se réduisit aussi à une question de race, il ne suffisait même pas d'être émancipé, il fallait avoir les bons gènes. Le code de l'indigénat et la notion de collèges séparés sont bien consonants avec les catégories de l'Apartheid. Là où les Analogies s'Arrêtent Deux terres similaires, symétriquement situées géographiquement, deux systèmes de domination imposés à leurs habitants qui malgré leurs spécificités étaient foncièrement basés sur la notion de race. La comparaison s'arrête là, car leur histoire contemporaine respective diverge singulièrement. L'Algérie a obtenu son indépendance suite à une guerre d'indépendance sanglante contre une armée moderne supportée par l'Otan, guerre d'autant plus féroce que la France avait " lâchée " ses autres colonies de par le monde pour se réserver l'Algérie comme prolongement incessible de la Métropole. Il s'agit aussi de souligner d'emblée le rôle funeste du terrorisme de l'OAS qui à coups de bombes et de massacres vida les Accords d'Evian d'une bonne part de leur contenu en enclenchant l'exode massif des pieds noirs. L'Afrique du Sud quant à elle ne put se libérer du carcan de l'Apartheid qu'après une longue lutte qui n'entra dans sa phase active qu'avec les massacres de Sharpeville en 1961 pour se terminer en 1992. Lutte interminable suivant les standards des autres luttes d'indépendance qui consomma plusieurs générations de militants. Cette lutte résulta en une passation de pouvoir qui n'a pas de précédent dans l'histoire contemporaine voire humaine ; une minorité en possession de tout son arsenal répressif et sans avoir subi de perte matérielle ou humaine significative qui remet le pouvoir à une majorité largement désarmée dans tous les sens du terme. En effet, la lutte armée en Afrique du Sud, contrairement au cas en l'Algérie, ne fut menée que de manière sporadique et ne fut pas l'élément décisif qui força la décision. La Politique de "Réconciliation" Une politique de réconciliation fut mise en œuvre qui fut là aussi une autre première dans l'histoire politique de l'humanité sans exagération aucune. Disons pour être plus direct, et comme le reconnaissent les Sud Africains eux-mêmes, que la politique de réconciliation est en fait la politique de comment éviter que les non-blancs prennent vengeance des Blancs, ce qui aurait abouti à un bain de sang d'une ampleur qui dépasserait l'entendement tant les haines étaient profondes. Le problème aussi posé était que faire des hommes et des femmes d'une communauté liée "à un régime criminel et inhumain ? Comment aussi pardonner aux bourreaux qui vivaient toujours librement en Afrique du Sud et sous quelles conditions? Mais aussi, comment rendre justice aux victimes sans faire dérailler le processus de transition. Le mouvement de résistance à l'Apartheid est en fait l'héritier de la lutte non violente d'un Martin Luther King elle-même héritière de la philosophie de non violence de Mahatma Gandhi. Cette politique de sagesse dont ont fait preuve tant les leaders de l'ANC que le gouvernement blanc, chacun mesurant les graves enjeux et les conséquences redoutables d'un échec, a été un succès sans précèdent et constitue une autre première dans l'histoire de l'humanité. La commission de réconciliation était présidée par l'Archevêque Desmond Tutu, personne d'une autorité morale irréprochable et militant pacifique des droits civiques avec de plus l'aura que lui conférait son prix Nobel de la paix. Ainsi les bourreaux passèrent-ils aux aveux a visage découvert, et en toute transparence, avant d'être pardonnés. Ces aveux et repentance étaient nécessaires pour que, comme l'exprimait si bien cette mère courage (Joséphine MSWELI) qui a vu ses fils kidnappés par les forces spéciales puis exécutés sans laisser de trace : "Je veux que ceux qui ont assassiné mes fils se manifestent. Je veux leur parler avant de leur pardonner. Je veux savoir qui sont-ils et comprendre pourquoi ils ont agi ainsi." Comme en Algérie avec les porteurs de valises et certains intellectuels de gauche célèbres, il y avait en Afrique du Sud des relais possibles en les personnes, des personnalités blanches qui avaient épousé la cause antiapartheid et étaient même membres de l'ANC. Concernant la politique de réconciliation menée dans notre pays, elle est clairement aux antipodes de celle menée en Afrique du Sud ou le mot d'ordre est de ne pas savoir et de ne pas chercher à savoir. C'est en fait une sorte de tampon aux événements vécus durant les années 90, une politique de l'oubli et de non responsabilité. Il y manque clairement la dimension morale de justice ô combien islamique pourtant. Il y a dans la vérité crue des faits une rédemption collective. Le pardon se nourrit de reconnaissances et de regrets de la part du bourreau. Et puis, les faits gravés dans la conscience collective ont une valeur pédagogique en ce qu'ils permettent de ne pas permettre la répétition des errements passés. Comment peut-on espérer ne pas répéter ces erreurs si ces dernières ne sont pas connues et reconnues comme telles ? Comment pardonner quant aucun acte de contrition ne vient accompagner les aveux ? Morceau libre de politique fiction Une question lancinante qui me taraudait alors que je visitais cette mythique ile de Robben Island était si tout cela aurait été possible pour l'Algérie. Et si cela aurait eu lieu, combien différente aurait été la scène politique et économique de l'Algérie ? Aurait-on pu réaliser les aspirations nationales et culturelles des Algériens tout en profitant du savoir-faire des colons ? Liés à cette question se situent les deux interrogations suivantes: - Les Algériens auraient-ils pu pardonner aux colons leurs crimes haineux durant la nuit coloniale ? - Les colons étaient-ils intégrables à l'Algérie algérienne comme les Afrikaners ont su le faire quant à l'Afrique du Sud de la majorité noire moyennant des aménagements ? La réponse à la première hypothétique interrogation est bien difficile à donner, l'Algérien étant impulsif pour ne pas dire violent, et les règlements de compte au sein même de la famille révolutionnaire après l'indépendance augurent mal pour une intégration des Européens ou du moins créer un modus vivendi durable. Essayer de répondre à la deuxième interrogation est tout aussi problématique. Même si le fond de population des colons et des blancs d'AS est assez similaire et la hargne et le mépris des Blancs envers les Noirs n'étaient pas moins significatifs que celles des colons envers l'indigène, il y a cependant une différence psychologique de taille entre les deux populations exogènes. L'existence pour les pieds noirs d'une métropole comme ultime recours alors que les Blancs d'Afrique du Sud qui avaient coupé les attaches avec les pays colonisateurs depuis plus d'un siècle, étaient en quelque sorte au pied du mur. Ils n'avaient nulle part ou émigrer au cas échéant. Les colons auraient-ils pu accepter que l'Algérie assume son Algérianité dans toutes ses composantes, nationale, culturelle et en particulier linguistique, que l'Islam soit la religion de l'Etat, et enfin que le colonialisme soit relégué à un sombre chapitre de l'histoire du pays. Cette différence de taille consacrée par les Accords d'Evian est aboutissement d'une lutte armée implacable et ou la partie algérienne a obtenu l'indépendance en des termes infiniment plus favorables relativement parlant que la majorité Sud Africaine. Ces accords entérinaient la souveraineté algérienne exclusive sans partage, même si pour des raisons tactiques les négociateurs algériens acceptèrent des clauses qui limitaient en partie son indépendance économique dont elle s'en affranchira rapidement une fois l'indépendance acquise. Il n'y avait aucun partage de pouvoir, seul était mis en place un aménagement de la spécificité culturelle de la population européenne, notamment linguistique et religieuse. Les Algériens européens qui choisissaient de rester et d'opter pour la nationalité algérienne n'avaient aucun droit spécifique au-delà du droit à l'égalité devant la loi. Ils n'étaient pas une composante nationale de la nouvelle nation algérienne mais un reliquat de population d'une période honnie et qui avait de toute façon le droit de choisir à tout moment de retourner en Métropole. Même la langue française n'a pas été retenue comme seconde langue officielle. En termes militaires cela s'appelle une capitulation. Les Sud Africains blancs par contre étaient au pied du mur d'une autre manière et les négociations de passation de pouvoir évoluèrent différemment. L'acceptation du pouvoir de la majorité sans aucun autre garde fou explicit se faisait dans le cadre des lois antérieures. Seul le système politique et judiciaire de l'Apartheid était démantelé. Il n'y avait rien à négocier du côté politique car l'important était ailleurs. Il s'agissait de garder un pays en état de marche, une économie, l'armée, la police tous les services de l'Etat fonctionnel ; ce qui permettait de garantir à la minorité blanche son lebensraum social, culturel et économique. Bien sûr, il faut deux parties pour faire un accord, et sans l'extrême sagesse de l'ANC avec à sa tête Nelson Mandela, cela aurait été un marché de dupes. Le Meilleur des Deux Mondes Poursuivant ce parallèle entre les deux pays plus loin, que ce serait-il passé si les colons étaient restés après l'indépendance ? On peut imaginer que les balbutiements de l'après indépendance où nous partîmes quasiment à zéro auraient été évités et on aurait eu le meilleur des deux mondes. D'un côté une majorité fière du recouvrement de son indépendance et maître de sa destinée, et à terme une prospérité économique grâce au dynamisme et au savoir-faire de la communauté d'origine européenne. Ceci aurait permis à l'Algérie de se développer rapidement et de se démarquer des autres pays du Tiers Monde. Il est en effet une vérité toute simple que les pays nouvellement colonisées n'ont été que très peu conscients dans l'euphorie du recouvrement de leur souveraineté, mais que plusieurs décades après la décolonisation a rendu évidente : La richesse et la prospérité d'un pays ne se comptent pas en qui détient le pouvoir ni sur les richesses naturelles, elle se base sur le niveau d'éducation de ses citoyens. En un mot, c'est une question de matière grise (et de manière concomitante de gestion) et non de finance. L'Algérie aujourd'hui, comme bien d'autres pays du Tiers Monde, a à sa disposition une manne pétrolière qu'elle ne sait pas cependant faire fructifier par manque de savoir-faire et de bonne gérance. Cela recouvre assez bien la notion de bonne gouvernance. Le dynamisme extraordinaire des pays d'Asie du sud-est avec peu de ressources naturelles et sous des régimes "autoritaires" est un autre cas d'école en la matière. Un raccourci... astronomique révélateur Un raccourci saisissant du contraste entre les deux situations m'a été offert lors de ma visite tout récemment du télescope SALT, le plus grand télescope de l'hémisphère sud dans le Sutherland près de Cape Town, avec son imposant miroir principal de 11m de diamètre. L'Algérie n'a bien sûr rien d'équivalent. Elle n'a en fait aucun observatoire digne de ce nom. Pourtant, poursuivant l'analogie historique entre ces deux pays, l'observatoire de Bouzaréah sur les hauteurs d'Alger est le deuxième observatoire africain après celui de Cape Town, tous deux fondés durant le 19ième siècle, et à l'indépendance de l'Algérie, les deux observatoires étaient comparables. Or le seul télescope installé depuis l'indépendance, est un 60cm de construction italienne installé il y a quelques années au pire endroit que l'on pourrait imaginer, faisant face à la baie d'Alger et en plein tissu urbain. Inutile d'ajouter que jusqu'à ce jour il n'a jamais effectué d'observation astronomique sérieuse. Le "Devoir de Mémoire" Version Sud-Africaine Ce nouveau modus vivendi qui s'est instauré en Afrique du Sud entre les Blancs et la majorité principalement noire a eu pour corollaire la condamnation totale et sans appel de l'Apartheid. La conscience blanche a su s'élever moralement et réaliser dans sa grande majorité que le système était un mal absolu, et qu'il n'y avait pas de place pour une nostalgie à cet égard. Il faut voir comment nombre de Blancs, et bien peu d'Africains en fait, se rendent à Robben Island comme un lieu de recueillement, visitant les cellules des militants anti-apartheid, lisant pieusement les messages inscrits sur leurs murs, les faisant lire à leurs enfants. Les colons auraient-ils été capables de s'élever humainement et spirituellement pour se rendre compte combien l'entreprise coloniale derrière les slogans mensongers de progrès et de civilisation était une entreprise de destruction ? Il n'est pas nécessaire pour cela de se vouer à l'exécration ou de faire acte de remords collectif, il s'agit seulement d'avoir la décence de ne pas parler de gloire là où les Algériens ne voient que pages tragiques faites de massacres, de dépossession et de déculturation et de mépris de l'autre. Après tout, les individus ne sont pas responsables des actes des Etats, même s'ils paient souvent les conséquences des errements de ces derniers. Il s'agit seulement de ne pas faire l'apologie du crime. La coexistence entre les deux communautés n'est plus d'actualité désormais vu que les pieds noirs sont passés à coté de l'histoire, et ce sursaut moral consistant à condamner le colonialisme comme crime contre l'humanité par les pieds noirs eux-mêmes n'a pas eu lieu. Et l'histoire de l'Algérie diverge ainsi fondamentalement de celle de l'Afrique du Sud. Pour le gouvernement français par contre, entité souveraine et qui de plus se veut être une entité morale et veut hypocritement juger les crimes des autres (tels que les massacres d'Arméniens durant la Première Guerre mondiale), il est urgent d'assumer son passé. Le jour où la France pourra regarder son histoire en face et reconnaître le colonialisme, à l'instar de l'Apartheid, comme crime contre l'humanité, rien de moins, les passions pourront s'apaiser entre les deux rives et la France pourra prétendre donner des leçons de morale au reste du Monde. * Professeur à l'Université Mentouri de Constantine