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Lecture de «Le crépuscule d'une idole : l'affabulation freudienne»
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 18 - 10 - 2010

Voila un gros livre sur Freud, l'homme et l'œuvre, mais un livre qui se révèle d'emblée comme un énorme brûlot venu soudainement troubler, déstabiliser, déconstruire, démonter, démystifier les idées reçues - pour ne pas dire des idées arrêtées - chez la nombreuse tribu des fidèles de la psychanalyse, lesquels ont plus ou moins contribués à l'affabulation freudienne, une espèce de légende moderne (et le mot n'est pas trop fort) qui dure depuis cent ans ou plus. C'est un livre étonnant, dérangeant, et c'est le moins que l'on puisse dire, un livre dévastateur que tout lecteur attentif de l'œuvre de Freud n'est pas près d'oublier.
L'auteur, Michel Onfray, est un philosophe de formation, une formation doublée d'études en histoire de l'art et en psychanalyse (à laquelle il a été introduit dès l'entame des études supérieures, en plus de ses lectures «sauvages et solitaires, voraces et furieuses, anarchiques et instinctives» comme il se plait à le dire aux toutes premières pages du livre, avant même qu'il ne fasse connaissance du programme officiel de l'Education nationale qui proposait des textes de Freud, et ceci dès le Baccalauréat), qui a écrit une cinquantaine de livres.
C'est une production imposante et prolifique pour un auteur qui apparait avoir, incontestablement, atteint sa pleine maturité (maturité philosophique s'entend) dans ses écrits qui vont de l'histoire de la philosophie (et la «Contre- Histoire» de la philosophie), l'esthétique, la pensée et la culture modernes, en général, à la lumière d'un contre-modèle de «philosophie féroce», à un rythme de croisière, dans sa production réflexive, époustouflant !
L'auteur de cette destruction annoncée de toute une légende a lu toute l'œuvre de Freud, dans l'ordre, a décortiqué, exploré avec soin la «mine d'or» des correspondances de Freud, et la dernière en date, complète et non tronquée comme celle des éditions précédentes, les «Lettres à Wilhelm Fliess» (1887-1904), parue en 2006 (qui comprend seulement comme l'indique le titre du recueil, les lettres de Freud à Fliess, celles qui lui étaient adressées par Fliess ayant été détruites par Freud lui même), qui contiennent de très précieuses informations sur la naissance de la psychanalyse, et un autre visage de Freud que celui auquel nous ont habitué les hagiographes à défaut de biographes objectifs (celle monumentale d'Ernest Jones, 1956-1959, est un parfait exemple d'hagiographie), un grand nombre d'études critiques de l'œuvre… Tout cela est rapporté en détail dans une bibliographie commentée de 20 pages, en caractères d'imprimerie petits et serrés, à la fin de l'ouvrage.
Le livre comprend cinq parties : 1- Symptomatologie. Déni soit qui mal y pense ; 2- Généalogie. Le crâne de Freud enfant ; 3- Méthodologie. Un château en Espagne ; 4- Thaumaturgie. Les ressorts du divan; 5- Idéologie. La révolution conservatrice.
Dans cette mise à nu de l'idole, et de cette théorie habillée de respectabilité scientifique, de cette thérapie (la cure psychanalytique) fabriquée, selon l'auteur du livre, de toute pièce et sans aucun résultat concret, Onfray cite, à l'appui de ses arguments, dès les 60 premières pages de son livre, plusieurs extraits de Frédéric Nietzsche (en particulier «Par delà le bien et le mal» et «Le gai savoir») où il est dit que les philosophes, dans leur ensemble, sont «les avocats et les mêmes astucieux défenseurs de leurs préjugés, baptisés par eux «vérités»» (‘Par delà le bien et le mal'). Et Freud est, incontestable ironie du sort, lui qui détestait les philosophes, avant tout un philosophe ! Au sens où, s'écartant de la neurologie, et de la médecine en général, qui était sa formation de départ, il développe une théorie basée sur une incroyable machine de rhétorique sophistique pour expliquer les ressorts cachés de l'âme et de la personnalité humaine. Entre Freud et Nietzsche il ya quelque chose comme une attraction / répulsion. Le théoricien de la psychanalyse, qui sans doute a lu le philosophe de ‘Par delà le bien et le mal', 'Ainsi parlait Zarathoustra', ‘Généalogie de la morale', dissimule l'influence de Nietzsche, la repousse, la nie, la ‘travestie' (j'emploie le terme d'Onfray) bien que dans sa correspondance apparaissent ça et là des confessions où il reconnait beaucoup d'«intuitions» de Nietzsche qui sont proches de la psychanalyse. S'il prétend ne l'avoir pas lu, c'est par tout un art sophistique qui consiste «à ne pas prêter intérêt par excès d'intérêt» (p.59).
Pour Onfray, l'inventeur de la psychanalyse «n'est pas plus scientifique que Shakespeare ou Cervantès», et en fin de compte «Freud est un philosophie élaborant des vérités prétendument universelles avec ses intuitions.
Il pense à partir de lui, avec son salut personnel en ligne de mire. Sa théorie procède de la confession autobiographique, et ce de la première à la dernière ligne de son œuvre. Singulièrement, et toujours affligé de cette incapacité à voir en lui ce qu'il prétend si bien discerner chez autrui, Freud explique ce qui définit la philosophie – la proposition d'une vision du monde ; puis il développe ses théories sur plus d'un demi-siècle en proposant … une vision du monde, mais il ne veut pas être un philosophe !» (p.72)
En somme, la leçon qu'il faut tirer de ce livre, est que la psychanalyse n'est rien d'autre qu'une discipline qui concerne la personne de Freud (affirmation très forte, pour des générations de psychologues, médecins, psychiatres, mais attendons de voir la suite), et tous les concepts de l'œuvre freudienne ont servi d'abord et avant tout à penser «sa propre vie, à mettre d'abord de l'ordre dans son existence : la cryptomnésie, l'auto-analyse, l'interprétation du rêve, l'enquête psychopathologique, le complexe d'Œdipe, le roman familial, le souvenir-écran, la horde primitive, le meurtre du père, l'étiologie sexuelle des névroses, la sublimation constituant parmi beaucoup d'autres autant de moments théoriques directement autobiographiques» (pp.39-40)
La psychanalyse apparait ainsi, dans ce livre dévastateur, tout juste un ‘roman familial' extrapolé à l'ensemble de l'humanité !
C'est à la lumière de la correspondance de Freud avec Fliess (longtemps expurgée par les soins d'hagiographes – ou biographes qui systématiquement embellissement la vie de leur héros, Freud – et disciples ‘juges et parties' dans le dossier Freud), celle dite ‘authentique' de 2006 (c'est dommage que Michel Onfray ne mentionne pas la maison d'édition de cet important texte, de même qu'il ya d'autres problèmes d'ordre méthodologique, où les pages des textes cités de Nietzsche ne sont pas données, en plus de quelques coquilles et quelques autres remarques qui seront signalées à la fin de l'article) que le concept majeur de l'œuvre, ‘clé de voûte' ou ‘socle de la psychanalyse' apparait, malgré toute l'ambigüité du mythe grec, comme le principal déclencheur de toute la saga de l'œuvre freudienne. Pour Onfray, le complexe d'Œdipe ‘épicentre de la psychanalyse' est «d'abord le cœur nucléaire de l'âme de Sigmund Freud, car cette hypothétique vérité scientifique, est avant tout un problème existentiel subjectif, personnel, individuel. Ce problème devenu, par la grâce et la magie du maitre et de ses disciples, le tourment de tout un chacun depuis le début de l'humanité jusqu'à la fin des temps, ce problème, donc, c'est celui d'un homme, d'un seul, qui parvient à névroser l'humanité tout entière dans le fol espoir que sa névrose lui paraitra plus facile à supporter, plus légère, moins pénible, une fois étendue aux limites du cosmos» (p.137)
Suivent, ensuite, pour illustrer tout cela, des pages et des pages sur le ‘roman familial' de Freud, son attachement (par euphémisme) à sa mère, sa haine du père, son attachement particulier à sa fille Anna, ses relations ambigües avec sa belle sœur Minna Bernays, etc… Toute une généalogie non pas de la morale freudienne, mais des fantasmes, des rêves, des désirs, des tropismes du théoricien de la psychanalyse.
A cela, il faut ajouter les autres termes et pratiques au cœur de l'œuvre, telles la sublimation, l'auto-analyse, la cure psychanalytique, les pseudo-guérisons (entre autres le cas de Anna O., c'est-à-dire Bertha Pappenheim, laquelle est seulement «guérie sur le papier, mais souffrant toujours dans un lit d'hôpital» (p.186), la religion ‘entendue comme névrose obsessionnelle' (p.217) … Tous ces termes sont minutieusement analysés, disséqués, remis soigneusement dans leur contexte du ‘roman familial'.
Dans la quatrième partie de l'ouvrage (Thaumaturgie), l'auteur relève un certain nombre de sophismes qui contribuent au verrouillage systématique de la discipline psychanalytique. De cette manière «Freud, la psychanalyse, les psychanalystes restent intouchables car la doctrine leur offre un statut d'exterritorialité intellectuelle. Freud prend pour une offense personnelle toute remise en cause de la moindre de ses thèses. Comment pourrait-il en être autrement avec une personne ayant fait clairement savoir que sa vie se confondait à la psychanalyse, qu'elle s'y identifiait, qu'elle était son enfant, sa créature, sa création ? Le docteur viennois prétendument débarrassé de sa psychonévrose fort grave en a fait un objet fusionnel. Ses disciples se prosternent depuis un siècle devant le même totem devenu tabou. Or la tâche du philosophe n'est pas de s'agenouiller devant les totems» (p471).
La thèse de Nietzsche réactivée, pour ainsi dire, à travers tout l'ouvrage, est que «toute philosophie est confession autobiographique de son auteur» (p.69). Le Freudisme en est une illustration, c'est l'hypothèse majeure du livre d'Onfray à propos de l'œuvre de Freud.
«Le crépuscule d'une idole» est un livre d'une grande puissance perceptive, un livre qu'on pourrait lire tel un ‘traité d'athéologie' comme le souhaiterait son auteur, et l'on pourrait même imaginer, si l'âme des morts errait parmi les vivants, ou, en d'autres termes, le ‘noûs' ou souffle purement spirituel qui s'élance vers les hauteurs célestes, chez Platon, (le ‘noûs' comme intellect actif chez Aristote), et plus prés de nous l»anima', archétype du féminin chez Carl Gustav Jung, que peut être l'âme de Nietzsche jetterait un regard bienveillant ou complice sur ce livre.
Cependant, malgré toute l'ampleur des œuvres critiques étudiées pour les besoins de son livre, il est vraiment dommage que Michel Onfray n'ait pas pu compléter sa bibliographie par quelques auteurs Anglais (en dehors de Peter Gay et de Frank J.Sulloway) qui dans les années 70 et 80 ont publié des critiques aussi dévastatrices que celle tardive de Onfray. EM. Thornton, bibliothécaire d'un hôpital londonien dans les années 80, et membre de la ‘Royal Society of Médicine', a publié un livre intitulé ‘The Freudian Fallacy : Freud and cocaïne‘ (Paladin Books, 1983 ; 1986, 2éme édition) où il est question de l'influence de la cocaïne sur Freud aux années décisives de la fondation de l'œuvre (1885 - 1895). Onfray parle aussi de l'influence de la cocaïne – découverte par Freud en 1884 lorsqu'il avait lu un article par un chirurgien militaire, suite à l'administration de cette substance aux soldats, et constatation de «l'amélioration des performances physiques..» (p.259) – sur la rédaction de «l'Esquisse d'une psychologie scientifique» (1895).
Dans la préface du livre de Thornton, le Dr Raymond Greene, éminent endocrinologiste, mort juste avant la parution du livre, appelle cette étude ‘The Démolition of Sigmund Freud', tant l'auteur s'est employée, sur plus de 300 pages, à démolir - c'est le terme de Raymond Greene - toute la panacée des traitements psychanalytiques.
En fait, dès les années 60 et même avant, H.J.Eysenck, psychologue de la personnalité connu en Europe et en Amérique, a sabordé la prétention scientifique chez Freud, dans «Uses and Abuses of psychology» (Penguin, 1953), ‘ Facts and Fiction in psychology' (Penguin, 1965), ‘The Experimental study of Freudian Theories' (with Glen D.Wilson) (Methuen, 1973).
Un certain nombre d'autres livres et études critiques sur la psychanalyse ont été publiés au début des années 70, et plus particulièrement «Freud and Psychology», édité par S.G.M Lee & Martin H Herbert (Penguin, 1971), où des considérations méthodologiques, par un certain nombre de psychologues expérimentalistes et cognitivistes, sur la psychanalyse en tant que prétendue science, l'ont totalement remise en question.
La liste serait bien longue, si on incluait les philosophes des sciences. Karl Popper, par exemple, dans ‘The logic of Scientific discovery' (Basic Books, 1959 ; publié en allemand à Berlin en 1934), et plus tard dans ‘Conjectures and Réfutations : The growth of scientific knowledge' (Basic Books, 1963) annonçait les critères de démarcation entre science et pseudo- science. La psychanalyse ne répondait pas aux critères de falsification (ou réfutation, ou testabilité), parce que l'on ne peut pas faire des observations ou construire le plan d'une expérience qui montreraient que cette théorie est fausse – en vertu du principe de vérification qui veut que toute théorie scientifique soit falsifiable, parce que toute théorie scientifique ne peut être qu'une approximation de la vérité, constituant ainsi la croissance de la connaissance objective par approximations successives – d'où sa relégation dans le domaine de la métaphysique.
Mais citer Eysenck ou Popper n'est pas souscrire sans émettre des réserves à ce que disent Eysenck ou Popper. Dans ce sens, et dans un souci d'objectivité scientifique, je terminerai cet article par quelques questions générales d'ordre méthodologique, pour ne pas accabler le lecteur (ces questions seront développées dans un article ultérieur).
- Est-ce que le contenu d'une ou des correspondances est suffisant pour réfuter une théorie ?
- Est-ce que l'observation de quelques cas est suffisante pour généraliser, par raisonnement inductif, à un ensemble d'une population de cas ou d'instances non-observés ?
- Est-ce qu'il est concrètement possible, dans l'espace d'une vie d'homme, de constater tous les cas reportés (ou non reportés) de non-guérison de patients(tes) traités (ées) par la cure psychanalytique à travers le monde depuis plus de cent ans ?
Il y a, pour finir, quelques coquilles et erreurs que j'ai pu constater tout au long de ce texte. En page 63, dernier paragraphe : est-ce Schur et Jones ? Ou Sachs et Jones ? (p.62). Page 222, ‘nous sommes en 1924', en réalité «nous sommes en 1914», date de la publication de «Le Moïse de Michel-Ange».
Page 223 : son arrivée à Londres est en 1938, et non en 1937.
Page 318 (haut) il faut lire «…notre inconscient ne croit pas à la mort propre …». Page 593 (6éme ligne, a partir du bas) : «archives sous scellés jusqu'en 2103» !? Est-ce jusqu'à 2013 ? Page 599 (4éme ligne, à partir du bas), phrase ambigüe : qui a ‘finalement ajouté des mythes aux mythes', Wittgenstein ou Freud ?
*Professeur, Université de Constantine.


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