J'écris ces lignes le lundi 24 octobre alors que la nuit, et avec elle une fraîcheur soudaine, tombent sur l'avenue Bourguiba de Tunis. Comme toujours, je suis surpris par la rapidité avec laquelle l'obscurité enveloppe la ville. Le phénomène est le même à Alger, Rabat ou Le Caire. Peut-être est-ce dû à la faiblesse de l'éclairage public. Rien à voir avec celui des villes d'Europe ou d'Amérique du nord dont la vigueur permet de mieux lutter contre cet inévitable, et parfois oppressant, coup de blues propre à ces minutes entre chien et loup. J'écris donc ces lignes alors que le concert, ou plutôt le vacarme, des étourneaux ne semble pas vouloir s'arrêter. Il paraît qu'ils socialisent, se racontent leur journée et échangent des informations, tout comme ces hommes et ces femmes qui, tout autour de moi, évoquent leur journée de la veille, leur vote, leur joie et, désormais, leur inquiétude. Moi aussi, je repense à ce dimanche 23 octobre, jour de fête en Tunisie et, n'ayons pas peur de le dire, pour le Maghreb et le monde arabe. C'est beau et magique un peuple qui se déplace en masse pour voter surtout quand on sait que sa voix n'a jamais compté durant cette période de fer et d'humiliation où les urnes étaient pleines et le résultat électoral stalinien fixé avant même l'ouverture du scrutin. Prends ça dans la gueule Ben Ali. Prenez ça dans la gueule dictateurs arabes, présidents à vie et monarques absolus, pour qui vos peuples ne sont rien d'autre qu'une foule de sujets, sans droits ni dignité. Prenez ça dans la gueule vous tous qui, en Europe ou ailleurs, ne cessaient d'expliquer, pour mieux excuser Ben Ali, que le peuple tunisien n'était pas mûr pour des élections libres. Je fais une pause et je relis mes notes, cherchant à revivre un peu le sentiment d'allégresse ressenti à la vue de ces longues files devant les bureaux de vote. Au nord comme au centre ou au sud de la capitale, le même spectacle impressionnant. Des heures d'attente, parfois sous un soleil de plomb, pour aller cocher une simple case dans un bulletin destiné à désigner la future Assemblée constituante. Certes, la démocratie est loin d'être installée dans ce pays mais ces heures passées à arpenter les bureaux de vote, à ne rencontrer que sourires et satisfaction resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Dans ces instants, le journalisme, cette couverture de l'histoire immédiate qui permet d'aller à la rencontre des autres, est certainement le plus beau métier du monde. Et quel bonheur que de pouvoir interviewer n'importe quel Tunisien sans lire la crainte dans ses yeux et sans peur de se faire embarquer. Bien sûr, l'actualité n'attend pas. Le vote est terminé, l'encre sur les index gauches est en train de disparaître et voilà que l'on parle déjà des incertitudes du lendemain, de la victoire des islamo-conservateurs d'Ennahda, des irrégularités constatées ici et là et de la proclamation des résultats définitifs qui risquent fort de tarder. La ville n'est que rumeurs et informations contradictoires. Les confrères courent après l'info, cherchent à savoir qui va faire alliance avec qui mais moi, en cette heure de pointe où les phares des automobiles donnent une allure inquiétante aux passants, je préfère me cramponner à mes impressions de la veille. Voici décrite une scène qui résume à elle seule ce que fut cette journée historique. Cela se passe dans un bureau de vote de Hay Ettadhamoun, un quartier populeux, au sud de la capitale. Un homme, la trentaine, se présente sans sa carte d'identité. Il exhibe son passeport et la photocopie de la dite carte. «Je l'ai perdue ce matin» explique-t-il au responsable du bureau qui refuse de le laisser voter. «La loi est claire, pas de carte d'identité, pas de vote». Le ton monte, le chef du bureau menace d'appeler les hommes de la garde nationale ainsi que les militaires postés à proximité. L'autre cède, les larmes aux yeux. Je lui demande pour qui il aurait voté. «Ettakatol. Un jour historique comme celui-ci et moi on m'empêche de voter» souffle-t-il la gorge nouée. Le serveur dépose une limonade locale sur ma table. Je souris en lisant le message publicitaire qui orne le soda. « Think tounsi». Pense tunisien. Il est évident que cela devra être le cas durant les prochaines semaines. Depuis la fuite de Ben Ali, les Tunisiens ont accompli un quasi-sans fautes mais, désormais, les défis sont encore plus grands. Il leur faudra préserver la paix civile et faire mentir ces médias français qui font monter la tension avec leurs commentaires à deux sous à l'image de ce « Après Ben Ali, le Coran», entendu sur une radio parisienne. De la stupidité à l'état pur. De l'irresponsabilité aussi. Les médias français, France 24 en tête, jouent à «barbus, faites nous peur». Ils ignorent, ou feignent d'ignorer, que leurs analyses et commentaires ont un impact direct sur le moral des millions de Tunisiens très attentifs à ce qui se dit sur eux au nord de la Méditerranée. Mais, je m'emporte. Je m'en retourne donc à la veille. Dimanche 23 octobre a été une belle journée. Un Aïd tunisien où, comme c'est souvent le cas lorsque j'aborde les questions du Printemps arabe, j'ai pensé à plusieurs reprises à ce pauvre vendeur ambulant de Sidi Bouzid dont l'immolation par le feu a provoqué maints bouleversements. De là où il est, je suis sûr que Mohamed Bouazizi a contemplé, heureux, son peuple aller pour la première fois librement vers les urnes. En cela, lui aussi a partagé ce grand moment tunisien qui restera dans les mémoires et cela quelle que soit la suite des événements.