Ce n'est pas sans débat de conscience que l'événement dont il va être parlé ici, à l'occasion de la commémoration du 22 octobre 1956, sera séparé de l'évocation nominative de certains hommes pour ne signaler qu'un épisode de l'histoire du passé algérien d'oppression au cours de la guerre d'indépendance 1954-1962. Les pays maghrébins voisins qui étaient indépendants tout récemment ne marchandaient pas leur solidarité agissante à l'Algérie combattante et martyre, et leurs dirigeants s'inquiétaient de la prolongation de la guerre coloniale de répression en cette année 1956. Le jour du voyage vers Tunis était fixé au 22 octobre. Un avion marocain avait été mis à notre entière disposition qui transportait, aussi, un grand malade dont l'hospitalisation était prévue à Tunis même ainsi que deux journalistes françaises appelées à couvrir les travaux de l'éventuelle réunion maghrébine dans la capitale tunisienne entre Mohammed V et le président Bourguiba avec la participation de la Délégation extérieure du FLN. Les services spéciaux français infiltrés au Maroc, comme les ultra-Européens de la fameuse « Main rouge » restés encore dans ce pays parmi l'émigration ancienne du Protectorat, ne demeurèrent pas inactifs, même à la veille de ce voyage pour la paix et la recherche d'une solution nord-africaine à une guerre coloniale inexpiable en Algérie. Déjà, le jour de notre départ de l'aéroport de Rabat, rôdaient autour de notre avion des personnages très louches venus de l'ambassade de France ou d'autres lieux de l'activisme colonialiste persistant. Le départ, qui devait suivre immédiatement celui de l'avion du roi Mohammed V, prit du retard, sans raison apparente. Le décollage eut lieu, donc, tardivement et l'avion atterrit d'abord aux Baléares, escale non prévue. Nous saurons bien plus tard, après notre arrestation, que cette escale avait été décidée par le pilote français de notre avion pour lui permettre de « réfléchir » et se soustraire aux harcèlements par radio des services spéciaux de son pays, lui intimant l'ordre de mettre directement le cap sur Alger et d'y atterrir. Le pilote, qui était au service de l'Etat marocain depuis son indépendance, ne put certainement pas résister aux sollicitations pressantes des policiers français flattant son chauvinisme puisqu'il nous fit atterrir, à la nuit tombante, sur l'aérodrome d'Alger. Le soir venu, et seules les lumières indiquant qu'il s'agissait d'un aéroport, personne, en dehors de l'équipage, ne savait où l'on allait débarquer. L'avion se posa en avançant très loin au milieu du terrain. L'équipage français et l'hôtesse de l'air complice quittèrent l'appareil après avoir éteint les lumières intérieures, et la scène fut plongée dans l'obscurité. Aussitôt, un grouillement humain se dessina en direction de l'avion immobilisé, aux portes hermétiquement fermées. C'étaient des centaines de soldats en tenue de campagne, (I'effectif d'un bataillon), qui affluaient vers cet avion royal marocain, prisonnier comme nous par la faute de coopérants traîtres présumés agir patriotiquement au nom de la France colonialiste ! Peu après, un colonel français armé d'une mitraillette fit son apparition en se faisant ouvrir une des portes. Le grand malade marocain étendu de tout son long et qui devait être transporté dans un hôpital de Tunis ainsi que les deux journalistes françaises prirent soudain peur à cette apparition et des cris angoissés fusèrent pour dissuader le colonel, armé et casqué, de tirer. Les membres de la Délégation restèrent dignement calmes. Quelques-uns, devant le danger, eurent la présence d'esprit de détruire des documents précieux parmi d'autres abandonnés à bord de l'appareil que nous fûmes contraints de quitter sans l'aide d'une échelle. Et c'est alors, hors de l'avion, que nous eûmes une idée plus nette et menaçante de ce grouillement humain entrevu ou pressenti dès l'atterrissage de l'avion détourné. Les soldats, en armes et en tenue de campagne, entouraient en grand nombre chacun de nous cinq, nous fouillaient les poches, en dérobant leur contenu, argent ou papiers, et lançaient à tue-tête des cris de triomphalisme tels que : « La guerre est finie ! », « Nous avons gagné ! » On nous poussa insensiblement vers le salon de l'aéroport avec une volonté à peine déguisée de pré-lynchage. Menottés, nous assistâmes dans ce salon d'attente à une sorte d'irruption agressive, par sa présence même et son mouvement presque ininterrompu, de vagues de soldats se succédant les uns aux autres. C'est ce que j'ai appelé une atmosphère de pré-lynchage. Au milieu du salon se tenait l'un des représentants de Robert Lacoste, probablement son directeur de cabinet, Sorlin. Ce dernier observait un profond silence mais sa mine et toute sa personne exprimaient un air de triomphe. Visiblement, il laissait se jouer cette mise en scène de violence contenue et de manifestation de colère à laquelle les autorités coloniales avaient astreint les jeunes conscrits en tenue de campagne contre nos personnes. L'opération d'intimidation et de passage à l'acte incontrôlable durait encore quelque temps dans une ambiance pesante d'incertitude et de menaces silencieuses quand l'un de nous cinq (Aït Ahmed, je crois) exprima d'une voix forte notre sentiment à tous en s'adressant à la personnalité officielle : « Fusillez-nous et finissons-en ! », dit-il. Plus tard dans la nuit close, on nous embarqua à bord d'un véhicule militaire, avec, en face de chacun de nous sur la deuxième banquette, un soldat lourdement armé. Le convoi, composé de plusieurs voitures blindées et accompagné d'un interminable service policier le long des rues désertes, nous fit traverser une ville morte jusqu'au siège de la DST. Sur les hauteurs de Bouzaréah. C'est là que commencèrent aussitôt les interrogatoires. Jetés dans des cellules où il y avait à peine une paillasse sur le sol, on venait nous chercher, à n'importe quelle heure jusqu'à l'aube, pour ces longs et épuisants interrogatoires. Toutes les hautes polices de France et d'Algérie avaient été appelées à la rescousse pour une telle éventualité, et le triomphalisme arrogant battait son plein. Sans nous être donné le mot d'ordre, puisque nous ne prévoyions pas du tout une telle issue de notre voyage, nous fîmes à peu près la même réponse aux policiers « gonflés », et fous de rage, à savoir : « Ce n'est pas l'arrestation de quelques dirigeants ou responsables qui mettra fin à un mouvement d'envergure issu des profondeurs du peuple ». Ces policiers, sûrs de leur fait, alternaient la menace verbale avec une confiance inaltérable dans le sort de l'Algérie française. Un jeune commissaire, venu de France et nouvellement marié, me disait : « Si l'on touche à un seul cheveu de ma femme je vous abattrai tous comme des chiens ! » Un autre évoquait avec des sous-entendus l'existence de faits macabres au môle d'Alger où les tortionnaires jetaient à la mer les cadavres des suppliciés qui ne se montraient pas coopératifs et dociles, etc., etc. Un troisième, lui, plus véhément et se retenant à peine dans sa fureur irraisonnée, me déclarait presque littéralement : « Nous allons tout casser, votre sultan ainsi que Nasser. » Ce dernier propos faisait sûrement allusion à l'expédition anglo-française qui se préparait contre Suez, près de deux mois avant son avènement. Cette fureur policière trouvait sa source principale dans une réelle déception difficilement avouable : le succès, la « victoire » n'étaient pas complets. La guerre de libération continuait de plus belle malgré les tonnes de tracts déversés par l'aviation militaire sur les villes et campagnes algériennes, tracts proclamant cette victoire présumée avec, à l'appui, les portraits des cinq enlevés. Il est vrai aussi que, tout juste après l'arrestation des membres de la Délégation extérieure du FLN, des faits graves s'étaient produits à Meknès, au Maroc, où des ressortissants français avaient été tués en représailles du détournement de l'avion marocain et par réaction à l'injure faite au roi Mohammed V à travers le sort réservé à ses hôtes algériens et à la traîtrise du pilote français. Le gouvernement français, craignant sans doute que le comportement excessivement nerveux de ses policiers en Algérie ne les conduise à commettre des actes irréparables à l'encontre des cinq prisonniers, décida de nous transférer en France. Nous fûmes confiés à une compagnie de ce que l'on appelait alors les « gendarmes de guerre » et dont la dureté est proverbiale. Le voyage se fit dans un vieux zinc de l'armée de l'air française qui eut plusieurs ratés au-dessus de la mer et dans lequel, menottés, il ne nous était pas permis de mettre nos mains sous la couverture de laine et de n'aller aux toilettes qu'accompagnés d'un cerbère. Le voyage dura des heures, par un froid intense, en novembre, et une atmosphère morale aussi glaciale. A l'aérodrome militaire de Villacaublay, proche de Paris, chacun de nous fut placé entre deux policiers discrètement armés, dans une voiture modèle « traction-avant » des années 50 et le convoi, précédé d'autres voitures de police et escorté étroitement par des gardes motocyclistes, prit le chemin de la capitale française, en choisissant, me semble-t-il, de traverser certains quartiers populaires préalablement « endoctrinés » pour nous accueillir par des slogans hargneux. Ce fut le cas, entre autres, du XVe arrondissement que je reconnus pour y avoir milité au milieu d'une forte émigration ouvrière algérienne. Cette fois, ce n'étaient pas nos compatriotes devenus de plus en plus clandestins ou taciturnes dans la rue, mais des marchands de légumes français et d'autres subitement exaltés sur commande par les circonstances du « rapt » de l'avion et notre arrestation qui criaient bien fort, au marché dudit arrondissement, leur fierté nationale d'avoir eu raison des « fellaghas », etc. etc. En l'occurrence, la fièvre de la gloire facile et le goût de l'épopée à bas prix ne brûlaient pas seulement le cerveau des pieds-noirs d'Algérie mais celui aussi de l'homme de la rue à Paris capitale ! la destination ultime de ce voyage mouvementé fut la grande prison parisienne de la santé où, d'emblée, nous fûmes séparés les uns des autres et incarcérés, mis au secret. J'ai raconté, en partie, cette situation au début de notre internement en novembre 1956 à La Santé dans mon livre Des noms et des lieux. Peu à peu, ce que l'on appelle « l'isolement » fut levé et nous reçûmes notre avocat, Maître Pierre Stibbe, un vétéran de la défense des militants du PPA de l'ancien temps. Puis, la direction pénitentiaire nous transféra après cet isolement, d'une durée d'un mois, dans des cellules destinées habituellement aux détenus politiques, sans toutefois que ces détenus bénéficient de tous les droits en l'espèce. Nous nous trouvions désormais entre nous et disposions d'une petite pièce pour nos repas et nos rencontres ainsi que d'une salle de bain. En bref, après l'instruction réglementaire effectuée sur place par le déplacement d'un juge militaire dans l'enceinte de la prison, nous nous organisâmes au rythme d'une détention ordinaire, avec fermeture par les gardiens des portes de nos cellules respectives à 20 h et leur ouverture le matin. Cependant, à la longue, cette détention, par solidarité avec des détenus algériens privés de leurs droits élémentaires, était ponctuée de temps à autre par des grèves de la faim. Ainsi en fut-il pour obtenir que Rabah Bitat, incarcéré dans une obscure prison de la province française, bénéficie du régime politique, alors qu'il relevait injustement du droit commun. D'autres actions furent entreprises qui impressionnaient beaucoup les gardiens de prison et leur direction générale par le fait même que des détenus mal nourris, sous-alimentés, osaient faire des grèves de la faim de plusieurs jours ou de plusieurs semaines. Le gouvernement français, lui, après une brève période d'euphorie, commença à déchanter à la suite du désaveu manifesté par une partie de l'opinion de gauche en France et de l'opinion internationale au sujet de cet enlèvement. En France même, des éléments progressistes et anti-colonialistes apparentés à la SFIO de Guy Mollet et Robert Lacoste quittaient en grand nombre les rangs de ce parti socialiste au pouvoir. Circonstance aggravante, le problème des jeunes rappelés envoyés à une guerre injuste troublait profondément la conscience des familles que la « fierté nationale » et l'épopée colonialiste concernant l'acte de piraterie avaient, pour un temps, exaltée en réveillant leur chauvinisme. Notre cas commençait à devenir d'un poids insupportable pour ledit gouvernement, malgré sa propagande avantageuse du « dernier quart d'heure » et de la pacification et autres mythes, puisque, sur le terrain, la libération nationale algérienne et sa lutte audacieuse et novatrice remportaient des succès malgré une cruelle répression contre les civils. Nous avons vu, dès les débuts du présent témoignage (et le lecteur l'aura retenu) ce que fut le rôle en filigrane ou déclaré de la police sous toutes ses formes qui aboutira bientôt, avec l'implication excessive, exagérée, odieuse, de l'armée des Bigeard, Massu, etc., dans des tâches de basse police également, à la logique de la répression, et les tortures et liquidations physiques bouclant ainsi sa boucle atroce. Avec, en prime, la mobilisation ou l'excitation du ban et de l'arrière-ban des colons réactionnaires activistes, à la gâchette facile et au mépris arrogant et meurtrier contre tout ce qui est national dans le pays colonisé. C'est, répétons-le, ce qui se passe aussi en Israël où l'on voit sous nos yeux la collusion homicide de deux anciens généraux qui se sont fait la main sur les Palestiniens et les Libanais. Il s'agit du socialiste Barak et du criminel de guerre Ariel Sharon, du Likoud fascite. C'est là un phénomène purement colonial n'ayant, contrairement à ce que l'on croit, ni une connotation spécifique française dans l'Algérie martyre d'hier ni une connotation traditionnelle juive en Israël. Ce phénomène monstrueux n'a ni race ni religion. C'est le colonialisme de peuplement à l'état chimiquement pur que l'ONU des origines et des chartes universelles pionnières et les Etats-Unis d'Amérique n'ont pas condamné à propos de la guerre coloniale d'Algérie entre 1954 et 1962 en tant que système totalitaire, ni d'ailleurs au sujet de l'Israël sioniste tel que conçu idéologiquement par Theodor Herzl et mis en pratique par les « prophètes armés » dénoncés par le Mahatma Gandhi d'illustre mémoire. Le théoricien viennois T. Herzl, à l'époque de la fameuse Conférence internationale de Berlin en 1885 sur la partage de l'Afrique par les nations européennes, crut devoir associer son mouvement sioniste naissant à une revendication territoriale de caractère colonial en réclamant, par mimétisme, et au service de l'Occident, le rôle de défenseur de la civilisation de ce dernier et de gardien du « barrage contre la barbarie » en Orient. Pourtant, son mouvement luttait contre la persécution des Juifs par les Européens qui, un demi-siècle plus tard, allaient livrer lâchement à Hitler, pour les exterminer, des millions de Juifs. Des pays européens comme la Hollande, la France, la Norvège se signalèrent par leur zèle antisémite en livrant leurs Juifs aux criminels nazis. Chose que ni l'Orient libre ou colonisé, ni l'Afrique du Nord, refuge des persécutés Juifs de la Reconquista espagnole et de l'Inquisition chrétienne, ni l'Andalousie musulmane du Moyen-Age, asile sûr du judaïsme menacé, n'ont jamais commise, les massacres et persécutions historiques des Juifs étant le fait de l'Europe médiévale ou contemporaine et non des Arabes ou des musulmans. Mais ceci est une autre histoire ! Revenons donc à la nôtre, celle des cinq victimes de l'acte de piraterie aérienne du 22 octobre 1956, pour la conclure brièvement par l'évocation d'un dernier épisode très significatif de l'embarras dans lequel elle mettait, de jour en jour, le gouvernement français après les évènements du 13 mai 1958 en Algérie. Le général de Gaulle, arrivé au pouvoir, hérita de cette affaire malaisée à traiter et frappée d'un déni de justice criant qui affectait, depuis deux ans, la réputation morale de la France déjà gravement atteinte par les retombées des crimes colonialistes perpétrés en Algérie. Le 13 mai 1958 était le fruit des passe-droits, de la permissivité, des alliances coupables entre le pouvoir socialiste de la SFIO humilié par la déconfiture personnelle de Guy Mollet face aux émeutiers pieds-noirs en février 1956 considérés par lui comme des super-patriotes français, et entre l'armée de métier en osmose avec les colons et leurs milices de tueurs et de vrais truands fascistes, matrice sanguinaire et raciste de la future OAS. Ce fut l'armée, et ce lamentable combiné de forces, qui s'imposèrent, sans pouvoir concrétiser leur vague « victoire » patriotarde. Incapables de le faire, ils en appelèrent à l'institution d'un comité de salut public, puis à l'intervention directe du général de Gaulle. Ils réalisaient, en effet, tout d'un coup, que la guerre était-là et qu'ils ne pouvaient pas l'emporter tous seuls, contre la résistance organisée du peuple algérien sous la direction et la conduite du FLN-ALN. Entre le congrès de la Soummam en 1956 et la perspective très proche de la constitution du GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) à Tunis, la lutte en Algérie avait beaucoup progressé malgré les massacres, les tortures, les emprisonnements en masse qui avaient marqué la criminelle répression de la Bataille d'Alger. Dans une situation générale aussi complexe, tant au plan de la vie politico-militaire française qu'à celui, éprouvé et en progrès, d'une guerre de résistance nationale qui bénéficiait de plus en plus de la compréhension d'une très large opinion mondiale, de Gaulle ne pouvait songer à réparer une faute de ses prédécesseurs en libérant purement et simplement des prisonniers au statut indéterminé dont certains allaient figurer comme ministres in partibus (c'es-à-dire sans portefeuille, comme on dit) dans le GPRA avec lequel on négociera un jour ou l'autre selon la logique gaullienne à long terme. Aussi procéda-t-il par étapes. Il savait que ces « enlevés » avaient été presque constamment menacés et qu'à l'occasion d'un mouvement subversif fasiste en France, des forces réactionnaires dans l'armée, la police ou les partis d'extrême droite pourraient attenter à leur vie dans l'enceinte même de la prison. Sa position morale ou politique à l'égard du cas des prisonniers ne préjugeait pas du tout, de celui, plus général, de la guerre coloniale à intensifier peut-être pour en finir avec le désaveu universel dont son pays était l'objet. Toujours est-il, d'après des indiscrétions recueillies dans les milieus parisiens les mieux informés et rapportées à notre connaissance par les avocats, de Gaulle s'adressa sans résultat à plusieurs chefs de régions militaires dans le but de recevoir des assurances quant à l'internement « inviolable » dans un lieu fortifié de leurs secteurs respectifs, de ces cinq prisonniers si embarrassants. Cela se passait dans les derniers mois de l'année 1958. Il ne s'agissait pas de trouver une autre prison mais une sorte de lieu de résidence pénitentiaire hautement surveillée. L'endroit « idéal » fut découvert après maintes recherches et refus essuyés par le nouveau chef de l'Etat français. Nous nous préparâmes donc à partir, en faisant nos maigres bagages de détenus politiques, sans savoir où nous irons, puisque notre destination était tenue secrète même pour la direction de la prison de La Santé et nos avocats. Le jour prévu pour le voyage, en février 1959, on nous emmena à la tombée de la nuit, d'une façon incognito, mais bien escortés, jusqu'à un aérodrome militaire où l'on nous embarqua, comme des passagers libres, sans menottes, sur un avion en partance. Quand nous atterrîmes une heure plus tard, nous apprîmes tout à fait fortuitement que nous étions arrivés à la base navale de Quimper, en Bretagne. L'aérodrome se trouvait au bord de la mer et nous devions embarquer, cette fois, sur un navire de guerre amarré non loin de là. Un détachement important de fusiliers-marins armés se déployait sur le terrain jusqu'à l'embarcadère. Khider, impressionné par la scène fortement éclairée sous les projecteurs, me dit : « Ils ont peur de nous ! » Je lui répondis : « S'ils ont peur de quelqu'un, c'est bien de notre peuple qui se bat là-bas, au pays ! » Le navire de guerre était l'escorteur Le Chamois (genre de croiseur) sur la plate-forme supérieure duquel on nous installa. Toute une compagnie de gardes mobiles (actuels CRS) embarquèrent en même temps que nous et se positionnèrent, librement, autour de ladite plate-forme comme pour nous protéger. Tout le monde était assis, nous et notre « entourage » de circonstance. Le voyage dura toute la nuit, et, me semble-t-il, en direction du Sud-Ouest, longeant la côte de l'Atlantique. Notre groupe était détendu et Boudiaf, de bonne humeur, malgré sa maladie, nous égayait, comme à son habitude, par son esprit bien algérien de l'ancien temps. Le lendemain matin, l'escorteur Le Chamois aborda au large de la petite Ile-d'Aix (département de Charente-Maritime) en plein océan Atlantique. Une vedette nous prit en charge à bord de laquelle se trouvaient le haut personnel de notre futur lieu d'internement et les agents attachés à leur service. L'embarcation prit une direction, non pas vers le village qui nous faisait face, mais le long de la côte de cette modeste agglomération insulaire laquelle se déployait devant nos yeux comme une façade relativement ininterrompue. Ce que je remarquais, tout de suite, et dont j'aurai une explication plus tard, ce sont des portes fermées et des rideaux de fenêtres que certains des habitants des maisons écartaient timidement avec curiosité pour voir passer la vedette et ses occupants. En effet, il avait été interdit, ce jour-là, aux habitants de l'Ile-d'Aix par l'autorité municipale (ou une autorité supérieure) de paraître dans les rues du village ! Interdiction, en quelque sorte, de sortir de chez eux le temps que dureraient le débarquement du navire de guerre et le passage de la vedette transportant les prisonniers le long de la « façade » maritime du village ! C'est à Fort Liédot, à l'autre bout de l'île, qu'on nous conduisit par la suite. Il s'agit d'un fort enterré du XVIIe siècle dû au génie de Vauban, le célèbre ministre du roi Louis XIV. Comme son nom l'indique, ce fort est une excavation bien aménagée et structurée comme une véritable forteresse mais ayant des chemins de ronde au niveau du sol, le tout réalisé avec un art d'une rare perfection qui défie encore les siècles. Pour nous loger dans une des quatre parois et réserver l'immense cour au cantonnement de la compagnie de gardes mobiles, on avait, à l'aide de coffrages et autres matériaux de construction, aménagé à notre intention autant de chambres-cellules que nécessaire, des cuisines, une salle à manger, sans parler du siège des responsables de la sécurité et des équipements de télécommunication et autres nécessaires à leur service. Cette partie du fort, avec son personnel de sécurité et sa surveillance, nous restait inconnue et nous était invisible, contrairement à la présence de la compagnie de gardes mobiles qui campait dans la cour et au directeur responsable du fort. Au début, on nous avait destiné une sorte d'enclos de chèvres pour nos promenades, mais nous eûmes très vite le droit de faire cette promenade quotidienne (et même plusieurs fois par jour) sur l'un des chemins de ronde qui nous était accessible. Le chemin de ronde, dans une telle structure architecturale de conception militaire en termes de fortifications, équivaut à un véritable rempart. Or, sur un chemin de ronde latéral proche de celui où nous nous promenions en toute liberté et qui donnait sur un coin sauvage de forêt, bordé cependant par un très large et profond fossé, était aménagé un petit terrain, une sorte de reposoir, de mouchoir de poche pour recevoir un hélicoptère. Cet hélicoptère, élément parmi d'autres de la défense du fort et de protection (ou de surveillance de ses détenus algériens ?), décollait toutes les huit minutes pour survoler l'Ile-d'Aix et ses environs immédiats et effectuait ce survol 24 heures sur 24 heures, efficacement et sans bruit ! Il ne sera pas question ici de parler de notre vie quotidienne à Fort Liédot, fort enterré du temps de Vauban, situé à l'Ile-d'Aix, mais de caractériser l'une des nombreuses suites carcérales de notre arrestation en octobre 1956, qui ne fut d'ailleurs qu'une étape avant d'autres, en France même. Etapes qui devaient se succéder, pour certains ou pour tous, jusqu'en 1962, en passant par d'autres lieux de prison ! Mostefa Lacheraf Alger le 25 octobre 2000