La notion de « monde arabe » que j'utilise ici et dans laquelle j'intègre l'Algérie ne renvoie en aucune manière à celle d'ethnie ou de race, à des liens de sang ou biologiques qui feraient de cet ensemble une communauté « naturelle ». Elle renvoie, dans mon esprit, à deux dimensions. La première, historique, est relative à la construction de ce « monde » – on dit aussi le « monde chinois » ou le « monde indien » – comme « civilisation ». Celle-ci a enveloppé par son amplitude temporelle et la profondeur des transformations qu'elle a entraînées une pluralité et une diversité d'expériences collectives auxquelles elle a donné une allure, un style, une esthétique d'ensemble qui la distingue des autres grandes civilisations. A sa formation, ont contribué beaucoup de peuples et pas seulement les tribus arabes du Golfe. Celles-ci furent d'ailleurs rapidement « dépassées » par les apports successifs des Egyptiens, des Syriens, des Mésopotamiens, des Maghrébins, dont les Algériens. Ces derniers ont participé activement à la conquête de Fustat, devenu Le Caire, El Qahera, à l'islamisation d'une grande partie de l'Afrique subsaharienne à partir des royaumes berbères de Tahert et de Sijilmassa et ont fondé, en plus des divers royaumes Aghlabide, Zianide, Rostémide, etc., deux grands empires, celui des Almoravides qui s'étalait jusqu'au fleuve Sénégal et celui des Almohades qui s'étendait jusqu'en Andalousie. La part proprement maghrébine et algérienne de cette civilisation est d'ailleurs visible dans tous les domaines, ceux de la science et des techniques comme de l'art militaire, de la musique comme de la poésie, de l'architecture comme de l'urbanisme. La seconde dimension renvoie à des considérations « géopolitiques » et donc aussi à notre contemporanéité, notre présent et notre avenir. Depuis la Seconde Guerre mondiale, cette région, étalée tout le long de la rive sud de la Méditerranée, est confrontée, sous des formes particulières à chaque pays, à des enjeux communs qui ont nécessité des alliances entre Etats lors des indépendances, mais sont restées trop fragiles pour faire face aux défis actuels de la mondialisation. Et alors que l'Europe se construisait sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale, que les ennemis d'hier s'associaient au-delà des conflits religieux, linguistiques, nationalistes qui les ont opposés durant des siècles, les pays du monde arabe, qui n'ont pas connu de telles adversités et guerres entre eux, sont aujourd'hui figés. L'échec de l'UMA, l'alignement de certains Etats du Moyen-Orient et des principautés du Golfe sur la stratégie américaine amènent alors certains intellectuels à chercher « ailleurs » une sortie, dans un isolationnisme naïf ou une intégration à l'Europe qui n'en veut pas. A l'heure des grands regroupements régionaux qui se construisent pour affronter les immenses défis de la mondialisation, cette région qui est la nôtre est restée largement en retard. Que les Etats dans leur majorité soient tétanisés par les pouvoirs qui les dirigent aujourd'hui ne fait aucun doute, mais c'est précisément dans ces moments difficiles qu'il appartient aux intellectuels de penser, mais pas « à reculons », à l'avenir de cette région. D'autant plus que ses peuples – ils l'ont montré quand il le fallait et encore tout récemment lors des massacres israéliens de la population des Ghaza – ont un sens de la solidarité régionale bien plus affirmé que ne l'était celui des Européens lors de la construction de leur région. La présente chronique, en deux parties, se veut une contribution à cette question. Villes et pays Lors d'une conférence sur le monde arabe à Caracas, j'avais commencé par mes souvenirs d'Alger, celle de ma jeunesse, quand elle était une capitale cosmopolite qu'on nommait alors « La Mecque des révolutionnaires ». C'étaient les premières années de l'Indépendance. Le centre-ville vivait au rythme de l'université ; cafés, bars, restaurants, librairies, cinémas s'ouvraient largement sur les rues Didouche Mourad et Larbi Ben M'hidi parcourues par des groupes d'étudiants, d'enseignants, de fonctionnaires fraîchement diplômés qui travaillaient dans les ministères ou les instituts d'Etat et qui continuaient à fréquenter ces lieux de la vie citadine. Il y avait aussi beaucoup d'étrangers (Européens, Arabes, Africains, Latinos…) qui résidaient dans le capitale. Ils étaient bien plus nombreux qu'aujourd'hui et « habitaient » les lieux naturellement, pas comme des touristes ou des « hommes d'affaires ». Parmi eux, il y avait beaucoup de réfugiés politiques qui trouvaient un asile amical dans le pays. L'influence culturelle du centre-ville s'étendait jusqu'à la place des Martyrs, après le Théâtre national, vers le nord et la Maison du peuple (siège de l'UGTA) vers le sud ; mais on la retrouvait, on la ressentait pourrait-on dire, jusqu'à Ben Aknoun, autour du Centre familial où étaient logés certains exilés politiques et même à Kouba, autour de l'Ecole normale supérieure. La vie culturelle et politique y était intense et se remarquait par la « spécialisation » en quelque sorte des lieux de rencontres ; il y avaient des cafés que fréquentaient plutôt les Arabes (Palestiniens, Libanais, Syriens, etc.), d'autres, les Européens (en majorité des coopérants français), d'autres encore, les Latinos et les Africains que les dictatures qui se succédaient en Amérique (Brésil, Chili, Argentine), les liens d'amitié (Cuba) ou les guerres de libération en cours (Angola, Mozambique, etc.) ramenaient en Algérie. Alger était une « métropole-monde », une métropole résolument « de gauche », qui vivait au rythme des révolutions et contre-révolutions de l'heure, des courants politiques et des théories de libération et de développement qui traversaient l'hémisphère Sud. Mais les questions locales n'étaient pas en reste : il y avait « les pour et les contre Boumediène », les communistes et les baâthistes, les maoïstes et déjà quelques islamistes qu'on nommait les « frères ». Cette animation, continuellement alimentée par des controverses, restait cependant peu violente. Au plan démographique, notre tout petit monde universitaire et lycéen n'était qu'une goutte dans l'océan de la population, mais il marquait la ville avec sa vitalité et son activisme, qui était d'ailleurs étroitement surveillée par une multitude d'indicateurs nationaux et étrangers. Près de quarante ans se sont écoulés depuis. Comment tenter de la décrire dans sa forme actuelle ? Une image me vient à l'esprit : une huître qui s'est refermée sur elle-même, un espace habité par « une foule » qui traverse les rues, à pied ou en voiture, sans les voir, les goûter en quelque sorte, les habiter. Les cinémas, nombreux, ont pratiquement disparu et s'il y a beaucoup plus de journaux à lire, la majorité raconte le même quotidien sombre et désespérant de la vie sociale et politique. Il y a aussi beaucoup plus de lieux de restauration, mais on y mange souvent debout, souvent des sandwichs ; on s'y alimente. Et puis, les librairies se sont multipliées, mais nombre d'entre elles sont hétéroclites, elles vendent de tout dans un bric-à-brac étonnant qui rappelle l'esthétique du « bazar » qu'on retrouve dans les épiceries et les magasins de vaisselle. Il y a peu d'étrangers dans cette foule et beaucoup de « très pauvres » qui mendient souvent. Ce centre-ville que j'avais connu n'est plus en réalité le centre de la ville, qui d'ailleurs n'en a plus. Sa population a dû être multipliée par 10 depuis les premières années de l'indépendance, Alger est devenue une très grosse ville, ou mieux, ou pire, une très grosse agglomération qui se dilue très rapidement dans de nouveaux centres périphériques si j'ose dire, eux-mêmes fondus dans les gros bourgs enlisés dans les arbres mourants de la Mitidja et les chantiers boueux des lotissements. Elle est certes toujours la capitale du pays, mais elle n'est plus cette métropole, encore moins cette « métropole-monde » que j'avais connue. Pour comprendre ce qui s'était passé durant ces dernières décennies, je notais que la même courbe était valable pour d'autres pays arabes et leurs capitales, véritables éponges qui absorbent l'histoire du pays, ses progrès et ses défaites. Je décrivais Beyrouth, Damas, Le Caire, Tunis, Rabat, leurs destins respectifs et la tragédie de la guerre de Baghdad. Cette courbe avait commencé sa phase positive dans les années cinquante avec la fin de l'ère coloniale ; les années cinquante et soixante pour l'Egypte, le Liban, la Syrie ; les années soixante et soixante-dix pour les capitales maghrébines ; les années soixante-dix et début quatre-vingt pour l'Irak. Elle s'inverse à partir des années soixante-dix, mais pas en même temps pour tous les pays. Sa phase négative débute pour l'Egypte dès la guerre des 6 jours en 1967 ; elle « suit » ensuite les pays et les capitales, d'est en ouest. Dans les années quatre-vingt, avec la guerre qui oppose l'Irak à l'Iran, elle aura couvert toute la partie nord du monde arabe. A la fin de cette décennie, la guerre du Golfe ouvre une nouvelle période pour l'ensemble de cette région : ce sont alors les capitales affairistes des pays pétroliers du Golfe qui orientent par leurs capitaux et leur culturefortement religieuse, la dynamique d'ensemble de la région. Au Moyen-Orient, Baghdad comme l'Irak sont détruits systématiquement ; Le Caire et l'Egypte s'enlisent dans une économie privatisée qui appauvrit la population et enrichit une minorité ; Damas et la Syrie se débattent dans une dictature que légitime le conflit avec Israël ; Beyrouth et le Liban sont pris au piège d'un confessionnalisme qu'instrumentalisent les puissances étrangères. Au Maghreb, l'échec du projet d'union régionale, l'UMA, laisse chacun des pays affronter en solitaire les conditions de la mondialisation en cours : Tunis et la Tunisie s'enferment dans une expérience de dictature singulière qui libère l'économie de marché mais emprisonne les libertés d'expression ; Rabat et le Maroc, asphyxiés par le remboursement de la dette publique, espèrent en vain une entrée à l'UE, tandis qu'Alger et l'Algérie, après l'abandon du projet développementaliste des années soixante-dix, plongent dans une guerre civile qui ruine l'économie du pays et défigure son système politique, social et culturel. Toutes ces grandes capitales, fonctionnant comme un « concentré » de leurs pays respectifs, expriment avec fidélité l'essentiel de l'expérience historique que traversèrent leurs sociétés, les problèmes et les espoirs, les conflits intérieurs comme les alliances extérieures ; tout cela se manifestant dans leur vie culturelle et politique sous les formes particulières à chacune. Littérature, cinéma, théâtre et musique, mais aussi militantisme politique et syndical, réalisations économiques et sociales multiples imprègnent la vie quotidienne de chacune ; tout cela est inscrit dans leur évolution urbaine, leur grammaire. Le voyageur qui a eu la chance de connaître ces villes dans leur vitalité au tout début de la période post-coloniale et les revisite aujourd'hui découvrira, comme moi, à la fois leur récente « obésité » urbaine et la rapide régression de leurs anciens centres vitaux, c'est-à-dire culturels et politiques, ces « espaces publics » autour desquels s'organisait la vie de la cité. El Hamra à Beyrouth a été mal remplacé par les nouveaux quartiers construits par Harriri que ne fréquentent que les très riches arabes du Golfe et les hommes d'affaire européens ; au Caire, Asr El Nil et Talaât Harb ont été été abandonnés aux marchands de chaussures alors qu'El Maadi a éloigné la « populace » la nouvelle bourgeoisie, celle-là même qui a fui, à Tunis, l'avenue Bourguiba pour se réfugier dans les nombreux Menzah ou les coûteuses villas du Lac. Partout, les nouvelles classes de riches parvenus s'isolent loin de la ville abandonnée à des classes moyennes appauvries elles-mêmes, « assiégées » par les flux de nouveaux pauvres qui se réfugient dans les villes. L'ouvrage d'El Assouani, L'immeuble Yakoubian décrit admirablement, pour Le Caire, ce triste destin, valable pour toutes les autres capitales arabes. L'abandon par les nouvelles classes dirigeantes des centres urbains et la délocalisation de leurs espaces de vie sur des « périphéries » abritées et protégées des multitudes rurales et urbaines, s'agitant dans l'informel, est à lui seul tout un programme. Tournées vers « l'extérieur », l'Europe, les Amériques ou les pays du Golfe, ces nouvelles oligarchies s'enrichissent du pays mais vivent ailleurs leur « welfare state ». Loisirs, santé, études pour leurs héritiers comme leurs investissements économiques se déroulent dans les capitales plus sûres de l'étranger. D'où leur désintérêt pour la construction d'un « espace public » – social, culturel et politique – autour duquel s'organise la vie de la cité, la polis, « el hadara ». Grandes et petites métropoles, locales ou nationales, à quelques exceptions près, expriment en fait par les nouvelles logiques urbaines, les logiques plus profondes des restructurations sociales en cours. Elles préfigurent un nouveau mode urbain, déjà présent ailleurs, dans lequel la ville ne réunit plus mais « agglomère » en segments séparés les différentes classes de la société. Elles annoncent aussi un nouveau mode de « gouvernance » fondé sur une gestion différentielle des divers groupes et espaces urbains que les anciennes médina et casbah avaient réussi à contenir dans une relative « unité de vie » collective mais que les nouvelles villes seraient tentées de répartir selon des lignes de séparation plus tranchées. De proche en proche, les segments ou groupes de segments résidentiels pourraient alors s'emboîter à des cultures, des valeurs, des « way of life », des mondes sociaux différents que les « classes d'en haut » incapables d'assumer leur devoir d'intégration culturelle et sociale, « d'hégémonie » pour parler comme Gramsci, seront obligées de contenir par la violence. Dans les nouvelles dynamiques urbaines que j'ai observées dans les grandes villes du monde arabe actuel, c'est toute la question de l'avenir de la démocratie qui est en jeu.