Le 1er Mai, est cette commémoration des luttes ouvrières menées par le monde et qui renvoie immanquablement à l'usine, la mine ou le champ. Pourtant des cols blancs, placés présentement sous la chape de l'oubli, ont mené des combats d'avant-garde contre l'illettrisme ou la précarité sociale. Ahmed Bentallah, médecin de santé publique faisait partie de ces hommes et de ces femmes d'exception. Rentré définitivement de Grenoble d'où il rapportait de haute lutte son diplôme de docteur en médecine, Ahmed Benattalah nourrissait de grands desseins pour son pays. Issu d'une vieille famille de l'Arba Beni Moussa, c'était la dénomination autochtone de l'actuelle ville de l'Arba dans la Mitidja, il consacrera sa vie durant à la santé publique. C'est ainsi qu'il opte d'emblée pour l'hôpital de Kolèa déserté par le corps médical colonial dès mars 1962. La tâche était comparable à celle du mythologique rocher de Sisyphe. Point de personnel qualifié, matériel médico-technique rudimentaire, une ou deux vieilles gambardes tenant lieu d'ambulance. Un territoire relativement étendu qui allait de Douaouda à Bou Haroun, de Chiffalo (Khemisti) à Attatba et de Castiglione (Bou Ismail) à Bérard (Ain Tagourait) constituera son champ de bataille. Le jeune Docteur hantera tous les dispensaires de l'Assistance médicale gratuite (AMG) secondé en cela, par le non moins jeune Mohamed Berouka, Adjoint technique de la santé basé à Fouka. Le terrain, c'est-à-dire la population, fragilisé par la longue Guerre de libération nationale, présentait un large éventail de pathologies. Ce spectre du sous développement, allait du trachome, au paludisme, à la tuberculose pulmonaire, à la rougeole, aux séquelles de poliomyélite, à la gastro-entérite, à la malnutrition et autres affections endémiques. La diarrhée et l'infection respiratoire aigue étaient les deux grandes faucheuses de la petite enfance. Quant aux adultes, celles qui payaient le plus grand tribut étaient les femmes multipares, c'est-à-dire celles dont les nombreuses grossesses rapprochées mettaient le plus souvent leur vie en péril. L'adulte jeune, c'est-à-dire l'homme vieilli prématurément par les travaux de champs, pouvait être emporté par une tuberculose non traitée ou un tétanos non prévenu par la vaccination. D'ailleurs à cette époque, les seules vaccinations pratiquées étaient celles prémunissant de la variole ou la rage. L'espérance de vie tournait autour de la cinquantaine en moyenne, c'est dire tout le tragique que vivait une population placée sous l'exploitation de colons et pas loin de la capitale. Les affres que vivait celle des profondeurs du pays, se passaient dans le plus grand silence. Voici dans quel contexte l'un des tous premiers médecins algériens retrouvait ses congénères. Au four et au moulin, le jeune médecin touchait à tout, pratique médicale hospitalière, pratique ambulatoire de dispensaire, gardes éreintantes, service de maternité, dispensaire antivénérien, à ce propos les maladies sexuellement transmissibles appelées jadis vénériennes constituaient à elles seules, un problème de santé publique. La syphilis faisait de gros ravages par ses complications de tout ordre. La précarité de l'habitat, l'insalubrité liée à l'absence de réseau d'approvisionnement en eau potable que l'inexistence de réseau d'évacuation des eaux usées, vulnérabilisaient la population notamment juvénile. Les communes dirigées par des délégations spéciales démunies de tout, étaient mises en face d'une multitude de problèmes socio sanitaires pour lesquelles elles ne pouvaient offrir que des prestations de soins de premier recours, c'est-à-dire consultations et distribution gratuite de quelques médicaments : collyre ou pommade pour les yeux rouges, quinine contre le paludisme, DDT contre les poux, alcool iodé pour la teigne des cheveux, lotion contre la gale, mercurochrome et bleu de méthylène pour le badigeonnage de la peau. Les communes se chargeaient du transport du jeune médecin qui faisait des tournées plus ou moins régulières dans les dispensaires. Pour assurer ses consultations il n'avait aucun choix pour le moyen de transport, il pouvait s'agir d'une camionnette ou d'un fourgon . sauf de refuser. Il le fit une seule fois quand l'une des communes de l'époque, faute de véhicule disponible, lui envoyait le camion destiné au ramassage des ordures. Là, il se rebiffait et disait basta ! Son maigre salaire ne pouvant lui offrir une vie de pacha, comme peuvent se l'imaginer certains, il opte pour le régime du plein temps aménagé qui permettait au praticien de travailler pour son propre compte deux après midis par semaine. Après près d'un mois de pratique de ville, il met la clé sous le paillasson. Il avouait plus tard que cette expérience lucrative pourtant, allait à contre courant de ses convictions personnelles. Et pour étayer le propos, il disait avoir retrouvé dans son cabinet toutes les petites gens qu'il rencontrait à l'hôpital et dont le revenu journalier ne dépassait guère les six (6) dinars, prix indexé de la consultation payante. Ses grands et petits loisirs étaient connus de tous. Skieur chevronné, il fréquentait les monts de Chréa et du Durdjura notamment Tikjda et le col de la Koukère. Son jeu favori était celui des dominos qu'il pratiquait avec deux ou trois compagnons dont Ahmed le garde champêtre dit « Chambit ». Membre de la commission administrative de l'hôpital et connu pour ne pas mâcher ses mots, il s'attira les foudres de nombreux gestionnaires. L'inimité vouée à cette empêcheur de tourner en rond, lui valu la disgrâce de la tutelle qui le pénalisait par une présumée promotion en qualité de chef des services de santé dans ce qui était appelé Direction de la santé du Travail et des Affaires Sociales de la wilaya du Titteri à Médèa. Cet événement professionnel allait inaugurer pour cet arabo-berbéro-négroide, il se définissait lui-même ainsi, une belle aventure à la limite de l'épopée. Son QG était abrité dans un baraquement partagé avec l'administration des Affaires Religieuses, il en faisait le sanctuaire de l'acte sanitaire de masse. Entouré de quelques agents administratifs et de jeunes techniciens fraîchement sortis de leur formation, il s'attaquait à une citadelle dont il ne cernait pas toujours les contours. Les immenses besoins d'une wilaya à la dimension de nombreux pays européens, avec les équipements structurants en moins, ne pouvaient être appréhendés qu'à travers une stratégie dont seul le génie humain pouvait en être capable. La circonscription territoriale dont il va assurer les destinées sanitaires, d'une superficie de plus de 52.000 km2 allait du nord au sud des gorges de la Chiffa aux confins de Guerrara (Ghardaia) et d'est en ouest des piémonts du Djurdjura au Sersou et de l'Ouarsenis à l'orée des Ziban dans l'axe nord-ouest/ sud-est. Dans cette immensité territoriale habitée par près d'un demi million d'individus manquant de tout, par quoi fallait il commencer ? Si Ahmed ou Ammi Ahmed, n'oublions pas que l'aura que dégageait le statut de médecin était à son apogée, était une fierté patrimoniale à laquelle on s'apparentait volontiers. La déférence témoignée à ce monstre sacré émanait même des plus hautes autorités locales, c'est dire toute la capitalisation qui lui permettra plus tard de réaliser de belles œuvres dans le registre de la promotion sanitaire d'une population à plusieurs caractéristiques : agro pastorale, montagnarde et de plaine. On vivait encore la dernière flambée de typhus exanthématique dans une localité de l'ouest de la wilaya .en 1974 ! C'est dire l'état presque médiéval du profil sanitaire de l'époque. Véritable caléidoscope socio anthropologique, ce bassin démographique nécessitait plusieurs approches ; le Dr Benatallah eut le flair de les appréhender et de mettre en place les outils appropriés à leur réalisation. Il optimalise les prestations ambulatoires par le renforcement de ce qui était appelé Equipe mobile d'action sanitaire de masse (EMDASM). Placé sous l'autorité d'un adjoint technique de la santé, elle sillonnait à longueur d'année l'aire de compétence. Ses prestations allaient de la lutte anti-trachomateuse inaugurée par la grande campagne nationale réalisée avec l'aide matérielle et technique du royaume de Suède en 1968 et la lutte contre la tuberculose lancée par la campagne nationale de vaccination indiscriminée au Bacille de Calmette et Guérin (B.C.G) de 1969 rendue obligatoire et gratuite par le décret 69 /96. La campagne de lutte contre le paludisme lancée en 1968 était à sa 4è année en 1972, date d'arrivée de Si Ahmed à Médèa. La lutte contre le paludisme comportait trois phases, une phase d'attaque, une phase de consolidation et une dernière phase d'entretien. En pleine phase de consolidation, la tâche principale de l'équipe mobile consistait à faire des sondages hématologiques par la goutte épaisse. Il s'agissait de recueillir une goutte de sang sur la pulpe du doigt sur une lame de verre à l'effet d'analyse microscopique. La grande révolution enregistrée par l'acte préventif, fut sans contexte la vaccination antipoliomyélitique orale introduite par deux gouttes de vaccin déposées sur un morceau de sucre. Nul besoin de matériel approprié ni de technicité ; demeurait toute fois un seul problème et de taille, celui du maintien de la chaine de froid. Une nouvelle terminologie avec les vocables boite isotherme et ice box venait égayer la morosité du langage technique usité jusqu'ici. L'investissement sanitaire s'affirmant au fil du temps par une série d'actes consacrés par une volonté politique affichée, appela à l'intégration des activités sanitaires dans une structure idoine et c'est ainsi que naissait en janvier 1973, le secteur sanitaire qui allait être le cheval de bataille de la promotion sanitaire dans sa connotation la plus accomplie. On appelait à un système de soins gratuit, global et cohérent. De l'aveu même de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de nombreux pays développés, cette nouvelle structure qui n'avait pas son pareil dans le monde ne pouvait être, et à juste titre, qu' un objet de fierté nationale. C'est à partir de cette assiette réglementaire que le Dr Benatallah mettait tout son génie de stratège à l'effet d'asseoir et pour toujours un réseau dense de structures légères faisant ainsi barrage à la maladie et au sous développement sanitaire. Il fut parmi ceux qui substituèrent le Bureau de Prévention à l'EMDASM en le dotant de moyens techniques et roulants dont des véhicules tout-terrain. Il remplissait le même objet que la défunte équipe mobile, mais avec plus de régularité dans un cadre géographique redimensionné et spécifique à l'aire de compétence administrative considérée. La statistique et la collecte d'information constitueront la clé de voûte de l'édifice en construction. L'état civil laissé par l'occupant ne couvrait pratiquement que les centres urbains, la population rurale n'avait pratiquement pas droit au chapitre. Il se trouvait que les actes de vaccinations dépassaient et de loin le nombre d'enfants communiqué par l'état civil et c'est ainsi que l'inscription à l'état civil passait par l'obligation de la vaccination au BCG. Cette « coercition » obligea les parents à faire inscrire leurs naissances. Dès lors est née la captation des naissances, le numéro d'état civil constituant un identifiant unique et c'est grâce à ce trait de génie que le Dr Benatallah inventait le premier registre de vaccination usité jusqu'à ce jour. Il sera identifié deux stratégies, l'une fixe et l'autre mobile selon la sédentarité ou la mouvance de la population. La clé ainsi obtenue ne pouvait qu'ouvrir tous les horizons, devançant les évènements de plus de deux décennies, il innovait dans les prestations de proximité et qui n'était pas un vain mot. S'inspirant de la cartographie géo-humaine élaborée lors de la préparation de la campagne antipaludique, il suscite l'implantation massive de salles de soins dans le cadre des Plans communaux de développement (PCD). Il priorisait de manière arbitraire la zone rurale sur les sites urbains. Il « violait » la loi en matière de niveau requis pour la formation des aides soignants et des accoucheuses rurales. Les candidats venant de régions reculées bénéficiaient d'un bonus de points qui leur permettait d'accéder à la formation avec le poste de travail préalablement identifié. Il suggérait la constitution de couples au sortir du cycle de formation à l'effet, disait-il, de rentabiliser l'unique logement d'astreinte de la salle de soins. Il fit de cette petite structure sanitaire son bélier de combat, de l'aide soignant et de l'accoucheuse rurale ses spartiates avec lesquels il dressa un front préventif par la vaccination des enfants, la surveillance de la grossesse, la lutte contre la malnutrition, le contrôle de la javellisation de l'eau de boisson, la collecte de crachats chez les « tousseurs », la goutte épaisse chez les fiévreux, l'application de pommade ophtalmique aux élèves à l'école et d'autres petits gestes d'apparence anodine, mais de grande valeur marchande, dans la registre de la prévention sanitaire. Pour ce faire, il « délaissait » délibérément la cité au profit de la campagne, c'est ainsi qu'il lui arrivait de damer le pion à des élus locaux qui méconnaissaient leurs propres hameaux et mechtas. Il pouvait les évoquer un à un pour les avoir visité et souvent seul. C'est de sa bouche que beaucoup de responsables locaux eurent à connaître Ouled Hadria des Beni Slimane, Ouled Laouer de Messaad, Guelta Zerga de Sour El Ghozlane, Karmet Chiha de Ksar El Boukhari ou encore Mihoub de Tablat. Encore dépourvu d'un véhicule de service, il utilisait le sien propre, une vieille Austin Cooper dont il « coulait » le moteur un certain été de 1973 entre Messaad (Djelfa) et Ain-Rich (Bou Saada). Il était incontestablement le promoteur de la normalisation des supports d'information de la statistique sanitaire. Il avait pour habitude de dire qu'une information statistique qui n'aboutissait pas à une prise de décision, n'avait pas à être recueillie. Pragmatique, il ne s'encombrait pas de voeux pieux, il ne croyait qu'au concret et ne s'engageait que sur les sentiers bien éclairés. On l'entendit rétorquer à une coopérante bulgare qui tentait de lancer le dépistage du cancer du col chez la femme, ceci : « Ecoutez chère consoeur, je ne dépisterais pas que ce que je ne peux prendre en charge il vaut mieux laisser les choses en l'état ! ». Il sera déchu de ses fonctions de directeur de la santé pour le poste de médecin chef du Service d'épidémiologie et de médecine préventive (Semep), où il « végétera » pendant près de treize ans côtoyant ses anciens élèves et subalternes. Croyant dur comme fer à l'acte de prévention, il n'eut à son actif que l'inscription et le début de réalisation de trois(3) hôpitaux ; laissait derrière lui plus deux cents salles de soins, une quinzaine de centres de santé, six polycliniques, une école paramédicale ne formant plus d'accoucheuses mais des sages femmes et des techniciens supérieurs dans six options. Il a édifié un système de soins hiérarchisé de manière pyramidale dont peu de wilaya peuvent s'en prévaloir. S'étant retiré de la vie active en 1995, il mourrait dix ans après, un certain vendredi du mois de février correspondant au deuxième jour de Moharram. Il s'est éteint suite à une longue maladie chronique qui le mina toute sa vie durant avec le statut inique de simple medecin de santé publique. On lui déniait celui de cadre supérieur de l'Etat. Kolèa reconnaissante, s'est souvenue ce jour là de son T'bib et a tenu à l'accompagner dans une immense procession jusqu'à sa dernière demeure. Elle rendait ainsi hommage à celui qui a préféré la vertu de l'humilité à l'aisance matérielle. Son nom, ne mérite pas- t-il d'être porté sur le fronton d'une structure sanitaire dont il a été l'initiateur ?