« Parce qu'elle est mouvement, la crise porte en elle autant de pouvoir destructeur que des forces de changements» (source : www.pimido.com) «La communication politique n'est pas une potion-miracle. Elle ne peut avoir une influence réelle que si elle est utilisée à bon escient, c'est-à-dire pour accompagner et soutenir une politique cohérente, pour mettre en exergue des valeurs que partagent une majorité de citoyens et autour desquelles ils peuvent se rassembler, ou pour rendre plus lisible la personnalité d'un homme politique »(dans : Françoise Boursin : Crise de la confiance ou de la communication politique ? Revue « Communication, » 16-1999) Le terme « crise » tire son origine du verbe grec ancien « krinomai »qui veut dire « juger. » Il ne s'agit pas ici de faire étalage d'érudition, car, comme le proclame le fameux dicton arabe « Au dessus de tout lettré, il y a un savant, » mais simplement d'attirer l'attention sur le fait que l'Algérie traverse une crise dans le sens le plus proche de l'étymologie de ce mot. Une remise en cause des certitudes les plus ancrées dans la réalité sociopolitique du pays Brusquement, tout ce qui était incontestable sur la scène politique algérienne,-de l'autorité comme du pouvoir des gouvernants, en passant par l'influence de l'élite politique, qu'elle fasse partie des soutiens inconditionnels aux gouvernants, ou qu'elle ait choisi le camps de leurs critiques, sans oublier, évidemment, la passivité de la « majorité silencieuse, » à laquelle ne s'intéressaient ni les uns ni les autres des membres de cette élite, comme d'ailleurs les gouvernants eux-mêmes,- devient, pratiquement du jour au lendemain, sujet à critique, remise en cause, contestation et même rejet sans pourvoi. Le jugement porté sur la scène politique et ses différents acteurs par l'enchainement des évènements qui ont débouché sur la crise actuelle est à la fois sévère et implacable. Toutes les certitudes qui servaient de guides aux uns et aux autres des acteurs de la vie publique algérienne ont été mises à bas et totalement démonétisées. Les critères anciens de jugement sur la place des uns et des autres dans la société, et sur leur influence réelle ou fictive, sont battus en brèche. Ceux qui apparaissaient être ancrés « ad vitam aeternam » dans des rôles et des positions leur donnant droit à une jouissance sans réserve de privilèges qu'assure le monopole sans partage du pouvoir politique , se retrouvent dépouillés, du jour au lendemain, de tous ces oripeaux et mis à nu à la fois tant dans le sens propre que figuré du terme. Une élite politique marginalisée par le mouvement populaire De même, l'élite politique, accrochée ou périphérique aux centres de pouvoir, a perdu brusquement de son aura, et semble être réduite à prêcher dans le désert, car, derrière elle, il n'y a pas foule .Pourtant, tout un chacun pensait qu'elle bénéficiait d'une certaine influence parmi la population, parce qu'elle semblait porteuse de valeurs sûres la distinguant du reste de la population et la plaçant au dessus et en avant de cette dernière. Mais la crise a révélé qu'en fait, quand cette élite parlait, et quoiqu'elle dise, malgré sa forte présence médiatique, elle était dans le soliloque, dans la performance face à un auditoire peu enclin à l'écouter, tel l'orchestre, quel que soit le genre musical qu'il exécute, jouant sur les hauteurs du Tassili, sans autres témoins que les bouquetins du désert de rochers. De l'autre côté, ces millions d'anonymes, ceux dont on n'entendait peu ou pas parler, et qui semblaient condamnés à la servitude et au silence des sans-grades, et auxquels personne, ni parmi les gouvernants, ni dans l'élite ne prêtait attention, se sont totalement emparés de la scène politique, et ont réduit à néant les prétentions de légitimité et de représentativité à la fois des gouvernants et de cette élite. Dans cette crise, les hiérarchies ont été inversées, car les valeurs sociales et le poids politique des uns et des autres ont été redistribués, non en fonction de critères établis unilatéralement par les « décideurs, » ou « l'élite » intellectuelle ou politique, mais suivant les valeurs et idées collectives autour desquelles s'est mobilisée une majorité écrasante de la population qui a retrouvé, sans aucun jeu de mots, sa voie comme sa voix. Qu'elles le reconnaissent ou non, tant les autorités publiques que l'élite intellectuelle comme politique, gravitant dans les sphères médiatiques lourdes et légères, et se cherchant un public parmi la jeunesse estudiantine, se sont retrouvés dévalorisés par ce mouvement populaire. Ce sont, désormais, ses critères de jugement qui dominent la scène politique et lui donnent son tempo. Il est devenu la seule pierre de touche valide et validant de la légitimité politique. Les « décideurs » comme les institutions publiques et les « influenceurs d' opinion » professionnels ou amateurs tout comme tous ceux qui font métier d'analyse sociale ou politique, se retrouvent à être les échos passifs des manifestants, et à tenter de comprendre d'où leur vient cette puissance de mobilisation, combien de temps ils vont continuer à dominer la scène politique et comment les récupérer pour en faire la monture permettant d'accéder au pouvoir ou de se présenter comme interlocuteur valide des autorités publiques. De proactifs, les gouvernants et l'élite politico-intellectuelle deviennent réactifs De dirigeants les hommes au pouvoir, comme ceux qui cherchent à les remplacer, sans trop savoir ce qu'ils feraient le jour où leur ambition serait satisfaite, deviennent des « suivistes », condamnés à réagir en fonction des revendications populaires, à tâter le pouls du peuple, pour savoir exactement ce qu'il veut, et tenter de prendre son contrôle, pour utiliser sa puissance de mobilisation dans la poursuite de leurs propres projets. Cependant, ces rentiers du « pétrole, » qui n'ont ni envisagé ce soulèvement, pour les uns, ni contribué à le lancer, pour les autres, pensent trouver, en lui, l'occasion de faire peau neuve, de rebondir politiquement et de regagner leur pouvoir et leur influence en exploitant la dynamique nouvelle qu'il a créée, et le bouleversement dans l'ordre des valeurs sociales qu'il a enclenché. Le « Hirak » a causé une intensification de la communication politique On peut constater, sans avoir même avoir des talents d'analyse ou une expertise quelconque dans la sociologie des foules, que la scène politico-médiatique a été brusquement envahie tant par les acteurs habituels, que par de nouveaux venus qui estiment pouvoir contribuer au débat qu'a ouvert le peuple, hier sans voix. Les analyses, quelle que soit leur qualité, -et il ne s'agit pas ici de porter un jugement de valeur quelconque sur elle, c'est au destinataire final de le faire, selon ses critères et ses opinions ancrées,- se sont multipliées, tout comme les propositions de sortie de la crise, de celles qui avancent des constructions intentionnelles transitoires, à celles qui préfèrent l'approche « homme providentiel. » On ne peut tout de même pas affirmer que cette flambée de créativité intellectuelle est spontanée et qu'elle a brutalement apparu sans cause. C'est la puissance de la mobilisation populaire qui l'a provoquée. Les rentiers politiques du « Hirak » noient son puissant message de rupture avec le mode de gouvernance passé Mais, au lieu de contribuer à renforcer cette puissance, et présager l'émergence d'une nouvelle élite politique, cette « éruption» intellectuelle contribue à noyer le message du peuple, et à le parasiter. Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, cet excès de médiatisation de certaines voix, qui sont loin d'avoir derrière elles la foule des manifestants, constitue un parasitage de ce message. On comprend pourquoi alors les autorités publiques ont accepté que les antennes médiatiques qu'elles contrôlent soient ouvertes à ces voix qui ne représentent qu'elles-mêmes. Ces autorités ont compris, intuitivement, ce que n'ont pas encore compris ces bavards invétérés, c'est qu'en fait, leurs interventions contribuent, non à renforcer le message populaire, mais à le noyer et à le marginaliser peu à peu au profit du verbiage d'une élite qui veut à tout prix s'auto-imposer comme porte-parole de cette masse populaire : celle-ci, pourtant, la rejette comme elle rejette les symboles du pouvoir en place, car cette élite, qu'elle se réclame de l'ancienne majorité, ou de l'opposition, est déjà marquée du sceau d'infamie du système politique actuellement remis en cause. Il y aune tentative non seulement de noyer le message des foules en marche, mais également de domestiquer ce message, par la désignation implicite de porte-paroles quasi-officiels, qui présentent l'avantage d'être déjà inclus dans le système et donc faciles à manipuler. La déficience dans le message convoyée par une élite politique déconsidérée ne peut pas être compensée par l'intensification de la communication, car ceci ne fait que contribuer à accentuer la confusion dans la scène politique et rendre encore plus difficile l'émergence d'une vision largement partagée permettant d'ouvrir la voie à la sortie de la profonde crise politique que traverse le pays, et à l'instauration d'un gouvernement tirant sa légitimité du Peuple. En conclusion : La crise politique actuelle a remis en cause le système de valeurs sur lequel était basé la hiérarchisation des membres de la classe politique, qu'elle soit aux commandes du pays, alliée aux gouvernants du moment ou à sa périphérie. Cette classe politique s'est trouvée totalement dévalorisée par le mouvement populaire de masse, connu maintenant sous le nom de « Hirak». C'est ce mouvement qui impose actuellement tant sa dynamique que ses revendications à l'ensemble de la classe politique, et qui détermine les conditions dans lesquelles doit être redéfini la légitimité des gouvernants. L'intensification de la « communication » en provenance de l'élite politique du pays au cours de ces derniers temps, et depuis la date historique du 22 février, a été une des conséquences les plus visibles du Hirak. Mais, jusqu'à présent, il semble bien que cette élite n'a pas été capable de convoyer un message acceptable pour la population en soulèvement, et ne fait que tenter de chevaucher le mouvement populaire, dont elle est incapable d'en prendre le leadership. Les autorités publiques sont conscientes de cette impuissance de l'élite politique face à l'émergence des sans-voix sur la scène politique, et de son incapacité à trouver le type de message pouvant permettre de canaliser le mouvement populaire. L'excès de communication, encouragé par les autorités publiques, loin de contribuer à clarifier le débat politique et à ouvrir la voie à l'émergence d'une nouvelle élite, plus représentative de la volonté populaire, noie le message des manifestants et contribue à prolonger la crise de confiance évidente entre gouvernants et gouvernés. Le « Hirak » aurait pu constituer une occasion unique pour cette classe de marquer de son empreinte le paysage politique du pays en plein bouleversement, non pour en faire une source de «rente politique», qui lui permettrait de regagner le peu de représentativité populaire dont elle bénéficiait avant la crise. Cette élite doit cesser d'être engagée dans un soliloque parasitant le message des manifestants . Il est probablement temps pour cette élite, produit des manipulations médiatiques et transitionnelles du système en voie de déshérence, et quelque peu dévalorisée par le « Hirak » de faire son examen de conscience et de se demander si elle ne fait pas fausse route en tentant de se refaire à tout prix une virginité politique, et si son heure de reconnaitre ses errements et de s'éloigner de la scène politique n'a pas sonné.(1) Note 1- Ouvrages de l'auteur sur Le Système Politique Déchu : Réformes Economiques, Dette et Démocratie, 1992, Dar Echrifa Dette Extérieure, Corruption et Responsabilité Politique, 2001, Dar Echrifa Crise Economique, Hogra et Tribalisme, 2002, Dar Echrifa Déprivatiser le Système Politique, 2011, Editions Elwaai Instaurer L'Etat de Droit, Etablir La Citoyenneté, 2011, Editions Elwaai Les Clairons de la Destinée, 2014, Casbah Editions