Ils sont des centaines à faire la chaîne tous les jours pour abreuver de carburant leurs réservoirs toujours à moitié vides. La contrebande reprend de plus belle, notamment en ce qui concerne le carburant, une denrée devenue de plus en plus rare en terre tunisienne, puisque la Libye n'approvisionne plus ce pays. Tébessa, dans un paysage montagneux à près de 30 kilomètres de la frontière tunisienne, a toujours été une terre de contrebandiers, depuis l'ère coloniale. Dans l'ère moderne, les produits algériens subventionnés – semoule, huile et même le pain – sont passés à travers la frontière pour être vendus aux grossistes tunisiens. Il n'en demeure pas moins qu'il est difficile de ne pas se dire que l'Etat algérien subventionne sciemment, si ce n'est délibérément, les Tunisiens ou du moins les acteurs du marché noir tunisien. Les Tébessiens ont toujours fait passer de l'essence de contrebande en Tunisie, mais la situation actuelle semble être due à deux facteurs. D'abord, la limité imposée de 600 dinars sur l'achat de carburant signifie que les contrebandiers ne peuvent plus simplement remplir un réservoir géant à l'arrière de leur camion et le conduire à travers la frontière, ils doivent d'abord collecter le carburant à partir des innombrables réservoirs des petites voitures qui ont chacun été remplis jusqu'à la limite. Plus important encore, la guerre en Libye a entièrement asséché l'autre source de carburant du marché noir tunisien ; les champs pétroliers de la Cyrénaïque sont à l'arrêt, le gouvernement lui-même à Tripoli n'a plus de carburant et du même coup la source du marché noir tunisien, dont les gens ici disent qu'elle a toujours été plus importante que la source algérienne, a totalement disparu. Les jeunes chômeurs de Tébessa sont en train d'essayer de pallier cette disparition subite. Une part valant 600 dinars qu'ils vont conduire jusqu'à un lieu qu'ils appellent Falouja, à côté du poste frontalier de Bouchebka, et la revendre 1200 dinars. A Tébessa, mieux vaut connaître un pompiste qu'un wali Pour Noureddine, la contrebande c'est évidemment mieux que le chômage. Mais pour les Tébessiens de manière générale la situation est clairement intenable. En dépit des apparences, la plupart des Tébessiens ne gagnent pas leur vie en passant du carburant de contrebande en Tunisie, et ils en ont marre de devoir d'abord attendre pendant des heures pour pouvoir remplir à moitié les réservoirs de leurs voitures pour pouvoir ensuite vaquer à leurs occupations. Pour certaines catégories de la population la situation est bien pire que pour les autres. Très peu le vivent aussi mal que les chauffeurs de taxi qui consomment le carburant bien plus vite que n'importe qui d'autre. D'ailleurs, quelques chauffeurs de taxi du centre-ville ont abandonné leur travail initial pour se consacrer à cette nouvelle activité : attendre tranquillement dans la voiture en bavardant avec les autres conducteurs au lieu de subir la circulation, les policiers et les clients. A la fin de la journée, dans la proche petite localité de Youkous, Ouahab, la quarantaine, s'adosse à la clôture d'un jardin donnant sur l'avenue principale alors que deux de ses quatre enfants sont assis à l'avant de son taxi. «Je me lève avant l'aube» décrit-il sa journée de travail typique, «je fais la prière et je me dirige immédiatement à la station d'essence pour faire la chaîne et là je trouve déjà une vingtaine de véhicules dans la file alors qu'il est 6 heures du matin. Quand je ne peux pas être aussi matinal à la station d'essence, je suis obligé de passer quatre heures en pleine journée à attendre. Chaque moment de la journée où tu ne travailles et où tu escomptais régler tel ou tel problème, eh bien maintenant tu le passes à la station d'essence». La contrebande de carburant ce n'est pas seulement l'affaire des petits revendeurs à mi-temps avec leurs réservoirs à moitié pleins, dit encore Ouahab dont la vie a tourné au calvaire, «on dit que les autorités ont trouvé des piscines remplies de carburant dans les jardins de maisons, en attendant d'être convoyés en Tunisie, on parle même de piscines qui explosent, de morts et blessés». Il est évident que la mesure limitant à 600 dinars l'achat du carburant n'est pas efficace et que les autorités doivent faire quelque chose d'autre: ou bien annuler cette limite pour alléger les attentes et souffrances des citoyens tout en laissant les contrebandiers faire ce qu'ils veulent ou bien fermer la frontière elle-même. En tout cas, ce qui est sûr c'est que tout le monde a Tébessa en a marre, renchérit Ouahab, «tout le monde, à l'exception des pompistes, dont certains ont leurs petites flottes de voitures dont ils remplissent les réservoirs entiers. Ces temps-ci, à Tébessa, mieux vaut connaître un pompiste qu'un wali »