une quarantaine de kilomètres de Sétif par la route sinueuse qui traverse Aïn Abassa, nous quittons les rigueurs climatiques et l'aridité du sol sétifien, pour escalader Takouka, aux neiges éternelles du mont Megress. A peine sortis d'Aïn Roua, empruntant la voie de droite, nous nous trouvons dans une nature odorante et voluptueuse qui favorise à son approche, tendres méditations et douces rêveries. Une paix profonde de campagne, où se perd le silence de la nature, emplit le coeur de bonheur secret dans ces vastes champs. Là, un petit village colonial, Aïn Margoum. Accroché au flanc nord-ouest des monticules élevés qui rejoignent les Béni Ourtilane, l'endroit bénéficie de la douceur de la grande chaîne des Babors par le nord-est, dont l'admirable versant ensoleillé s'étire nonchalamment, pour se perdre dans les vallées rocheuses, dominées par l'imposante montagne de Kherrata. Par je ne sais quel mystère, le voyageur qui passe par ces lieux se laisse conquérir l'âme et séduire les sens, tant ce site est sauvage et grandiose. En arrivant à hauteur de cette contrée, où culmine au loin Aïn Margoum, Dahmani fit une halte avec ses deux autres camarades, ordonna à Mahmoud de ranger sa Peugeot 403 noire sur le bord du talus et de les attendre au volant. Il descendit avec le sergent Sâadi, un ancien de l'armée française, puis s'arrêta un instant pour laisser promener son puissant regard sur le prodigieux spectacle de ces vallées verdoyantes, où se presse un petit chemin qui doit les amener au lieu du rendez-vous. Dahmani est un homme d'une quarantaine d'années, au physique harmonieux et bien bâti, doté d'un courage forgé à toute épreuve. Il jouissait d'une grande renommée alentour et dans toute la région de Sétif. A l'époque, il savait déjà lire le journal en français, interprétait les événements politiques pour ses camarades, parlait l'allemand, qu'il avait appris dans les geôles allemandes, en tant que prisonnier de guerre. Echappé in extremis aux griffes nazies, il resta une semaine sans manger ; se nourrissant à peine de brindilles d'herbes et d'eau de rivière, pour ne pas mourir de faim. Recueilli et soigné clandestinement par une jeune Allemande, il resta chez elle trois mois, avant de pouvoir passer en France puis en Algérie. Ce long séjour en Allemagne lui a permis d'apprendre le maniement des armes et quelques stratégies de combat. C'est pourquoi il fut choisi pour cette délicate mission à la veille de ce premier novembre 1954. Debout, à côté de son fidèle ami Sâadi, silencieux, le regard ivre de rage, il continue de fixer gravement ce magnifique paysage. C'est un bel après-midi à peine voilé d'une vapeur fine et légère, échappée de ces collines accueillantes, où viennent mourir d'infinies nuances de cultures et de vergers. Ce grand personnage laissait entrevoir une mine soucieuse : il alluma une cigarette, tira une longue bouffée qu'il souffla par le nez. D'une main rapide, il essuya son large front comme pour chasser quelques sombres idées qui semblaient le tourmenter. Puis il écrasa sa cigarette, se tourna vers Sâadi : « J'ai peine à croire que nous pouvons tenir devant cette armada de soldats français. Pourtant j'ai foi dans cette révolution, dans ce changement qui va commencer. » - De toutes les façons, il faut bien commencer un jour. Et si on a choisi ce jour-là, ce n'est pas pour rien », lui répondit ce dernier. - C'est le jour des morts pour les Français, précisa Dahmani. La fête de tous les saints. Ce n'est guère un bon signe. Nous sommes à la veille de l'insurrection ; des choses importantes se préparent. La voiture repartit aussitôt car les occupants étaient pressés d'arriver avant la nuit. A mesure qu'ils avançaient dans le petit chemin tortueux, bordés de genêts en fleurs et de bosquets touffus, la luminosité du jour déclinait. Elle fit place à une petite lumière crépusculaire, dont le faible éclat se confondait avec l'horizon lointain, à peine caché par les montagnes onduleuses. Dahmani connaissait bien ces terres pour y avoir mené, autrefois, d'intenses activités militantes avant d'être emprisonné puis envoyé sur le front combattre les Allemands. A présent, la vue de la petite bourgade d'Aïn Margoum accentua quelque peu sa nervosité. Les toits rouges des maisons, collés les uns aux autres, se serraient autour de l'école communale. C'est une vieille bâtisse transformée depuis peu en Q.G. par l'armée française. Une quinzaine de soldats y demeuraient en permanence. A leur tête le capitaine Michel, secondé par le lieutenant Saïd. Ce dernier faisait vivre dans la terreur les pauvres villageois dont il était originaire : brimades, insultes et humiliations étaient leur lot quotidien. Le capitaine français ne partageait pas toujours ces méthodes bestiales, auxquelles se plaisait à se livrer ce zélé, honni par tout le douar. Ses dépassements et ses excès lui ont valu d'être montré du doigt et gravé sur les mémoires peu oublieuses et vindicatives. En pensant à tout cela, la rage aux tripes, Dahmani sentit une bouffée de chaleur lui monter à la tête. Il caressa sa grosse ceinture de cuir et ses mains rencontrèrent la crosse de son pistolet. Ce geste l'apaisa. Il murmura quelques mots à l'oreille du chauffeur qui bifurqua aussitôt par un petit chemin de terre. Leur passage souleva une grosse poussière terreuse et la voiture disparut aussitôt entre les arbres d'une vieille ferme, dont les murs, sous la pesée du temps, présentaient des saillies profondes. Une femme âgée, à la taille fine et au visage osseux, les attendait. Elle les accueillit affablement en les invitant à entrer chez elle et à se mettre à leur aise ; puis s'absenta quelques instants et revint avec un plateau de nourriture, suivie d'un gamin de 18 ans, son petit-fils. Celui-ci s'approcha de la petite assemblée, salua, et d'une voix exaltée, expliqua que le capitaine et le lieutenant Saïd étaient en ce moment dans la caserne, à jouer aux cartes, sirotant leur verre d'alcool. Le gamin faisait un peu leur commis. Il connaissait si bien les habitudes de la caserne ! Il salua de nouveau et disparut. Sa grand-mère tourna vers Dahmani un visage durci et ramassé, l'encouragea de son regard pénétrant, puis se mit à prier pieusement pour tout le monde, afin que cette opération puisse réussir, espérait-elle. Personne n'osa parler de cette délicate mission, ni y faire la moindre allusion, comme si sa révélation en public, ou son évocation, eût attiré le mauvais oeil ou porté quelque malheur. Pourtant les trois djounouds, la vieille et son petit connaissaient le secret : leur engagement était un gage de confiance. Les trois hommes se délassèrent un long moment dans cette maison, en attendant l'heure du passage à l'acte. Quand minuit sonna à la petite horloge accrochée au mur défraîchi, un silence lugubre tomba soudain sur cette demeure. Seul au loin, le hurlement plaintif d'un chien abandonné déchirait la nuit. Dahmani se redressa d'un bond suivi des deux autres. Tous trois avaient les visages graves et fermés. Ils sortirent furtivement comme des bêtes traquées, les yeux scrutateurs et avides, se glissant parmi les maisons endormies. Mahmoud les devança, arriva devant le mur de la caserne qu'il escalada sans peine. Il retomba à l'intérieur de la cour et sa chute bruyante fit s'approcher précipitamment la sentinelle. Il sentit sa jambe meurtrie et resta sans bouger, recroquevillé sur lui-même. Le soldat, dont les pieds frôlèrent presque la tête du blessé, arriva à sa hauteur, continua d'avancer, jetant des regards autour de lui, criant : « Qui va là ? ». Dehors, Dahmani et Sâadi inquiets, s'impatientaient en invoquant l'aide de Dieu. Tandis que leur camarade, à l'intérieur, retenant son souffle et le coeur battant n'attendait plus que d'être découvert et abattu. Il releva lentement la tête, aperçut le soldat de dos et sans la moindre hésitation lui asséna un coup violent sur la tête, à l'aide d'une barre de fer. Ce dernier s'écroula. Il l'entraîna, le poussa derrière un arbre contre le mur, le délesta de son arme et alla, en boitant, ouvrir la lourde grille à ses amis. Ils entrèrent rapidement et suivirent leur plan. Mahmoud surveilla la cour déserte, Sâadi emboîta le pas à son chef qui connaissait parfaitement cette vieille école. Ce dernier devina par le calme qui y régnait, que les soldats dormaient. Mais en s'avançant à l'intérieur du bâtiment, des rires retentissants arrivaient jusqu'à eux. Dahmani comprit que l'information fournie par le petit-fils de la vieille était sûre et que le capitaine et son lieutenant n'étaient pas encore couchés. Sans faire de bruit, il se pencha sur son ami et lui recommanda de garder le couloir, mais de le rejoindre rapidement s'il leur arrivait d'être découverts. Sâadi répondit par un geste de tête, incapable de formuler le moindre mot. Sans voix ni force, il laissa s'échapper de sa gorge un sourd murmure en guise d'acquiescement. Dahmani continue de glisser le long du couloir et les voix des deux officiers résonnaient distinctement dans ses oreilles. Son coeur se mit à battre si fort qu'il crut un moment entendre ses coups. Dans l'obscurité, sa tête cogna une patère fixée au mur. Il s'arrêta une petite seconde et se rendit compte qu'il transpirait abondamment. Il tourna au bout du couloir et se trouva en face des deux militaires. Le bureau du capitaine, d'où sortait une lumière jaunie par la fumée des cigarettes, lui faisait face. Il s'arrêta net. Heureusement, le manque d'éclairage dans le couloir lui donne l'avantage de ne pas être aperçu. Il recula légèrement. Au même moment, une forte déflagration retentit soudain en provenance du côté opposé de la caserne. Il retint son souffle, pria Dieu et pensa, en lui-même aux autres insurgés et à tout le pays qui allait s'embraser. Les deux officiers sursautèrent, frappés de stupeur, mais l'effet de l'alcool qui a appesanti leurs membres, les plongea dans une torpeur engourdissante. Profitant de cet instant, Dahmani dégaina son arme et somma les deux hommes de ne pas bouger. Les deux soldats le dévisagèrent de leurs yeux écarquillés et tentent de comprendre cette intrusion intrépide. Retrouvant rapidement ses esprits et évaluant la gravité de l'heure, le capitaine Michel voulut se lever afin de tenter une solution meilleure ou une fuite possible et éviter ainsi l'issue fatale. Mais la vue du visage sombre et décidé de son adversaire le fit instamment se rasseoir et changer d'avis. L'arme au poing, Dahmani, en baroudeur invétéré, intima l'ordre au lieutenant infidèle de faire sa prière, puis l'abattit sur le champ. Le cri inhumain et terrible qui sortit de ses entrailles cloua d'effroi le capitaine, dont la vie épargnée, garda malgré tout une dignité de caractère qui distingue les visages des grands militaires. Abdelkader Benarab : Ecrivain et chargé de recherche à Paris III,Sorbonne Nouvelle