Par Boubakeur Hamidechi/le soir d'algérie/ [email protected] «Décidément, on aura tout vu en matière de blocage des routes : pneus enflammés, blocs de pierres, madriers et branches d'arbres... Mais construire un mur en brique, cela relève de l'invraisemblable. » Le correspondant local à Tarf du Quotidien d'Oran(1) semble lui aussi abasourdi par la «performance» d'une telle expression de la colère. Implicitement d'ailleurs il fera sienne la formule des autorités locales qui auraient mis la main sur un «jeune instigateur». Le qualificatif de «délinquant» n'étant pas loin dans l'esprit de la marée-chaussée, il ne sera pas étonnant alors que même dans cette lointaine province et dans cet obscur lieu-dit les braves gens parleront «d'incivisme», juste pour se consoler de leur propre incompréhension. Car il est inutile de ruser avec les mots et ce dernier, entre autres, n'appartient qu'au lexique de l'autorité et par extension aux adultes lorsqu'ils veulent chercher querelle aux jeunes. Bref l'idée est fortement établie chez nous, s'agissant de la contagion des comportements agressifs, que ces derniers ne sont le fait que des oisifs et des exclus du système éducatif. Cette montée de la violence ne serait, se rassure-t-on, que la manifestation d'une pathologie de l'immaturité, passagère en soi, comme le seraient les crises d'adolescence. Une simple cuti à virer mais qui parfois s'inscrit dans la durée et dérive par ses conséquences. Mais est-on sûr que ce genre de raccourci explicatif est le bon ? Même s'il continue à mettre en confiance les adultes, par définition géniteurs et à la fois démissionnaires en puissance, et surtout la puissance publique qui, avec condescendance, ne parlera alors que de «chahuts de gamins», selon le célèbre et ridicule mot d'esprit d'un ministre, le phénomène est trop prégnant dans la société pour se contenter de cette échappatoire. Ailleurs, traitant de ces malaises annonciateurs de plus vastes destructions, les sociologues avaient trouvé le vocable exact pour les désigner : la «mal-vie». Générique, celui-ci englobe toutes les torsions produites par les politiques inégalitaires ou du moins injustes qui fabriquent à la chaîne des déclassés. Et c'est, dans des conditions semblables, lorsque plusieurs facteurs négatifs convergent puis s'additionnent, que naissent les cocktails explosifs. En est-il de même de la jeunesse en Algérie où, depuis au moins trois classes d'âges, cette catégorie continue à entretenir le feu de la contreviolence vis-à-vis de l'Etat ? Sa dissidence permanente, qui n'emprunte d'ailleurs pas un seul mot d'ordre aux discours politiques, n'est-elle pas en train de se doter d'une légitimité alternative afin d'imposer par des insurrections locales, successives et articulées le moment voulu, un changement par la violence ? Certes la petite délinquance n'est jamais très loin des feux de la colère, elle en est même son complément comme le serait, disent les moralistes, le vice mettant ses pas dans les pas de la vertu ! C'est dire que le ressort initial n'est ni l'incivisme ni un quelconque mimétisme maffieux à petite échelle. Le mur de brique érigé dans ce village de Tarf n'était-il pas une auto-ghettoïsation qui s'efforçait de signifier le divorce d'une micro société avec l'Etat ? Il y a une vingtaine d'années déjà, certains travaux d'universitaires avaient esquissé quelques réponses à ce vaste questionnement en y mettant avec pertinence quelques préalables à l'encontre de certaines idées reçues, donc foncièrement inexactes. L'un d'eux, un enseignant en psychologie(2), en recadra le thème de la jeunesse et sa prétendue «agressivité» avec une clarté qui n'a pas pris une seule ride. «Quand nous posons comme préalable au débat la “spécificité" algérienne en matière de “comportements agressifs"» dit-il, «nous admettons d'abord que nous sommes “différenciés" par rapport à d'autres sociétés et groupes humains. Mais également nous inscrivons cette singularité à l'intérieur même de l'évolution de notre société ». En somme, il n'y a pas de particularisme algérien mais seulement des déviances de l'ordre du politique et du social. Celles qui sont à l'origine des déterminismes successifs ayant fini par influer sur les réactions de l'individu algérien perçu aussi bien dans son «moi» frustré que dans son «moi-collectif» contraint. Car si les vagues de la contestation ne cessent d'enfler, c'est d'abord le fait d'une profonde crise de société dont les jeunes sont évidemment les acteurs visibles parce qu'ils demeurent des victimes ignorées. L'incivisme que les gérontocrates qui gouvernent imputent à tort et à travers à ce corps social n'est en fait pas une agression au sens délictueux du terme mais la recherche d'un nouvel ordre social. Un appel d'air pour un pays asphyxié par l'immobilisme et l'incompétence de ses dirigeants à qui ne reste que la malhabile rhétorique de la culpabilisation. Dissimulant mal leur embarras face à l'impopularité qu'ils inspirent, ne se retrouvent-ils pas désormais dos au mur ? Face à leur légitime peloton d'exécution politique. Ces jeunes «inciviques » qui refusent leurs héritages. B. H. (1) In Le quotidien d'Orandu 23 août p.2. (2) Communication de Ramez El Aabed (février 1993).