Gilles Munier, journaliste indépendant et écrivain, a vécu une grande partie de sa jeunesse en Algérie et au Maroc, où sa famille soutenait le FLN. Il s'est engagé dans la vie militante à Alger, de 1962 et 1970, en soutenant la lutte du peuple palestinien, et a approfondi sa perception de l'islam grâce à Malek Bennabi. Il est l'auteur du Guide de l'Irak (Jean Picollec Ed. 2000), des Espions de l'or noir (Alphée-Koutoubia, 2009) et a coordonnée la traduction en français de Zabiba et le roi (Ed. du Rocher, 2003), roman écrit par Saddam Hussein qu'il a rencontré à cinq reprises. Il collabore aujourd'hui au mensuel Afrique Asie et rédige le blog France-Irak Actualité. par Ramdane Belamri El Khabar : Où va la Libye ? A votre avis, vers un avenir de paix comme le proclame Nicolas Sarkozy, ou vers des luttes de clans entre membres du CNT, et entre le CNT et l'AQMI ? Gilles Munier : Malheureusement, l'avenir de la Libye est sombre et incertain. La guerre entre clans du CNT, entre le CNT et le Groupe islamique de combat, derrière lequel se profile l'AQMI, a commencé avec l'intervention de l'OTAN. Ces luttes se sont manifestées lors de l'assassinat du général Younès. Qui sera la prochaine victime : Mustapha Abdeljalil, président du CNT ? Mahmoud Djibril, son n°2 ? Ali al-Issaoui, chargé des Affaires étrangères ? Des personnalités comme Abdel Hafiz Ghoga, avocat militant des droits de l'homme, ou le cheikh salafite Ali Salabi qui font aussi partie du CNT ont évidemment plus de légitimité que les agents occidentaux. Dernièrement, tandis que le CNT annonçait la constitution prochaine d'un gouvernement « de crise », les chefs des combattants de terrain créaient à Misrata une Union des Bataillons Révolutionnaires. Aujourd'hui, les commandants des conseils militaires de Tripoli et de Benghazi – membres du Groupe islamique de combat libyen (GICL) - estiment ne pas avoir de comptes à rendre au ministre de la défense du CNT, désigné parmi les membres de la tribu du général Younès pour calmer son désir de vengeance. On a tort de mettre le GICL et l'AQMI dans le même sac. La première n'est pas inféodée à l'autre, mais il existe des passerelles entre les deux organisations qui se sont trouvées, comme l'a dit Abdelkrim Belhadj, commandant militaire de Tripoli, « au même endroit, au même moment ». Ce qui est certain, c'est que les services occidentaux ont profité de la guerre de Libye pour nouer des contacts avec les organisations islamiques, dresser des listes de leurs membres, dans la perspective de les utiliser ou de les éliminer. Les militants du GICL savent par expérience qu'ils n'ont aucune illusion à se faire sur les arrière-pensées occidentales. Leur sort dépendra du timing des prochains pays à déstabiliser. Après la Libye et la Syrie, qui ? L'Algérie peut-être. La récente déclaration attribuée à Sarkozy – « dans un an l'Algérie, dans trois l'Iran » - et les propos « off » tenus par ambassadeurs français sur l'état de l'Algérie – « pays pathétique », « bloc monolithique »…etc… -, obligeamment diffusés par le magazine pro-israélien Valeurs Actuelles, le laissent penser. La livraison d'armes aux rebelles berbéristes du djebel Nefoussa en Libye, n'était certainement pas innocente. El Khabar : Sur le plan sécuritaire, pensez-vous que Kadhafi puisse résister longtemps ? Gilles Munier : Khadafi n'a pas les moyens de résister longtemps frontalement. Le rapport de force est trop inégal. Mais, quelle que soit la suite des événements, le combat des Libyens hostiles à l'occupation de leur pays par l'OTAN se poursuivra. Si les Occidentaux parviennent à arrêter ou à tuer Kadhafi, d'autres leaders prendront sa suite. A Tripoli, la résistance s'organise, les pro-CNT rasent les murs. Le « cirque Sarkozy », avec ses 160 CRS en civil, n'a planté sa tente que quelques heures en Libye pour des raisons de sécurité. Pas très glorieux pour un « vainqueur » ! Cela rappelle George W. Bush sur son porte-avion, déclarant qu'il a gagné la guerre d'Irak… On connaît la suite. El Khabar : Justement, selon vous qui suivez depuis des années l'évolution de la situation en Irak, peut-on comparer les guerres du Golfe et celle de Libye ? Gilles Munier : Oui et non. En Irak, l'intervention militaire occidentale terrestre et aérienne était massive. Le pays, sous embargo depuis 13 ans, était sur les genoux. Bagdad est tombé après l'utilisation par les Américains d'une arme nouvelle – probablement à neutrons – dans la bataille de l'aéroport. L'opposition financée par la CIA est arrivée dans les fourgons de l'armée d'occupation. Saddam Hussein a été arrêté et exécuté, mais la résistance n'a pas cessé. Les victimes civiles se comptent par centaines de milliers. Selon des statistiques officielles américaines et irakiennes, plus de 2.600 civils, policiers et militaires irakiens, ainsi que 35 soldats américains, ont été tués en Irak depuis un an. Ce qui n'empêche pas le Premier ministre Nouri al-Maliki de déclarer que l'Irak « est la région la plus sûre du monde arabe » ! En fait, le pétrole coule à flot. Ses revenus font de l'Irak un des quatre pays les plus corrompus du monde. Les Irakiens manifestent tous les vendredis pour réclamer de meilleures conditions de vie et des élections réellement démocratiques, dans l'indifférence des médias occidentaux. Le label médiatique « révolution arabe » n'est alloué qu'en fonction des intérêts occidentaux. En Libye, ce sont les bombardements de l'OTAN, les livraisons d'armes, les valises d'euros et l'intervention au sol des forces spéciales françaises et britanniques, et des sociétés militaires privées, qui ont permis aux opposants de progresser et de prendre Tripoli. Le CNT tiendra-t-il la promesse d'allouer 35% du pétrole libyen à la France ? J'en doute. Achètera-t-il les avions Rafales et la centrale nucléaire refusés par Kadhafi ? En Irak, les copains de Bush s'en sont mis plein les poches ; en Libye ceux de Sarkozy attendent qu'on leur renvoie l'ascenseur. Quant au coût de l'opération pour les Français, Alain Juppé s'en moque, « c'est un investissement sur l'avenir », dit-il. A voir…