« Quand Mostefa Lacheraf parlait de nous les intellectuels de langue française, à part certains, comme Kateb Yacine, pour qui il avait une grande admiration, il nous définissait comme un milieu socioculturel de gens éprouvant des difficultés à rendre compte de leur patrie et de leur peuple », estime la sociologue Fatma Oussedik. Son allocution, hier, au deuxième jour du colloque en hommage à Mostefa Lacheraf, qui se tient à la Bibliothèque nationale, s'est voulue une sorte de procès, d'où l'intitulé « Un procès en filiation » qu'elle lui a choisi. Une critique sans complaisance de l'intellectuel, de son ancrage dans la société, mais aussi de ses aînés et de leur faiblesse à transmettre leur legs. Pour la conférencière, le rapport si proche et si lointain en même temps qu'entretiennent les intellectuels avec Mostefa Lacheraf trouve une partie de son explication dans les questions relatives aux référents et aux destinations finales. « Lacheraf a été formé par des générations de maîtres que je n'ai pas connus. Nous n'avons pas reçu le bilinguisme de sa génération. Je me considère comme un blanc de l'Algérie », s'est-elle laissé aller en « confessions ». Cachant mal une colère suscitée par le dépit, Mme Oussedik a reproché à Mostefa Lacheraf d'avoir laissé des élites dans ce rapport avec la patrie. Lui qui a soutenu que « la littérature française ne nous intéresse pas », que le mouvement élitiste « ne pouvait être issu de la patrie ». « Dans son autobiographie, Lacheraf s'adresse à son petit-fils. La question de la filiation, la nécessité d'une destination finale adéquate, c'est quelque chose qui le préoccupe (...). Quand il évoque la région où il a grandi, Sidi Aïssa, il parle du plaisir qu'il éprouvait à faire du cheval, il parle de sa mère, de sa grand-mère. Cela pour dire que mon identité n'est pas seulement ma langue », a-t-elle ajouté, précisant que Lacheraf était non pas contre l'arabisation, mais contre la méthode suivie, celle qui a consisté à arabiser « la langue » avant de traduire les livres. La sociologue a mis ainsi l'accent sur la question cruciale des influences, celles de la médersa et de l'école française, une question que certains participants ont appelé à approfondir, alors que d'autres en ont quelque peu été heurtés. Pour le sociologue Abdenasser Djabi, la question mériterait d'être posée autrement : « Est-ce que les médersiens ont échoué à former une élite bilingue, ou est-ce le paysage intellectuel algérien qui est segmenté et impose soit d'être arabophone soit d'être francophone ? » Aussi, il renvoie au problème de la formation des élites à l'étranger. Eternel problème entre arabophones et francophones... Mostefa Lacheraf lui-même a d'ailleurs été considéré comme un « transfuge » par les endurcis des premiers cités. Quand on aborde le sujet de la langue, la question de la religion en général n'est toujours pas loin. Les positions de Lacheraf par rapport à l'Islam politique ont été développées par Mohamed Ghalem, qui s'est référé à une série d'articles parus dans Algérie Actualité et dans El Watan. Les dates de leur publication n'ont pas été fortuites, janvier 1992 en raison de l'interruption du processus électoral, janvier 2002 suite aux attentats de New York et de Washington. « Lacheraf considère que l'intégrisme est une religiosité tactique au service d'une idéologie qui prône un présumé retour aux sources. C'est l'expression d'une régression socioéconomique sous le couvert d'un retour aux sources », a souligné M. Ghalem. Il a précisé qu'il s'agit là d'un « discours partisan qui garde une cohérence cognitive et idéologique ».