Dans une société moderne, les manifestations collectives, loin de représenter une « pathologie » sociale à éradiquer à coups de matraque et plus, ou à interdire carrément, sont un signe de la « réactivité » des groupes politiques, socio-économiques et culturels qui la constituent. Bien sûr cette reconnaissance du caractère positif de la manifestation publique dans l'évolution d'une nation ne s'est pas faite aisément et les vieilles sociétés bourgeoises d'Occident qui ont « digéré » aujourd'hui cette modalité de l'action politique et sociale ne peuvent pas oublier les milliers de victimes qui en ont payé le prix. Rien n'interdit de puiser dans leurs expériences et les savoirs qui les ont réfléchies, des enseignements qui peuvent nous aider à mieux comprendre la nôtre. La manifestation Le premier enseignement est que le recours régulier à la prostestation collective et publique par les catégories qui manifestent de longue date comme les ouvriers et techniciens des grandes entreprises, les fonctionnaires de la santé, de l'éducation etc. « civilise » la protestation et l'empêche de dégénérer alors que les groupes qui se mobilisent depuis peu ou se mobilisent occasionnellement ont plus de chances de basculer dans l'émeute. La pratique répétée de cette modalité de l'action collective crée en quelque sorte une « mémoire manifestante », une culture manifestante comme la désignent certains analystes occidentaux qui donnent d'ailleurs à chaque groupe son « identité » d'acteur social. La construction des « barricades » qui avait caractérisé le mouvement ouvrier français a été récupéré par les étudiants qui ont intégré depuis peu « l'occupation des locaux » tandis que les routiers préfèrent bloquer les autoroutes et les cheminots non pas les gares mais la circulation des trains. Toutes ces interventions sont associées à des défilés qui nécessitent l'organisation d'un service d'ordre capable d'éviter les provocations ou les incidents, des négociations permanentes avec les organisateurs pour gérer le bon déroulement de la manifestation etc. D'une culture de la manifestation, selon les groupes sociaux, on est même passé ensuite à comparer « les cultures nationales » : en France ou en Italie, on manifeste plus qu'en Angleterre, en Allemagne ou aux USA tandis qu'au Japon les protestations collectives sont purement symboliques . Dans cette ville française de la taille de Annaba où je réside, il y a en moyenne annuelle 500 manifestations, grandes (plusieurs milliers de personnes) et petites (pas plus d'une centaine), de toutes natures (féministes, écologiques, salariales, scolaires et universitaires, internationales, pour l'Irak, la Palestine… ) ; elles mobilisent toutes les catégories sociales et les corps de métiers. Les défilés, toujours au centre de la ville, sont négociés avec les services de police (les rue, les horaires, avec ou sans meeting, devant l' Hôtel de ville ou la préfecture…), leurs organisateurs sont identifiés, les hauts parleurs à la main ou sur des véhicules sont répertoriés etc…, je n'ai jamais assisté à des débordements violents de la part des services d'ordre comme des manifestants. Chez nous, les manifestations organisées par la « société civile » (syndicats, associations diverses, partis politiques...) sont interdites. Etat d'urgence et menaces terroristes fondent l'interdit. Elles ont pourtant existé et tentent encore de le faire mais les rares tentatives notées par la presse sont réprimées sur le champ. On sait pourtant que la prohibition par la loi d'un fait social ne l'annihile pas. D'autant plus qu'ici, la manifestation comme fait social joue un rôle fondamental dans la nécessaire expression des revendications des groupes sociaux divers, de leurs intérêts, de leurs problèmes ; c'est elle qui donne à la société sa véritable « transparence » et donne à l'action politique légitimité et rationalité. C'est elle aussi qui contribue, en partie, à la formation de l'individu comme citoyen, comme acteur social. L'équation se complique quand on sait que les relais institutionnels, élus par les citoyens ou désignés par l'Etat, assument peu ou mal le rôle qui est le leur. C'est alors que l'immense énergie accumulée par les désirs et les ressentiments économiques, sociaux et culturels des « gens ordinaires », interdits d'expression, se défoulent dans l'illicite, l'illégal et donc aussi la violence. En 1988, les émeutes d'Octobre ont été un déferlement puissant, incontrôlable et violent de cette énergie que les interdits d'alors avaient acculées à cette forme ultime de l'action politique : une émeute de masses, aveugle, violente qui sera réprimée dans une logique de guerre, plus violente encore. Au delà du lien politique qui s'était alors rompu, c'est le lien social qui faillit être emporté par le choc des deux violences, celle de l'Etat et celle de la société. Et encore aujourd'hui, il n'a pas fini de produire ses effets. La violence émeutière Le deuxième enseignement de l'expérience européenne est relatif « aux débordements » qui accompagnent une partie des manifestations. Les analystes ont noté que la violence tiendrait moins au caractère économique des revendications qu'à la position des groupes dans leur environnement : salariés d'entreprise en difficulté (chômage, licenciements...) artisans et petits commerçants, étudiants et groupes autonomistes ( corses, basques …) « débordent » plus que les autres groupes sociaux. A la culture de la manifestation s'ajoute donc celle de l'usage de la « violence » qui serait particulière à certains groupes, non pas comme une donnée de nature mais comme un ensemble de formes d'actions « stéréotypées » par eux et par ceux (les forces de l'ordre)qui les affrontent ainsi que les médias qui les amplifient. Les paysans ne « sortent » pas souvent, mais quand ils sortent, c'est « la casse ». Les paysans, les forces de l'ordre, les médias finissent par créer alors une « tradition » qui se répétera à chaque sortie comme pour donner raison à tout le monde. Cette structure particulière du conflit social est manifeste aujourd'hui quand il s'agit d'affronter les mouvements des minorités dans les quartiers des banlieues occidentales. Il fut un temps où c'étaient les mineurs, les dockers, les étudiants en 1968 etc. A chaque période et ses problèmes particuliers, ses groupes, donc, classés comme dangereux et violents. Chez nous, du fait de l'interdiction de la première forme de protestation, toute expression publique et collective de revendicatives collectives de toutes nature, est vouée à emprunter les chemins de l'illégalité et donc aussi de l'affrontement avec les services d'ordre. Les violences qui accompagnent fréquemment ces actions sont alors plus une conséquence structurelle de l'application de la loi que d'une « prédisposition naturelle » des groupes sociaux qui décident d'agir. La démarche anthopologique ne sert ici à rien pour comprendre les « violences » qui accompagnent les protestations collectives ; l'histoire de ce pays, son évolution postcoloniale ont ancré chez les Algériens un fort sentiment d'égalité qui comprend aussi le droit à la protestation et donc aussi une forte réactivité à la « hogra ». Les Algériens ne sont pas plus violents que les Tunisiens ou les Marocains « par nature », et dans les années soixante-dix, les étrangers traversaient l'Algérie de long en large sans aucune crainte ; cependant, plus sensibles à la question de « l'égalité », ils sont plus réactifs à ses manquements. Exit donc l'anthropologie et observons après l'histoire, avec l'œil du sociologue. Car la mise « en situation » de ces prédispositions psychologiques peut nous aider à comprendre l'intensification des manifestations interdites : « l'idéologie nationale » de l'égalitarisme constituée par notre histoire est renforcée par « la rentiérisation » de l'économie qui conduit à la centralisation étatique du surplus (hydrocarbures) et sa « redistribution » comme source principale des revenus. La redistribution est devenue un mot-clef de l'action de l'Etat et sa mise en scène bien orchestrée : on redistribue des logements, des bourses, des « couffins », des pèlerinages etc…Mais la logique du « Don » est perverse car dans le même temps, les politiques publiques de ces dernières décennies ont contribué à « précariser » une part importante de la population tout en enrichissant une minorité et cette très rapide différenciation des catégories de revenus est perçue par les vaincus comme illégitime : elle n'est pas fondée sur le travail mais la corruption, elle n'est pas contrôlée et sanctionnée par les représentants élus ou les responsables désignés mais bien au contraire protégée par eux. La logique égalitaire de la redistribution est discréditée par l'écart grandissant des revenus, et l'Algérien « partageux », révolté par la seconde devient d'autant plus exigeant quant à la première. La majorité des « débordements » collectifs couverts par les journaux relèvent de la même logique d'action : les problèmes en jeu sont divers (logement, eau, scolarité, transport etc…), mais les incidents conduisant à « l'émeute » sont déclenchés par le même sentiment d'un traitement inégal, selon la position sociale de chacun, laquelle peut recouvrir toutes les combinaisons (parenté, proximité partisane, pouvoir hiérarchique, corruption etc. Une violence atomisée qui déborde, au-delà du lien politique sur le lien social Troisième enseignement : les chercheurs européens ont mené une analyse plus fine qui montre « que l'absence d'issue possible », c'est-à-dire de solution négociée avec concessions mutuelles, l'impression que l'on n'a plus rien à perdre, un sentiment exacerbé d'injustice, contribuent largement au déclenchement des violences. Mais celles ci ne s'inscrivent plus alors dans le registre de l'action stratégique, elles remplissent « une fonction psychique de réassurance et de réarmement moral de groupes touchés dans leur légitimité à être, à exister ». Chez nous, toutes les conditions législatives, réglementaires et matérielles sont réunies pour amener les individus et les groupes protestataires à « oublier » dans l'action, les causes et les objectifs rationnels qui l'ont déclenchée. Face à une réalité aveugle et sourde aux revendications du groupe, la logique rationnelle et « stratégique » qui est en principe à l'origine de sa protestation est subvertie par la montée des émotions qui effacent de la conscience les calculs rationnels au profit des valeurs éthiques et existentielles. Le groupe en action s'est métamorphosé : de collectif politique, il est devenu « masse », il ne revendique plus « ceci où cela » mais exige d'être reconnu dans sa citoyenneté et au-delà dans son humanité. C'est le fameux moment de « fusion » de l'individu dans le groupe qui lui permet de sortir du « pratico-inerte » où il n'était qu'un numéro dans une série (exemple d'une file d'attente) et agréger sa volonté à celle du collectif. Car comme le dit Sartre, « le groupe est précisément ce collectif qui dépasse ses conditions de vie dans un projet commun ». Mais le destin de la fusion est tragique : elle s'éteint avec l'action et ne peut durer sans s'institutionnaliser et donc se bureaucratiser. Dans les conditions algériennes, c'est cette forme d'action collective qui est la plus fréquente donnant une allure particulière aux mouvements sociaux actuels : formation instantanée de groupes protestataires réagissant dans l'émotion à un incident quelconque pour s'éteindre peu après et réapparaître ici et là, aujourd'hui et demain, à la suite d'un autre incident occasionné par un problème d'une autre nature. Actions atomisées donc, fragmentées, démultipliées à l'infini par l'infinité des problèmes, le tout donnant une impression de chaos généralisé que les médias concurrents couvrent avec gourmandise. Mais aussi actions qui dépassent, portées qu'elles sont par l'émotion collective, l'objectif politique qui fonde le groupe, pour « déborder » sur le lien social et le bien commun. Des étudiants en colère cassent les bus qui les transportent, les cités qui les hébergent, les classes où ils étudient tandis que des citoyens paisibles en temps ordinaires brûlent des bâtiments publics qui gardent les registres dont ils auront besoin demain ou détériorent les installations des écoles qui accueillent leurs enfants : d'autres se ressoudent en communautés « ethniques » pour affronter brutalement leurs voisins, tandis que certains groupes se vengent cruellement de femmes accusées de prostitution ou traînent une de leurs victimes, morte, sur plusieurs centaines de mètres. Faire justice soi-même, c'est la fin du lien social. Il est vrai que depuis une vingtaine d'années, les partisans du « tekfir wa el jihad » l'ont déjà bien entamée ! De la violence au droit Le quatrième réside dans l'évolution concomitante des formes d'intervention de l'Etat avec celles de la protestation populaire et paradoxalement le « désarmement » du premier s'est accompagné de la « pacification » de la seconde ; ce que les analystes du cas américain appellent le passage d'une stratégie fondée sur « l'escalade de la force » à celle plus douce et tolérante de « la gestion négociée ». C'est en Hollande et dans les Etats du Nord de l'Europe que cette évolution est la plus marquée, viennent ensuite la France, l'Angleterre post-tatcherienne, l'Italie et l'Espagne tout récemment. En effet, une brigade de CRS casqués pour dissuader un groupe de protestants a souvent un effet inverse sur le groupe manifestant et attisant au contraire son désir « d'en découdre » comme à Paris en 2005 lors des émeutes dans les quartiers « beurs » qu'il fallait nettoyer « au karcher » ; mais lorsque des policiers anglais s'opposent, sans armes, à des manifestants d'une quelconque minorité, ils diminuent par leur seule allure l'intensité de l'affrontement et donnent immédiatement le ton d'un événement sans violence notable. C'est que « le rapport de forces » entre manifestants et services d'ordre ne relève pas d'une logique de guerre comme il était perçu au XIXe siècle mais d'un conflit civil comme il commence à l'être à partir des années 50 ; les deux adversaires opposés au plan politique ne remettent pas en cause « le lien social » qui en fait les citoyens d'une même nation. ils n'apparaissent plus comme des « ennemis ». La longue expérience de répression brutale des mouvements paysans puis ouvriers a en effet amené les classes politiques européennes à sortir de cette dialectique négative où le « niveau de violence » dans la manifestation croît plus qu'il ne diminue avec la répression policière et s'intensifie quand les deux groupes en présence sont « hétérogènes » : renforcer la police par des CRS ou des brigades spéciales accentue l'exhibition de la force qui nargue l'adversaire mais diminue l'unité de commandement qui doit la disperser tandis que la diversité des éléments mobilisés par la manifestation accroît les chances de débordements non contrôlés par les organisateurs. Chez nous, tous les ingrédients sont réunis pour augmenter la fréquence du modèle d'un « face à face » en désordre, tandis que dans les sociétés qui ont appris par la force de l'expérience à calculer les coûts économiques, politiques et symboliques d'une manifestation, on s'attelle à rationaliser l'action des services d'ordre et à négocier avec les manifestants « l'auto-contrôle » de leurs militants. Et pourtant, tout concourt ici à abandonner cette voie, laquelle, en enfermant le mouvement social dans le cycle pervers de l'illégalité, démultiplie ses actions, et favorise en elles le désordre organisationnel et la logique pulsionnelle génératrice de violences. Certes « les petites émeutes », atomisées de surcroît peuvent paraître plus aisées à « gérer » que les manifestations classiques mais elles le seraient encore plus aisément dans une perspective de pacification, de « réconciliation sociale » qui libérerait les « forces de l'ordre » pour un autre front autrement plus grave pour l'avenir du pays. Il est vrai que ce cas de figure nécessite l'abandon du « populisme autoritaire », cette culture politique qui nous caractérise tant. J'ai lu dans un blog algérien cette note : « J'espère que des officiers libres et patriotes » auront un jour le courage de renverser et de juger cette bande de traîtres, civils et militaires. Et vous verrez que ce jour-là, le peuple, le vrai, fera la fête…" Les illusions ont la vie dure….