« Ce n'est pas mépriser assez certaines gens que de dire tout haut qu'on les méprise. Le silence seul est le souverain mépris. » Sainte Beuve Nul n'a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé que pour sortir en fait de l'enfer. Iguerbouchen fut aussi un talentueux auteur de contes et de scénarios. Réputé à l'échelle universelle, il a marqué son époque en tant que compositeur, tant pour le cinéma que pour la symphonie. Evoquer son nom et l'œuvre qu'il a laissée pour la postérité déclenche, en général, hochement de tête navré et yeux levés au ciel. Et pour cause ! De Mohamed Iguerbouchen on ne sait que peu de choses. Son œuvre dans sa globalité n'a pas fait l'objet d'enregistrements ou si peu, et cet état de fait agace et désole. Parler de Iguerbouchen ? Difficile en l'absence d'archives et de témoignages, même si quelques biographes, hardis, ont tenté de restituer la longue marche de ce prodige qui a commencé par la flûte au pied du mont Tamgout pour finir sous les vivats à l'opéra de Vienne, temple de la musique universelle. « La vie de Iguerbouchen est un conte de fées, si vous suivez sa trajectoire, vous serez fixés sur son destin exceptionnel », nous dit Youcef Merah, poète écrivain et responsable du Haut Commissariat à l'amazighité, qui a consacré une étude à cette figure emblématique, à ce musicologue universaliste qui n'a jamais renié ses origines. Tout est parti de quelques notes jouées avec une flûte de roseau à l'ombre d'une ruelle sentant les embruns de la mer. Mohamed était l'élève du missionnaire et artiste peintre Ross qui avait son atelier rue de Toulon dans La Casbah. Notre jeune prodige fera vite de changer d'instrument et s'attaqua au piano. En 1919, le comte Roth, note Lahbib Hachelaf, historien des arts lyriques, visita Alger. C'était un riche et noble Anglais qui fit la connaissance du jeune Iguerbouchen auprès du peintre Ross. Il le trouva assis au piano, jouant des airs qu'il avait entendus au music-hall d'Alger. Il resta en admiration devant cet enfant qui jouait de mémoire des airs qu'il n'avait entendus qu'une seule fois. Il décida, avec l'accord de ses parents, de le prendre avec lui en Europe. Parti de rien C'est ainsi que le jeune Iguerbouchen devint à Londres l'élève du célèbre musicien anglais, Levingstone. Il entra ensuite à l'Académie royale de musique de Londres, après quoi, il fut envoyé à Vienne pour suivre les cours du rénovateur de la musique autrichienne, Alfred Grunfeld. En 1925, Mohamed Iguerbouchen présenta son premier concert au public autrichien à Bengenz. Dans son programme, il donna des œuvres composées par lui : deux rhapsodies : La rhapsodie arabe n° 7 et La rhapsodie kabyle n° 9. Ces œuvres avaient une couleur bien algérienne. Mohamed n'avait alors que 18 ans. Ces rhapsodies, pleines de fragments de vie, pourraient définir celui qui ne s'est jamais mis au-dessus de sa notoriété. Par pudeur et par humilité, sensible, il écrit juste et ses partitions sont des hymnes à l'amour, à la mort, à la vie. « C'est qu'il sait capter l'air du temps en se mettant au diapason des êtres et des choses », rapporte un ancien chef d'orchestre. Devenu l'ami des artistes, dont Edith Piaf, avec qui il partage la passion, il décide de voler de ses propres ailes. Celui que la critique qualifie joliment de mélancolique fera son chemin avec des œuvres qui seront autant de réussites. La motivation s'opère à travers des mois de sacrifices qui lui permettront de se perfectionner, cherchant toujours le bon rythme, l'émotion, la tension, le déclic. Eternel insatisfait, il déclarait que « son fort, c'était le doute ». C'est pourquoi on ne peut le soupçonner de bricolage, lui le perfectionniste. Il étudie à fond la musique occidentale et son entrée en fanfare à la fameuse Academy royal of music de Londres sonne comme une légitime consécration. En 1937, en présentant sa troisième rhapsodie mauresque, le public est émerveillé. Il applaudit à tout rompre. Il croit, consonance du nom aidant, qu'il a affaire à l'œuvre d'un compositeur russe qui cassait la « baraque » à l'époque. L'amalgame est vite entretenu : Iguerbouchen est appelé Igor Bushen. Mais qu'à cela ne tienne, Mohamed ne tiendra pas compte de ce regrettable quiproquo pour poursuivre son élan. Iguerbouchen, un nom bien de chez nous, « Le champ du chacal », est né en 1907 à Aït Ouchen (Azzefoun), d'où il tire son patronyme. Un talent confirmé Il crée un ballet Féerie orientale qui passe à la télévision française. Puis, il crée un concerto pour piano et orchestre symphonique La rhapsodie algérienne. Puis, une profusion de créations, 600 œuvres au total. Evoquant sa carrière, Mohamed avait déclaré : « Lorsque j'écris de la musique, je suis dans un tel état de surexcitation que j'ai de la fièvre, il m'arrive aussi de pleurer. » Dans les années 1920, au pied du mont Tamgout dans les Aghribs, il ne faisait pas bon vivre à cette époque. La Kabylie se débattait dans la misère et la pauvreté. L'insurrection contre l'envahisseur en 1871 a eu comme représailles génocides, déportations et expatriations. Plusieurs familles n'avaient d'autres choix que de s'exiler massivement, sous d'autres cieux plus cléments. Jeune berger, jouant de la flûte, il hantera les concerts du square Bresson d'Alger, où sa famille s'est installée non loin, au début du siècle dernier. L'enfant des Aghirbs emménagera à Soustara, son nouveau quartier, où il poursuit sa scolarité à l'école Sidi M'hamed Cherif, puis à Sarrouy, jusqu'à sa providentielle rencontre avec le comte anglais, Roth. A l'école, ses dons germaient déjà ! « C'est sous les préaux de l'école, où résonnaient des voix cristallines et enthousiastes que je sentais naître ma vocation. » Une vocation qui fera de lui un compositeur de musique, scénariste, musicologue et présentateur d'émissions radiophoniques. En 1925, il intègre l'école des langues orientales à Paris. « Quand sa baguette magique opérait, il faisait taire à la ronde. » Il invitait la France à reconnaître que l'Algérie est davantage qu'une simple vaste terre céréalière et de vignoble. C'est une pépinière d'artistes, rapporte Kamel Fergane. En 1930, il compose une de ses plus grandes œuvres symphoniques La symphonie n° 6 Kabylia ainsi que Danse devant la mort. En 1956, Iguerbouchen débute comme chef d'orchestre aux émissions de langues arabes et kabyle. 165 œuvres modernes composent une synthèse entre musiques orientale et occidentale. Aux mambos, valses, boléros, succèdent des mélodies pour la célèbre chanteuse Souleïha. Ami d'Albert Camus, il est membre du comité d'honneur de l'Association des journalistes écrivains et artistes de France et d'outremer. A ce titre, il côtoie Taos Amrouche, Emanuel Robles, Vincent Scotto, Mohamed Kamal, El Hasnaoui. Il s'est largement inspiré du poète indien Tagore, versé dans le mysticisme. Fidèle à ses racines Passionné pour les langues, il parle en plus de son kabyle maternel, l'anglais, l'espagnol, l'italien, le français, l'allemand et l'arabe. Sa curiosité le pousse à s'intéresser aux différentes langues berbères, notamment le tamachaq et le tacawit… Dans l'illustration musicale dans le cinéma, il a à son actif, La Casbah d'Alger, Aziza Dzaïr qui le fera remarquer par le grand réalisateur français, Duvivier, qui lui confie la musique de Pépé le Moko, dont le rôle principal est interpellé par Jean Gabin. Zoheir Abddelatif, qui l'a bien connu, témoigne : « Je l'ai connu en 1964 à Alger à la rue Hoche, où j'étais responsable de la Chaîne II. Comme on devait intégrer dans la programmation une émission sur la musique universelle, on a fait appel à Iguerbouchen. Il venait enregistrer chaque semaine. On a appris à le connaître et à apprendre sa musique à plusieurs facettes. Il était aussi virtuose dans la musique d'Extrême-Orient, notamment d'Inde et du Pakistan qu'il affectionnait particulièrement. Avant d'entamer son émission, il se mettait au piano et il exécutait des morceaux choisis pendant plus d'une heure. Les présents étaient ébahis. C'est pourquoi, au fil du temps, le studio était toujours plein comme un œuf. Il me laisse l'image d'un homme courtois, simple, discret jusqu'à l'effacement, malgré le nom qu'il porte. C'était un grand artiste, plus connu hélas en Europe que dans son propre pays. Il est parti dans l'anonymat. Je me rappelle qu'il y avait peu de monde à son enterrement. Il est mort une deuxième fois, lorsqu'on s' est rendu compte que toute son œuvre s'est évaporée et qu'il n'en reste que quelques bribes. C'est dommage. » Puis Zoheir de nous relater les circonstances de sa venue à la Chaîne II. « Mohamed s'exprimait beaucoup plus en français, du fait de son long exil. Il aurait pu aller à la Chaîne III. Mais il a préféré venir chez nous, à la chaîne kabyle. C'est un repli qu'il a fait et je dirais que nous l'avons beaucoup plus recueilli que recruté… » Parcours Mohamed Iguerbouchen est né le 13 novembre 1907 à Aït Ouchen (Aghribs). Il s'intéresse très jeune à la musique. Le comte Roth fait sa connaissance à La Casbah et l'emmène avec lui à Londres où le jeune Mohamed poursuit son apprentissage de la musique. Avec des professeurs de renom, il fera son chemin pour devenir un maestro respecté. Ami des artistes, il en aidera plusieurs comme Salim Halali, qu'il lancera et auquel il fit enregistrer une cinquantaine de chansons, dont la popularité n'est pas à démontrer. Il crée la chaîne kabyle à la radio parisienne au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. En 1956, il est à Alger où il enregistre plusieurs émissions en arabe et en kabyle. Aîné de 14 frères et sœurs, Mohamed s'est illustré toute sa vie durant par la modestie. Il s'est éteint presque méconnu, emporté par le diabète en juillet 1966 à Alger à l'âge de 59 ans. Il repose au cimetière El Kettar.