Mohamed Harbi, historien émérite, a donné jeudi une conférence au Centre culturel français (CCF) d'Alger intitulée « L'écriture de l'histoire et la mémoire ». « La mémoire est oubliée, imposée, manipulée, elle est forcément individuel ; ce qui n'est guère le cas de l'histoire », relève tout de go l'historien. Il cite comme exemple les témoignages des acteurs sur le déclenchement de l'insurrection armée. « Chacun y est allé de son explication. Là on se trouve dans la mémoire », assure-t-il en faisant remarquer que l'historien doit s'en tenir aux seuls faits en « croisant tous les témoignages » pour en tirer l'essentiel. Selon M. Harbi, les témoignages des acteurs servent plus à renforcer une légitimité qu'à décrire une situation, ce qui mène l'historien à prendre le contre-pied. « La mémoire présuppose l'oubli et la sélectivité ou, comme l'affirme Bergson, tend à faire agir », poursuit-il, alors que l'histoire suppose « la distance et la reconstruction des faits ». Tout en parlant de l'Etat qui se fait souvent historien comme il se fait, à sa manière, théologien, le spécialiste de la Guerre de Libération s'est prononcé contre l'idée selon laquelle l'histoire est l'apanage des seuls historiens. Des travaux méritoires, a-t-il dit, sont à l'actif d'auteurs qui n'appartiennent pas à la « corporation » des spécialistes ès qualité. Un travail historique a de tout temps été mené en Algérie et les premiers à s'y intéresser furent les oulémas réformistes qui voulaient produire un « roman national » qui prend le contre-pied du récit colonial du passé, « une contre-histoire en somme » Les deux figures de proue de l'historiographie nationale furent Moubarek El Mili et Tawfik El Madani. Il en a résulté une lecture « unanimiste » qui ne permet pas l'émergence d'un « discours opposé et pluriel du passé ». Les docteurs de la foi s'efforçaient de mettre en évidence « en contradiction avec la réalité » la continuité de la résistance du peuple algérien. Selon M. Harbi, l'autre idée que l'on retrouve dans ces écrits est celle de l'« unité de l'Algérie » dont le ciment n'est autre que l'Islam. Sans qu'ils en soient conscients, ces mêmes historiens ont « puisé dans l'oralité, seule réalité d'une société qui n'a pas évolué vers le scripturaire », relève-t-il en assurant que la mémoire fournit des ingrédients au travail des auteurs. De plus, cette lecture mystificatrice de l'histoire s'est appuyée, selon lui, sur le dogme dont la défense est revenue à un autre alim, Ibn Badis, qui a donné de l'Algérie « une définition identitaire mais non nationaliste ». Le travail des oulémas perd de sa consistance avec la notion de territorialité défendue par Tawfik El Madani, a-t-il ajouté. « Cette vision manque de netteté puisqu'elle se contredit surtout en créant la clôture, notion étrangère au dogme islamique », affirme M. Harbi. « Des réaménagements furent pourtant apportés par Sahli et Lacheref, mais ce fut sans grandes conséquences. Chacun défendait sa conception. Les messalites en avait une et l'Etat indépendant la sienne propre, alors que le FLN de la guerre s'est ingénié à mettre fin aux querelles en se revendiquant du seul PPA », a fait remarquer M. Harbi. L'Etat a mis l'histoire nationale à son service et créera sur le long terme une déchirure irréversible avec la notion de nation. « Les usages publics de l'histoire sont entrés en crise », soutient en substance l'historien, qui bat en brèche le binôme nationalisme-collaboration toujours présent dans le débat public qu'il faut dépasser pour en finir avec les ressentiments. M. Harbi se prononce par ailleurs pour une histoire dénationalisée et apaisée.