Hier matin, au centre-ville de la commune d'Ahnif, à 45 km à l'est de Bouira, six femmes se faisant passer pour des mendiantes ont tenté de kidnapper deux enfants âgés l'un de 2 ans et l'autre de 14 mois, et de voler des bijoux au niveau des maisons dans lesquelles elles s'introduisaient, avant d'être arrêtées par des citoyens. » Ainsi commence la relation précise du reporter du Soir d'Algérie publiée le 23 octobre. Au fur et à mesure que je lisais, je découvrais l'horreur de notre présent social mêlée à des souvenirs anciens : De Sang-froid de Truman Capote, Orange mécanique de Stanley Kubrick, d'autres scènes du Moyen-âge occidental ou encore le portrait des deux sorcières de Dinet que j'avais acheté il y a quelques années et que je ne pourrais plus jamais regarder sans l'associer au récit dense comme du plomb du journaliste. Car avec Capote, Kubrick ou Dinet, j'étais dans la fiction imaginée par ces artistes, construite avec des mots, des images, un tableau, des œuvres d'art donc qui transcendaient la réalité ; mais ici c'est le réel, que décrit sobrement le reporter, qui transcende la fiction ! Des crimes qui s'enchaînaient en séquences définies, minutées dans une série macabre que l'imagination la plus débridée n'aurait pu contenir : vol de bijoux, rapt de bébés devant leur mère, organisation méthodique et rationnelle de l'action avec usage de somnifères, de véhicule, le tout « acté » par des femmes nomades vivant dans des tentes ! Mais qu'est-ce qu'un crime ? Il y a les crimes crapuleux petits et grands, les crimes d'Etat, les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, l'infanticide, le parricide… les jurisprudences et les codes des différents pays pullulent d'exemples, de cas, d'arrêts qui donnent une idée des formes et du niveau des violences civiles et politiques des sociétés. Poètes, philosophes, romanciers, cinéastes et peintres y ont puisé à satiété pour exorciser la « bête immonde » qui gît en chacun de nous. Mais ici, tout se mélange : voler de l'or, soit ; mais des femmes, probablement mères d'enfants, qui volent des enfants à d'autres mères ! Des « nomades » qui utilisent des techniques modernes pour commettre leur forfait, une bande organisée comme les gangs new-yorkais que nous voyons dans les séries télévisées et peut-être un trafic international d'organes qui commence par un petit village de Basse Kabylie pour aboutir probablement à un bateau clinique dans les eaux internationales ou un hôpital proche ou lointain ! Comment comprendre cet événement, l'analyser, l'expliquer ? Bien sûr, il y a l'appât du gain, et la misère des nombreux démunis de la société algérienne d'aujourd'hui est un milieu propice à son attraction. Les lois et les règlements n'y résistent pas, la crainte des sanctions pénales non plus ; quand il n'y a plus d'espoir pour s'en sortir autrement, l'illégalité, l'illicite deviennent une règle de vie pour ceux que les indicateurs de l'Onu classent « en dessous du seuil de pauvreté ». Dans toutes les sociétés du Sud comme du Nord, au Brésil ou en Inde, aux USA comme en France, les statistiques parlent d'elles-mêmes. Mais l'approche socioéconomique ne suffit pas, elle est tout au plus un cadre général qu'il faut observer à travers d'autres angles de vue. Car il y a aussi, j'en suis sûr, beaucoup d'ignorance dans le comportement des membres – les exécutants – du groupe de malfaiteurs ; le mot arabe « gehl », plus fort, serait ici plus pertinent. Et tout d'abord en bas de la « chaîne de commandement », ces femmes nomades qui ne savent pas, ou alors même qu'elles savent ne peuvent saisir la gravité de leurs actes et de leurs conséquences. Femmes, elles peuvent pénétrer dans les demeures ; ignorantes, elles peuvent commettre l'innommable parce qu'elles ne peuvent en comprendre la monstruosité. Chirurgie, greffe d'organes, etc., toutes ces choses, déjà compliquées pour nous, sont inaccessibles pour elles. Ce sont ces deux « qualités » qui en font les parfaites exécutantes de la tâche programmée par le « maître d'ouvrage » : elles correspondent exactement au « profil de poste » si j'ose dire, exigé par le travail. C'est d'ailleurs souvent ainsi : les actes les plus monstrueux sont commis par des exécutants ignorants au point de ne pas percevoir la gravité de leurs actes : les « enfants soldats dans les conflits ethniques en Afrique, les adolescents « éventreurs » de notre guerre civile, les tortionnaires de toutes les guerres, les jeunes dealers de drogue à la sortie des lycées. La justice est sévère avec eux, la morale populaire aussi car les sanctions qu'ils subissent sont proportionnelles à la gravité de leurs actes. Pourtant, si on devait mesurer la gravité d'un acte, sa monstruosité, à « l'intention » de son auteur, c'est à l'autre bout de la chaîne qu'il faudrait commencer, par ceux qui savent donc et qui en maîtrisent les moyens et les fins, soit les donneurs d'ordre, les organisateurs. Alors, et c'est là notre troisième angle d'approche, le principe de responsabilité doit pouvoir être mis en œuvre pour revoir de fond en comble la question « des valeurs » (el quiam) qui guident nos actes. Comme moi, le lecteur du reportage sur Ahnif sera horrifié par la barbarie de l'opération. Son œil, comme le mien, sera focalisé sur ces femmes, « nomades » de surcroît, vivant sous des tentes du côté de Biskra. Comme moi, son cœur criera vengeance et comme les habitants du village, poussera au « lynchage » des délinquantes. Tout se passe comme si leurs caractéristiques de femmes, nomades, misérables, ignorantes aggravaient leur faute. C'est ainsi que souvent le droit, légitimé par la colère du peuple, procède pour rendre justice aux victimes : en sanctionnant sévèrement les « coupables » les plus visibles, c'est-à-dire les exécutants. Mais s'arrêter là c'est faire un tout petit bout de chemin d'une chaîne beaucoup plus longue. En la remontant, on peut alors relier plus étroitement et plus « justement » le degré de culpabilité à celui de la responsabilité, la monstruosité de l'acte aux intentions de l'acteur, qui s'évalue par la connaissance des fins recherchées et des moyens mis en œuvre. Alors, la femme nomade, coupable bien sûr, n'apparaîtra plus que comme le dernier maillon et le plus faible d'une chaîne de responsabilité qui ira jusqu'au « maître d'ouvrage » et, au-delà, jusqu'au maître d'œuvre, c'est-à-dire à l'organisation, peut-être internationale, sûrement nationale, de ce trafic d'un type nouveau que la marchandisation universelle a rendu possible. Alors, il nous sera plus aisé de reconstruire le fait brut et, en le replongeant dans l'orbe des valeurs qui lui donnent son sens humain et social, le réinterpréter d'une autre manière. Certes, les valeurs sont les mêmes pour tous, la monstruosité de l'acte est irréductible. Mais les premières coupables, les femmes nomades prises en « flagrant délit », ne sont pas les « principales » coupables. Ici, l'éthique se détache du droit, la loi morale de la loi tout court ; elles s'inversent même. Le droit que fonde la preuve sera intransigeant avec « les voleuses » tandis que l'éthique sera intraitable avec les derniers de la chaîne, les donneurs d'ordre. Les circonstances, aggravantes ou atténuantes, ne sont pas placées sur le même bout de la chaîne selon la logique des valeurs qui fonde l'éthique ou celle de la preuve qui fonde le droit. Le crime monstrueux d'Ahnif met en scène des acteurs qui sont tous coupables, mais le degré de culpabilité est à lier à la hiérarchie des responsabilités de chacun d'entre eux. Celles des femmes nomades que tout accable, y compris, paradoxalement, leur profil humain et social qui « fixe » l'attention et attise le désir de vengeance, apparaissent évidentes à chacun d'entre nous. Au point qu'elles peuvent servir d'écran et cacher celles autrement plus lourdes des commanditaires lointains et invisibles ; alors elles deviennent « les boucs émissaires » chargés d'absorber toute la violence ignoble de l'acte, y compris la part, bien plus importante, qui incombe à ceux qui les ont recrutées pour la besogne. Après les tribunaux et les sanctions qui apaiseront les gens, ceux-là seront oubliés dans le dédale de la bureaucratie. Ce texte, écrit « à chaud », n'a pas d'autre ambition que de partager avec le lecteur les réflexions que ce crime horrible a éveillées en moi. Car au-delà de la scène décrite admirablement bien par le reporter, j'ai dû faire effort sur moi, pour – effaçant l'image de ces femmes nomades se glissant dans les maisons – discipliner mon esprit et comprendre que derrière elles étaient tapis des monstres bien plus redoutables.