Mercredi 15 octobre Respirez l'air frais (vraiment frais), buvez de l'eau d'une rare qualité et saveur (au robinet), prenez des bains de source géothermiques à Reykjavik : ces trois commandements au visiteur de l'Islande en tête, je débarque à l'aéroport de Keflavik, à près d'une heure de la capitale. A défaut des bienfaits naturels, je suis sur le champ embarqué pour revisiter l'histoire du pays et sa relation historique à l'Algéri e. La romancière et dramaturge, Steinunn J-hannesdóttir, est à l'accueil. Elle dirige sa voiture vers Grindavik, petite ville portuaire qui subit en 1627 une incursion de corsaires menée par Mourad Raïs. Paysages uniques, sans arbres, qui alternent pierrailles basaltiques dantesques, parcelles d'herbe grasse et terres couvertes d'une pellicule de mousse. Des dépôts de lave récente, couleur de suie, forment des collines en miniature. A Grindavik, un vent océanique glace les os. Steinunn me remet son ouvrage dans lequel elle relate son séjour en Algérie en 2000 et ses recherches sur le sort des descendants d'Islandais emmenés par les corsaires à Alger en 1627. Je suis même chargé de remettre un autre exemplaire à Mme Khalida Toumi, dont la romancière se dit grande admiratrice (elle me montre Une Femme debout, livre consacré à l'actuelle ministre algérienne de la culture aux heures sombres de la décennie précédente). Jeudi 16 octobre Déjeuner avec notre guide et les deux premiers participants à la conférence sur « Le raid turc en Islande » prévue samedi. Au temps de la Course, « turc » était le terme générique désignant tous les musulmans, dont la Régence d'Alger. Les désaccords se précisent déjà. Le participant américain, historien, assimile « la guerre de Course » à une guerre de religions. Il projette implicitement les idées actuelles de l'idéologique « choc des civilisations » dans la lecture du passé, bien que la quasi-majorité des historiens, aujourd'hui, tiennent piraterie, course et contre-course, comme partie intégrante du commerce international au Moyen-Age. Captifs, bateaux et frêts étaient vendus et achetés dans d'innombrables ports de la Méditerranée et de l'Atlantique. Des thèses récentes avancent même l'argument d'une machination des armateurs de Marseille et d'autres villes portuaires d'Europe pour empêcher les échanges commerciaux entre l'Afrique du Nord et les Pays nordiques en manœuvrant les corsaires d'Alger afin de les « diriger » vers l'Atlantique Nord. En fin d'après-midi, visite chez Birgir Sigurdsson, dramaturge, et Elsa Stefansd_ttir, sculpteur. Par eux, j'appris en 1988 l'existence du lien historique entre l'Algérie et l'Islande, ensuite découvris d'autres relations avec les Iles Féroé et l'Irlande lorsque les corsaires d'Alger les « visitèrent » en 1629 et 1631. De leur rencontre est issu mon livre « An Icelandic dream » (Un Rêve islandais) publié à Alger en 1994. Sur la table, trônent divers fromages produits ici à partir d'un des meilleurs laits du monde. Ils seraient ravis de recevoir des dattes et oranges d'Algérie en échange des laitages et poissons d'Islande, histoire d'entamer un commerce entre les deux pays digne de notre temps. Dîner avec l'ensemble des intervenants de la conférence. L'historien américain expose avant l'heure ses arguments sur les chrétiens esclaves et les maîtres musulmans au Moyen Âge. Il insiste sur le caractère religieux des guerres navales opposant le Maghreb et le reste du monde. Aucune mention du rôle décisif des chrétiens convertis, renégats pour les leurs (ils étaient des milliers, au service de la Régence d'Alger, de Tunis et de Tripoli), ni du rêve turc de richesse et de pouvoir qui poussait des cohortes d'Européens vers la rive sud de la Méditerranée. Un traducteur canadien introduit son dernier travail, un ouvrage traduit pour la première fois de l'islandais à l'anglais et publié cette année : une chronique de l'expérience du révérend Olafur Egilsson, enlevé en 1627 de la petite ville de Heimaey en Islande et maintenu en captivité à Alger durant une année. The Travels of reverend Olafur Egilsson est un classique de la littérature islandaise, qui fourmille de détails sociaux, politiques, économiques et religieux à la fois sur l'Afrique du Nord et l'Europe au premier quart du XVIIe siècle. L'invité norvégien réfute, quoique timidement, les motivations purement religieuses de « la guerre de Course ». Ce chercheur a visité l'Algérie plusieurs fois et a rencontré l'historien Moulay Belhamissi. Il est venu à son tour présenter un autre livre, Un Norvégien à Alger, écrit par le matelot Niels Moss, capturé avec 13 de ses camarades et retenu en captivité algérienne de 1769 à 1772. L'ouvrage, préfacé par Moulay Belhamissi, a été traduit pour la première fois en français et publié en 2007 grâce à la société pétrolière norvégienne Statoil, en vue de consolider les liens culturels entre l'Algérie et la Norvège (un traité de paix fut ratifié en 1746 entre les deux pays). Le matelot Niels Moss y fait preuve d'un sens de l'observation aigu. La société algéroise est dépeinte sous toutes les coutures avec, ici et là, des surprises de taille - les corsaires algériens priaient trois fois par jour ! A côté des livres, un documentaire historique sur la saga des incursions corsaires en Atlantique Nord. Son coréalisateur est un historien islandais. Il a du mal à défendre son titre, Djihad en Atlantique. Ne vise-t-il pas à donner, lui aussi, une interprétation de la Course, extérieure au travail de générations d'historiens, en droite ligne encore des modèles catastrophistes actuels de La fin de l'histoire, de La Théorie du chaos et du Choc des civilisations ? L'on saura lors de la projection que l'un des conseillers historiques des réalisateurs n'est autre que l'orientalissime Bernard Lewis (à l'origine du titre), autorité américaine sur l'histoire de l'Islam et des Arabes, contesté par beaucoup, dont Edward Saïd pour qui la haine foncière de son objet d'étude est au cœur de ses travaux. Retour à l'hôtel. Sur l'écran télé de la réception, une carte géographique et une flèche en mouvement chevauchée par un nom : « Hurricane Omar », soit Ouragan Omar. Verra-t-on bientôt un ouragan Ben Laden ? Vendredi 17 octobre Départ pour les îles Westman, au Sud de l'Islande. Visite de la ville de Heimaey, seule île habitée de l'archipel. La toute première rencontre dans l'histoire entre Algériens et Islandais s'est déroulée là, au mois de juillet 1627, suite à un débarquement de corsaires qui laissa des traces ineffables dans la mémoire, l'histoire et la culture populaire du pays des Vikings. Une imposante géographie encercle la ville et se faufile entre ses maisons et ses rues. De majestueuses collines se prolongent en arêtes filiformes où que l'œil se tourne, étoilées de tâches vertes, avec la couleur des champs de blé aux moissons. Le petit port a failli disparaître sous la lave du volcan qui se réveilla en 1973. Les coulées incandescentes ont dégringolé au ralenti vers les rives et furent stoppées in-extremis par des jets d'eau froide déversés à l'aide de puissantes pompes par les habitants et les militaires de l'ex-base américaine. La lave solidifiée, noire anthracite, enveloppe les alentours. Vision saisissante. Bouleversements géologiques et diversité géographique font de l'Islande un pays où les éléments naturels sont à leur paroxysme ; contrée sauvage, policée, harmonisée cependant par ses habitants d'une grande civilité et douceur du comportement. L'histoire s'y est installée dans le sillage des corsaires algérois. Les Islandais ont fait du raid de 1627 une attraction permanente avec tours guidés, expositions, conférences et rencontres. L'événement est exploité à des fins touristiques sans limite : l'incursion des corsaires, leur approche, leur stratégie et les moyens utilisés pour surprendre Heimaey font l'objet d'analyses proches de l'expertise militaire. Les méfaits des corsaires sont exposés. Mais également leurs bonnes actions, ainsi que l'atteste le rocher témoin avec plaque commémorative, au centre-ville, du beau geste d'un flibustier. Aux trousses d'une femme enceinte, il la débusqua dissimulée, en pleine délivrance, derrière le rocher. Il découpa alors un large pan de son manteau, enveloppa mère et bébé, et s'éloigna des lieux. Samedi 18 octobre Heimaey toujours. Projection d'un film sur l'éruption qui faillit ensevelir la ville sous des milliers de tonnes de lave et de cendres volcaniques. La catastrophe s'abattit sur la seule île habitée de l'archipel. En début de journée, le soleil rayonnant révèle une ville blanche comme Alger. Il est probable que ses habitants aient opté pour cette peinture afin d'oublier l'épaisse masse noire de la cendre volcanique. Comme il est probable que les captifs islandais rachetés du marché aux esclaves d'Alger aient perpétué à jamais la couleur dominante de la ville méditerranéenne. Les Islandais disent qu'il n'y a pas de temps en Islande, mais simplement des échantillons. Les variations climatiques passent d'un extrême à l'autre en un rien de temps. L'équipe de la télévision islandaise est au courant du livre An Icelandic dream. Je dois ma présence ici à cette publication. L'interviewer demande si les liens historiques entre l'Algérie et l'Islande pouvaient donner naissance à des relations culturelles. Et si les Algériens seraient intéressés par visiter l'Islande. La réponse semble le convaincre. Après-midi. Conférence sur « le raid turc de 1627 ». Le sujet a déjà été épuisé par les discussions « en coulisses ». Quelques notes, cependant, présentent un certain intérêt. Le révérend Lafur Egilsson est contemporain de Cervantès, Shakespeare, Rubin, Richelieu, Descartes, Velasquez, Molière, Pascal, Hobbes… D'autre part, la partie islandaise a de la peine à définir l'événement de 1627. S'agit-il d'un djihad maritime, d'une invasion militaire, d'une chaîne d'action dramatique dans l'histoire de l'Islande ? D'une catastrophe de mains d'homme (à l'image de la crise financière actuelle) ? Ou, en dernière instance, d'un fait historique de la nature d'un trésor culturel ? La réaction du public multiplie les interrogations. Si les captifs européens d'Alger pouvaient pratiquer librement leur foi, comment pouvait-on parler de « djihad » ? Quel était l'ampleur du phénomène des renégats chrétiens ?... Que savons-nous du destin des esclaves musulmans captifs des Européens ?... A l'issue de la conférence, les discussions dérivent sur les catastrophes naturelles. Je les énumère sans oublier les inondations de Ghardaïa… Une voix dans le public me rappelle à une réalité plus large des désastres : « Vous oubliez Bush ! ». Lundi 21 octobre Aéroport de Keflavik. Froid polaire. Dans l'avion du retour, les commandements au visiteur de l'Islande (air, eau, bains géothermiques), s'enrichissent de la notion des liens historiques comme trésor culturel. Les corsaires algériens en avaient créé dans presque toute la Scandinavie, en Irlande, en Grande-Bretagne et ailleurs. Des discussions en privé avec des amis islandais, je décelais comme un appel muet à l'Algérie pour les épauler en raison même de cette profondeur historique qui unit deux peuples qu'une mer et un océan séparent pourtant. L'Islande, durement frappée par l'effondrement et la banqueroute de son système financier, est en effet réduite à quémander des sous auprès de la Russie et d'autres pays La conférence sur le raid algérois en Islande a été organisée à l'initiative du Centre du Patrimoine 1627, de création récente, dont l'ambition est de se transformer en établissement international de recherche et de diffusion du savoir sur l'interaction entre Islam et Chrétienté, d'en faire une plate-forme pour l'étude de leurs relations sur une base aussi scientifique que possible, afin d'encourager le dialogue et la tolérance entre les deux.