Qu'est-ce qui a présidé à votre choix ? Le personnage Si Mohand ? Ou alors la période historique durant laquelle il a vécu ? Je dirai premièrement : j'étais élève de Mouloud Mammeri au lycée de Ben Aknoun, aujourd'hui El Mokrani. Ensuite, et de ce fait, j'ai eu accès à son travail sur les Isefra. Troisièmement, j'ai eu à traiter de cette période de l'histoire de l'Algérie à travers la version algérienne du film sur Isabelle Eberhardt, Errances de Djaâfar Damerdji. Tout comme j'ai eu à travailler sur la même période avec le film Les résistants de Yahia Debboub, que j'ai produit, film qui relatait le drame des déportés de 1871 en Nouvelle-Calédonie. En 1994, j'apprends qu'un scénario sur Si Mohand est déposé au ministère de la Communication et de la Culture, l'auteur est un collègue, Rachid Soufi. Sans hésitation aucune, j'en ai acquis les droits. Il a connu bien des transformations avant de parvenir à la version définitive de novembre 2001, dont je suis l'auteur, scénario et dialogues. J'ai trouvé, par le biais de ce personnage, une nouvelle occasion de traiter de cette période de la colonisation de l'Algérie. La contribution de Si Mohand à la lecture de cette phase de l'histoire, c'est ce côté observation pointue. Il a été sans doute le premier à entrevoir ce qu'avait de particulier la pénétration française à la différence de la présence ottomane ou arabe à laquelle le pays a résisté avant de les adopter. Si Mohand a immédiatement vu que la pénétration française allait tout remettre en cause et bouleverser la société en profondeur. Elle allait remettre en cause la langue, la religion, l'organisation sociale à travers, particulièrement, l'interdiction de la djamaâ, l'introduction de la propriété privée et la loi Warnier, le recensement des populations pour mieux les contrôler, les quadriller, etc. Une grande partie des poèmes de Si Mohand a porté sur le drame vécu par le peuple exproprié, spolié de ses biens, exilé sur son propre sol, réduit, par le nouveau propriétaire à l'état d'ouvrier sur ses propres terres, une situation où les enfants en bas âge étaient soumis au travail. En dehors de la contribution à la langue kabyle, c'est cette prise de conscience de la nature particulière de la colonisation que Si Mohand a révélée. Cette compréhension profonde des effets de la présence coloniale française en Algérie, il ne l'a pas vécue, comme dit Mammeri, « dans la marge, mais dans la mêlée ». Autrement dit ... A peine âgé de 10 ans, son village est rasé, les habitants expatriés par le général Randon en 1856. Quelques années plus tard, lors de l'insurrection de 1871, à laquelle la famille Ath Hmadouche a participé pleinement, son père est fusillé sous ses yeux, son oncle est exilé en Nouvelle-Calédonie et, de nouveau, sa famille expropriée est réduite à se réfugier vers des terres ingrates. Cela pour l'aspect observateur de la société. Cette vigilance, il l'a aussi exercée sur sa propre société, sur ses proches et sur lui-même sans aucun ménagement. Il a vu des personnalités de premier plan se transformer en caïds, suppôts de l'administration coloniale, des imams devenir des indicateurs des gendarmes et de l'administration française. Il a vu toute une société qui a perdu ses repères. Quel est l'apport de Si Mohand ? Peut-on dire, et en quoi, que c'est un homme moderne ? Je vais l'illustrer d'une petite anecdote, presque symbolique. En voulant traduire Si Mohand l'insoumis, le titre du film, en anglais, l'ordinateur a répondu, « The Rebel » ! Un saut d'un siècle ! Le combat de Si Mohand renvoie au combat d'aujourd'hui en Kabylie, dans les Aurès et en dehors de nos frontières pour la réhabilitation de notre identité nationale, pour un meilleur statut de la langue, de la culture et de l'histoire de ce pays. Tous les rebelles d'aujourd'hui sont les enfants de Si Mohand. Et je crois, sans excès, y compris les enfants de Novembre. Eux aussi s'inscrivent dans cette filiation de l'identité nationale. L'autre aspect de la modernité de Si Mohand, pour moi qui ne suis pas linguiste, semble s'inscrire dans l'utilisation de la langue pour dénoncer, une langue qui semble lier une grande technicité et la capacité de traduire des réactions spontanées, immédiates. Ses textes interpellent. Mais bien sûr que, en dehors de la langue, il a contribué à la compréhension du phénomène colonial et de ses effets. L'aspect modernité réside dans la finalité de son combat, sa résistance et son refus de subir les nouvelles normes imposées par la présence coloniale en Algérie. Et je trouve, à la lumière du 50e anniversaire de la guerre d'indépendance, qu'on a souvent mis en avant, à juste raison du reste, le combat armé des patriotes algériens. Avec Si Mohand, la résistance est multiple. Elle revêt plusieurs aspects. Son opposition par son combat intellectuel, son opposition artistique. Ce combat par l'art n'a jamais été reconnu. Peut-on parler aujourd'hui de l'indépendance de ce pays sans évoquer Kateb Yacine ? Outre la résistance armée, il a eu d'autres formes, même s'il ne les a pas inaugurées, il en est la référence majeure. Le combat intellectuel, à la différence du combat armé, n'avait pas pour seul objectif l'indépendance nationale, il allait plus loin. Si Mohand et ceux qui ont initié ce type de lutte s'inscrivent dans une revendication plus complète. L'indépendance oui, mais avec la réhabilitation de l'identité nationale dans ses plus larges dimensions et sa plus grande profondeur. Il a fallu attendre ces dernières années pour que les autorités reconnaissent que l'histoire de notre pays a commencé avec Massinissa, Youghourtha, saint Augustin et bien d'autres... Cette exigence de la profondeur historique du pays est un aspect majeur de la modernité de Si Mohand. Quelle est la part du mythe et de la légende ? Le mythe ou la légende est dans la tête des gens de façon inconsciente et pour sa contribution à l'éveil des consciences, il mérite le statut de mythe. Etonnamment, lorsqu'on examine aujourd'hui la culture amazighe, je serai tenté de dire qu'elle se résume à la poésie de Si Mohand et à quelques contes. Le mythe vient toujours servir de repère d'accrochage à une société déboussolée, mais ce qui ne procède pas du mythe, c'est le combat de Si Mohand pour la langue et pour son pays. Si l'Emir Abdelkader est le mythe du bâtisseur de l'Etat algérien moderne, Si Mohand est le mythe de celui qui a porté la langue kabyle au plus haut niveau et le mythe du résistant et de l'observateur avisé de sa société. Je crois que, là aussi, la société kabyle de l'époque, en perte de repères, a trouvé avec Si Mohand celui qui pouvait la personnifier le mieux, mais aussi entretenir cette flamme de la résistance qui trouvera son débouché le 1er novembre 1954. Comment concilier l'homme de liberté et le libertin qu'il fut aussi ? Ce n'est pas la lecture que je privilégie. Nous parlions du mythe, de l'absence d'informations relatives à notre personnage. Il est d'usage d'attacher au poète, à l'artiste des comportements que la morale courante réprouve, mais ce qui est avéré, c'est qu'à 30 ans Si Mohand se trouve, après un drame vécu dans sa chair, sa famille et lui, sans terres, sans maison, sans travail. Et 30 ans durant, il va sillonner l'Algérie de part en part. Je crois qu'aucune morale, pas même celle inculquée par l'école coranique, qu'il a longtemps fréquentée, ne pouvait résister à cette terrible destinée. Cette vie d'errance, cette vie d'exil lui a fait connaître le monde dans sa réalité la plus dure. Il dormait où il pouvait, il mangeait s'il y avait à manger, mais il a vu, pas seulement les Français, mais tous ceux qu'il a regardés, dans leur nudité crue. Il a trouvé plus de générosité chez les h'chaïchis et plus de tolérance chez les prostituées que chez les dévots. S'il n'avait pas toutes ces qualités, m'avait un jour confié, en substance, le Dr Saâdi, auquel j'avais fait part de mon projet, comment nos grands-mères, nos mères auraient-elles pu protéger et transmettre sa poésie si elle se réduisait à ça ? Mammeri disait que Si Mohand a créé : « Il semble qu'il n'ait pas existé avant lui le type du poète à la fois élu et damné, libéré des canons de conduite communs et dont le rôle prestigieux - à la limite démoniaque - est justement d'apporter, dans une société enserrée jusqu'à l'étouffement dans les règles d'une tradition tyrannique, l'exemple et la dose d'une anarchie compensatrice. » Pour moi, Si Mohand ressuscité, c'est Kateb Yacine. Est-ce que le combat multiforme de Yacine pouvait être réduit à deux joints ? Je ne sais plus qui disait que de tels personnages sont utiles, car ils sèment le doute et nous amènent à nous interroger. Entre le « nous sommes arabes, trois fois arabes » de Ben Bella et la reconnaissance en paternité de Massinissa, Youghourtha, saint Augustin, on mesure aisément la grandeur de leur contribution... Je crois que la reconnaissance du fait amazigh en Algérie et la création du Haut-Commissariat à l'amazighité (HCA) sont un lointain écho du combat de Si Mohand, même s'il reste encore en avance sur ses objectifs et sur ses résultats. Aujourd'hui, travailler à l'amazighité, c'est travailler à l'algérianité. parcours express Son ami Boudjemaâ dirait de lui : « Ma parole que c'est le meilleur des hommes... » Liazid Khodja est un sexagénaire qui ne triche pas s'il paraît quadra. Il est de ces personnes qui confirment que la bonté humaine et l'honnêteté intellectuelle préservent et conservent. Né à M'sila, ce cinéaste à la carrière atypique est licencié en sociologie de la Faculté de lettres et sciences sociales d'Alger, après une formation à l'Institut de cinéma d'Alger (INCA), puis à l'Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) de Paris. Il a pas mal bourlingué comme responsable dans différentes administrations qui s'occupent d'audiovisuel en général , de cinéma en particulier. Cinéma pour lequel il s'est consacré depuis le temps où l'Algérie savait encore en faire. Il est chef monteur sur Les Hors-la-loi de Farès, Zone interdite de Lallem, Guerre de Libération de Beloufa, producteur de plusieurs courts et longs métrages dont Les enfants des néons de Tsaki et Les résistants de Debboub. Il est enfin auteur de Si Mohand U M'hand l'insoumis.