Sur la Chine, les chiffres et les statistiques peuvent donner le vertige sans pour autant nous permettre l'accès au code sur le mystère de ses succès fulgurants. Mais alors, comment rendre compte de ce grand pays et de ses habitants sans se laisser envahir par la démesure d'une comptabilité abstraite ? Rien de mieux qu'une petite balade. Nous voici à Pékin à la rencontre des choses de la vie. Place Tienanmen. C'est ici le centre national de gravitation. Alignés dans un ordre impeccable par rangées de dix, des centaines de milliers de Chinois en costume sombre accomplissent le pèlerinage au mausolée de Mao-Zédong. La procession interminable est rythmée par les vacarmes des haut-parleurs qui diffusent les consignes pour l'ordre, la discipline et la sécurité. La dépouille du grand timonier repose dans un bâtiment blanc d'allure austère dimensionné à la mesure de l'homme. La place peut contenir une ville aux dimensions algériennes. Les touristes, en grande majorité des Chinois, viennent en groupe de toutes les provinces. Ils se distinguent par les couleurs des casquettes. Ils suivent le guide qui porte un drapeau et qui est muni d'un haut-parleur portatif. Ces joyeux touristes, heureux et disciplinés comme des gosses en vacances, découvrent leur pays. Pour la plupart, c'est leur première sortie depuis leur venue au monde. Les femmes sont rares. Pour le reste du monde, la place Tienanmen symbolise la résistance au communisme. Ce point de vue agace les Chinois. « Ah ! disent-ils, vous parlez de cet individu de 42 ans qui se prétendait étudiant ? » C'est ainsi qu'est perçu cet homme debout face aux chars sur la place Tienanmen dont les images ont fait le tour du monde. Tienanmen signifie la Porte de la Paix Céleste. Ce lieu marque deux points de repères ; le premier est Impérial et l'autre Révolutionnaire. Durant deux mille ans, l'empire a été administré et contrôlé par la succession des empereurs. Cette Chine a tourné la page le premier octobre 1949, quand Mao a proclamé ici-même la République populaire de Chine. Quelques centaines de mètres plus loin, c'est l'entrée majestueuse de la Cité interdite dont le mur d'enceinte, couleur pourpre, est flanqué du portrait du guide. L'immense palais résidentiel qui a vu passer tant de monarques est aujourd'hui un lieu touristique. C'est le choc pour les visiteurs devant tant de splendeur. Classé patrimoine de l'humanité et largement médiatisé par le film Le Dernier Empereur, il couvre 72 ha. Notre jardin du Hamma compte 50 ha. Dans ces vestiges, l'empereur, dieu vivant, était entouré de trois mille concubines, une mère qui régente l'immense harem et la favorite. L'empereur ne sortait de sa forteresse qu'en cas de nécessité absolue. Socialisme de marché Après les succès des JO, la Chine prépare le soixantième anniversaire de la Grande Révolution qui aura lieu en octobre 2009. On peut toujours chercher les signes extérieurs du communisme. On n'en voit aucune trace. Les anciens slogans populistes et les mots d'ordre du guide ont cédé la place aux écrans de publicité. Les immenses tours de la capitale affichent de gigantesques panneaux lumineux à haute définition à la gloire des nouveaux héros et des produits de luxe. Les temps ont changé. Ibn Khaldoun, qui a vécu à l'époque des Mings, n'est pas venu en Chine. Il a cependant énoncé une loi qui peut expliquer le mystère de la Chine d'aujourd'hui bien mieux que les statistiques. Il dit qu'il y a une naissance, un apogée et une fin pour toute dynastie (ou régime). Il en fut ainsi pour la révolution communiste. Elle a duré 50 ans. Depuis la haute Antiquité, la Chine a inventé beaucoup de choses, comme la boussole, la poudre ou le papier. Son dernier brevet, c'est le socialisme de marché. Ce nouveau concept renvoie, en fait, au capitalisme sans accompagnement social. Chacun pour soi. A l'origine de ce grand virage il y a une petite phrase de Deng Xiao Ping, qui a rappelé à son peuple cette sagesse toute chinoise : « Qu'importe la couleur du chat, pourvu qu'il chasse les souris. » De tous les discours du successeur de Mao, c'est cette phrase qui a été la mieux retenue. Le pays s'est ouvert au monde depuis une quinzaine d'années. Les Chinois découvrent les plaisirs de la consommation et la loi du marché. Pour les hommes, le paradis c'est la réunion de quatre éléments : une épouse japonaise (réputée fidèle et soumise), un cuisinier français, le salaire d'un Nord-Américain et l'impôt actuel chinois. Ce fantasme qui a fait le tour de Pékin, traduit surtout l'espoir d'en finir avec de vieilles frustrations imposées par un système en béton marqué par de longues marches et des révolutions culturelles difficile à digérer. Les mutations touchent aussi le tourisme. La Chine entame une nouvelle carrière dans ce domaine avec modestie et beaucoup de savoir-faire. Cinq à six millions d'étrangers c'est peu. Mais c'est une destination qui va probablement bouleverser le flux touristique à l'échelle asiatique. Le début est prometteur. Les étrangers sont franchement impressionnés par le savoir-faire des Chinois. L'hôtellerie et la restauration sont gérées par des jeunes gens. Dans la rue, les Chinois sont détendus, souriants. Ils cherchent le contact avec l'étranger. Et pas seulement dans un but commercial. Aucune réticence devant les photographes qui mitraillent n'importe quoi. Chez de très nombreux Chinois, on ressent une certaine naïveté dans la perception du monde extérieur. Malgré l'explosion économique qui propulse le pays parmi les stars du monde, la pensée de Confucius resurgit comme une certitude qui rassure. On attribue toutes sortes d'idées à ce sage philosophe, mort dans l'indifférence, sans avoir laissé aucun écrit. Avec beaucoup d'aplomb, le Pékinois affirment que selon Confucius, « une femme doit obéir à son père avant le mariage, à son mari et à son fils lorsqu'elle est veuve ». Je veux vérifier cette sagesse auprès d'une jeune commerçante dans un bazar dédié à l'électronique. La réponse a été cinglante : « Moi j'obéis à mon employeur », et sans perdre le nord, elle me propose un baladeur sinon un téléphone portable, sinon un appareil photo. Le changement a été très rapide. Dans la rue, les Chinoises roulent en voiture de luxe, en moto ou en vélo. Elles sont habillées dans un style moderne. Les horaires de travail sont : 8 heures -17 heures avec un temps de pause déjeuner. Elles sont numériquement inférieures aux hommes. Ce déséquilibre démographique étrange donne aux femmes un statut particulier. Pour trouver épouse, les hommes célibataires et financièrement aisés vont au Vietnam. Un volcan en observation Pour ce qui est de l'arrière-cour, Pékin, Shanghai et les grandes villes attirent une foule de gens pauvres. Des malades, des handicapés sans ressources mais aussi des femmes et des hommes valides qui traînent leur misère dans les rues. La paysannerie paie un lourd tribut dans ces bouleversements nationaux. Les jeunes des campagnes se précipitent sur les chantiers. Ce phénomène est observé par les autorités chinoises comme un volcan porteur de risques. Il intéresse la planète tout entière. En effet, et si les paysans Chinois désertaient leurs rizières ? Si les chiffres de l'agriculture décrivent un déclin de la production ? La question fait froid au dos et pas seulement aux experts du programme alimentaire mondial. En effet, la Chine dispose de réserves financières suffisantes pour honorer sa facture alimentaire en cas de crise. Si la dégradation des conditions de vie et de travail des paysans chinois s'accentue, ce grand pays d'un milliard trois cents millions d'habitants devra combler ses besoins dans le marché mondial des céréales avec les conséquences qu'on imagine ; hausse de la demande, flambée des prix et réactions en chaîne qui nous touchent directement. Comme le reste de l'hémisphère Sud.