Après un séjour en Libye, puis au Venezuela, le premier président de la République a largué les amarres dans sa ville natale Maghnia (Tlemcen). Un retour qu'il apprécie toujours. « C'est toujours un bonheur de retourner chez soi, de revoir sa famille, ses amis et pouvoir prendre un café », dit-il lentement du haut de ses 88 ans. A chacune de ses visites, sa maison, située à la rue Larbi Tebessi, se transforme en lieu de pèlerinage. Un pèlerinage, pourtant, qui ne nous est pas toujours permis. Ou pas facilement. « Il ne pourra pas vous recevoir, il est fatigué, il est en famille. Et puis, vous El Watan vous lui êtes hostiles », nous mitraille celui qui fait office de garde du corps. Trois véhicules de la BMPJ sont stationnés des deux côtés de la rue. Une protection rapprochée, mais pas trop ostentatoire. Usant de subterfuges, nous nous introduisons dans le patio de la demeure. Ben Bella, contrairement aux affirmations de ses vicaires, nous accueille avec joie, nous offre du café et des gâteaux. Puis, affairé à régler un problème familial, il nous demande avec élégance : « Accordez-moi quinze minutes, restez dans le patio, ne partez pas. » Son neveu Nasro insiste pour qu'on s'installe confortablement. « N'ayez cure des remarques de certaines gens », dit-il. Bizarrement, une personne s'étant affublée du titre de protocole d'un jour nous apostrophe : « Essayez de comprendre, il est fatigué et puis il est presque midi, revenez le soir. » Et il nous fait sortir subtilement. Une décision que Ben Bella n'appréciera pas. « Pourquoi l'avez-vous laissé partir ? » Qu'à cela ne tienne... A l'affût de ses déplacements, nous le retrouvons, vingt-quatre heures plus tard, à l'hôtel El Izza où il inaugurait un séminaire national sur l'hypertension auquel ont participé près de quatre cents spécialistes des quatre coins du pays. « C'est toujours un bonheur de voir sa ville organiser une rencontre de cette importance », fit-il simplement, mais avec fierté. Et puis, inexplicablement, des personnes tentent de nous interdire de nous approcher de lui. Comme s'ils avaient peur de quelque chose. C'est à peine si on ne nous fait pas sortir manu militari. Qu'à cela ne tienne... Ayant eu vent que l'ancien Président va honorer l'équipe de football qui évolue en Interrégions et leader de son groupe, nous nous pointons au stade. « C'est moi qui ai construit ce stade, j'ai joué avec ce club dans les années trente, je portais le numéro cinq, mais nous n'avions pas les moyens que vous avez aujourd'hui », rappelle-t-il avant de se remémorer son époque, non sans émotion. Des arcades du stade fusent des youyous. Dans la salle Méliani où nous sommes invités à une collation, nous nous attablons avec Ben Bella sous l'œil rageur du garde du corps. « Vous savez mes enfants, l'amnistie, c'est le garant de la stabilité du pays. Sans pardon, on ne pourra pas évoluer », suggère-t-il. Quelque peu fatigué, mais à l'aise, Si Ahmed revient à ses souvenirs, Jamal Abdenacer, particulièrement. « J'avais un problème de communication avec lui. J'essayais de parler l'arabe et ce n'était pas toujours facile. Mais au-delà de ce problème, dès les premiers instants, on s'est compris. Ainsi est née notre amitié », confie-t-il. Celui qui dit avoir lu les philosophes comme Ibn Rochd, Ibn Tofayl, Kant, Foucault et toute l'œuvre de l'écrivain égyptien Nadjib Mahfoud, aime répondre aux questions des jeunes qui l'entourent. « J'aime Mohammed Dib et sa trilogie dont l'action se passe dans la ville de Tlemcen où j'ai passé une partie de ma vie », dit-il. Pressé d'expliquer pourquoi il n'a pas encore décidé d'écrire ses mémoires, Ben Bella affirme : « Pourquoi parler du passé ; un passé douloureux, c'est vrai, mais c'est du passé. Regardons vers l'avenir, c'est plus utile. » Apparemment non disposé à évoquer les points chauds de notre histoire, l'ancien Président préfère plutôt parler de ses grands amis, des personnalités du monde et de raconter des anecdotes. « Nasser m'envoyait des tonnes de livres et des disques d'Oum Kaltoum. Ah oui, il m'envoyait des films, aussi. Et avec Che Guevara ? Avec Che, nous parlions beaucoup d'autogestion, même si ce système de gestion ne lui plaisait pas », se souvient Ben Bella. De Khrouchtchev, il raconte avec le sourire : « Un jour, alors que j'étais son invité à Moscou, il me traita de réactionnaire parce que je ne buvais pas d'alcool. Mais, il se ravisa rapidement lorsque étant dans un état d'ivresse avancé, il me dit : non, vous avez raison. Vous voyez, je suis responsable de la moitié de la terre, et dans cet état, je mets en danger l'Etat et le monde entier. » Notre discussion est entrecoupée par les va-et-vient des personnes voulant se photographier avec le Président. Pour éviter la polémique, Ben Bella tente d'éluder certaines de nos questions. « L'Algérie a tous les atouts pour être une grande nation, faisons en sorte pour qu'elle soit ainsi. Remuer le passé ne sert à rien », dit-il. Depuis ses déclarations, jugées polémiques, sur la chaîne qatarie Al Jazeera, l'ancien Président est devenu prudent. Ou plutôt son entourage. Des conseillers d'un jour. Ceux-là qui l'avaient renié à l'époque où évoquer le nom du raïs valait à ses auteurs la torture dans les sous-sols de la Sécurité militaire du temps de Boumediène. Mais bon... Et il ne plaît pas au Président de revenir sur cette période. D'anciens militants du Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA, parti dissous) à l'époque où le parti n'était pas encore agréé, se pointent sur le seuil de la porte. « Nous étions les véritables opposants au régime, nous étions dispersés dans toute l'Europe. Maintenant, on ne nous laisse pas revoir notre chef d'autrefois », crient-ils. Le chef n'est pas au courant de leur présence. Les gardes excellent dans l'art de la filtration. On aurait aimé obtenir une interview de Ben Bella. Peine perdue. « Estimez-vous heureux d'avoir réussi à voler toutes ces déclarations », lance à regret son entourage. « Je reviendrai pour mon jubilé, inchallah ! », nous rassure-t-il. On parle de la venue de Mandela et d'autres personnalités du monde pour cet hommage que va lui rendre son équipe de football. Des youyous fusent des arcades du stade. Ben Bella s'engouffre dans la Mercedès mise à sa disposition par la wilaya de Tlemcen. Ben Bella n'a pas vraiment perdu de sa verve. Surtout pas de son statut. Depuis peu...