La hargne exprimée par l'agression génocidaire de l'Etat d'Israël à l'égard du peuple palestinien à Ghaza, une de plus, m'amène à me poser des questions : le sionisme, idéologie fondatrice de l'Etat d'Israël, sert-il finalement le peuple juif dans la longue durée ? Comment un peuple qui a traversé 4000 ans de sa propre histoire à survivre à toutes les épreuves s'est réduit à reproduire la même violence de ceux qui l'ont de tout temps persécuté, exterminé, pour l'investir contre ceux qui l'ont de tout temps accueilli, toléré, sécurisé, faisant fi de sa propre éthique ? Cette intelligence, par laquelle le peuple juif a pu se préserver dans son identité, lui a-t-elle servi à tirer les leçons de l'histoire pour sa propre pérennité dans la mémoire de l'humanité ? De telles questions m'ont été inspirées par la lecture d'un ouvrage d'un intellectuel juif, Jacques Attali Les Juifs, le monde et l'argent, que je venais d'entamer juste avant l'agression de Ghaza. Que le hasard fait bien les choses ! Les données sur lesquelles s'appuient cet exposé sont reprises de cette voix juive. Mythes et principes fondateurs du judaïsme Attaché dans sa « genèse » biblique aux mythes de « peuple élu » et de « terre promise » (la Judée et Samarie), le peuple juif ne cessera de connaître, depuis son origine, l'errance et le nomadisme. Aux mythes se superposent des principes de la doctrine hébraïque conçus par la Torah, sorte de recueil de textes jurisprudentiels principes posés par les juges de la communauté. Parmi ces principes, la recommandation religieuse de faire fortune, car, disent les juges, un homme riche est préservé de la tentation de voler et il ne peut nullement étudier et surtout donner. Avec l'argent, on évite la violence par l'achat de la paix. De cette recommandation qui procure, entre autres, un temps consacré à l'étude et donc à forger l'intellect, d'où l'excellence juive dans les sciences et les arts se greffe une seconde recommandation la « tsédaka », la charité, l'aumône, racine de notre terminologie arabe, la sadaka. Pour protéger l'identité du groupe, la tsédaka (protection sociale) est adressée à tous ceux qui risquent d'être exclus de la communauté par leur pauvreté ou par leur rébellion. Elle est fixée à 1/10e du revenu dont chacun doit s'acquitter et verser au temple. La vocation de celui-ci est le soulagement des pauvres, il devient la chambre forte qu'utilisent aussi l'Etat et les grandes richesses pour abriter leurs fortunes (l'exode). Faire fortune oui, mais sous quelle forme ? Eviter la richesse foncière, mais plutôt s'investir dans le meuble, la richesse transportable sous la forme monétaire, argent, or ou pierres précieuses. Puisque les Hébreux sont appelés, au vu des épreuves, au nomadisme, à changer perpétuellement d'espace, d'où la spécialisation du peuple juif, bon gré ou mal gré, dans le commerce, notamment celui de l'argent (la finance). Si le prêt avec intérêt est interdit par la Torah entre juifs, il est licite à l'égard des non juifs. Pris au piège par leur propre doctrine, la quête de la richesse sous forme d'argent et sa thésaurisation par l'usure devient l'enjeu du rapport des juifs avec les autres. Finalement, l'argent, qui aurait dû éviter la violence, ne fera que l'attiser. Ainsi dans l'antiquité, l'errance du peuple hébreux, plus tard nommé juif, commence dans les terres de la Mésopotamie 18 siècles avant notre ère, entre conquête de la Judée et reconquête face aux convoitises des peuples et Etats environnants : Hittites, Philistins, Apirus, Cananéens, Hykos, Egyptiens, Babyloniens, Perses, Grecs. Pour se terminer avec la destruction du second temple (à Jérusalem), en 70 de notre ère et la soumission dans l'empire romain. A l'approche de l'avènement du Christ (-300) ; c'est en Egypte que datent les premiers portraits de juifs comme « usuriers » ou « meurtriers ». L'antijudaïsme est grec, alexandrin, avant d'être chrétien. L'antijudaïsme chrétien L'antijudaïsme chrétien (qualifié plus tard antisémitisme) prend sa source à l'origine de l'ère chrétienne de deux facteurs. D'une part, du fait que Jésus étant Juif, c'est son peuple qui l'a tué. Par ce péché originel, les juifs ne s'affranchiront jamais de l'accusation chrétienne d'être déicide, selon l'interprétation de la « trinité » (concile de Nicée en 325). D'autre part, le fait que mis à part les proches juifs qui ont cru en Jésus, ceux de son village natal (Nazareth), désignés dans le Coran par le terme de « en naçara », les peuples qui l'ont suivi n'étaient pas les juifs, mais plutôt les païens qui vont devenir ses chrétiens. Ayant rejeté leur propre envoyé de Dieu constitue pour les chrétiens le crime incompréhensible des juifs à l'égard de Jésus. A ce conflit théologique judéo-chrétien se superpose la doctrine chrétienne quant à la richesse, à l'argent. Contrairement à la recommandation judaïque, la chrétienté glorifie la pauvreté comme marque de foi. La richesse n'est faite que pour la splendeur de l'église par les offrandes. Le rapport à la richesse matérielle est honni. Pis encore, le commerce de l'argent. Au Moyen-Age, prêter reste absolument interdit aux chrétiens : tout prêteur est considéré comme un diable qui tente l'emprunter et crée les conditions de sa ruine. Le prêt et le prêteur sont à l'image respectivement de la pomme et du serpent dans le jardin d'Eden, mais l'Eglise n'interdit pas aux fidèles d'emprunter. L'impasse est donc totale entre les besoins économiques et l'idéologie religieuse. Voilà donc les juifs devenus prêteurs de fait en même temps que soumis. Un mal, mais un mal nécessaire. Par un savant mélange de théologie et d'économie, l'Occident va bientôt se débarrasser de ses créanciers (les juifs) en les accusant de déicides. Les communautés juives vont ainsi devenir les cibles d'attaques nouvelles glissant sans cesse d'un domaine à l'autre. On en veut aux juifs d'avoir fourni leur Dieu et leur argent parce qu'on s'en veut à soi-même de ne plus pouvoir se passer ni de l'un ni de l'autre. Prêteurs de Dieu, prêteurs d'argent, on les accuse indifféremment d'être voleurs, exploiteurs, parasites, accapareurs, usuriers, comploteurs, buveurs de sang, empoisonneurs, assassins d'enfants, profanateurs d'hosties, ennemis de Dieu, assassins du Christ, jaloux de Jésus. Suite aux multitudes scènes de massacres collectifs que l'antijudaïsme chrétien fait subir aux communautés juives éparpillées dans l'Europe médiévale jusqu'aux scènes de suicides collectifs, l'église souhaite qu'on pille les juifs, mais pas qu'on les massacre : ils sont témoins de la mort du Christ. Aussi, après les avoir parqués dans des ghettos (terme vénitien), après avoir incité à les haïr et ne pas rembourser leurs prêts, elle prétend encore les protéger. A la fin du XIIIe siècle, le crédit se développe en Europe. En 1267, le concile de Vienne observe encore que les prêts juifs détournent en gages des biens que l'église lorgne et qu'ils sont devenus si nombreux et puissants que les revenus du clergé éprouvent une diminution considérable. La conclusion est vite tirée : il faut les expulser. Ainsi, la pratique du judaïsme est prohibée en Angleterre en 1272. Expulsion de 15 000 juifs qui y vivent. Même traitement pour la France. En Allemagne, expulsion de tous les juifs à Berne (1294). En 1298, massacre de 100 000 juifs installés dans les villes de foires. C'est le plus grand massacre perpétré jusqu'alors dans l'histoire des juifs d'Europe. Ces exemples ne sont que quelques-uns parmi tant d'autres faits de persécutions et d'extermination de l'antijudaïsme chrétien ayant imposé aux juifs d'Europe une insécurité incessante et une mobilité perpétuelle. Face à laquelle les juifs n'ont cessé d'approfondir aux plus petits détails du comportement l'exégèse théologique apte à préserver leur identité en toute épreuve. Terres d'Islam : havres de paix Devant cet antijudaïsme chrétien extrême, les juifs n'ont trouvé que les terres d'Islam comme refuge. Entre les IXe et Xe siècles, alors que les juifs avoisinent les 100 000 dans toute l'Europe chrétienne des 6 millions qui vivent de par le monde, le reste se trouvait pour l'essentiel en Islam et à Byzance. Accueillies, tolérées et protégées, les communautés juives cohabitent avec les musulmans dans l'ensemble en toute convivialité. Comment ne peuvent-elles pas l'être, alors qu'elles sont autant que les chrétiens les « gens du Livre ». Avec une différenciation dans le statut des deux par rapport aux musulmans, celle de communauté « d'himmi », astreintes à l'impôt de la capitation (J'izya) en contre-partie de l'obligation de l'Etat islamique d'assurer leur protection dans leur honneur et leurs biens. Et si les juifs ressentaient en ce statut une marque d'humiliation, que pouvait-elle peser en la circonstance devant celle que la chrétienté leur a fait subir jusque-là ? Et s'ils voyaient en la capitation une mesure discriminatoire, alors qu'elle imposait dans sa contrepartie obligation à l'Etat de les protéger de sorte qu'elle leur assurait stabilité et sécurité ; que pouvaient compter les frais de cette capitation devant la menace perpétuelle de l'expulsion et d'expropriation que la chrétienté leur a fait payer jusque-là, alors qu'ils étaient disposés à lui offrir des redevances de séjour à n'importe quel prix, en vain ? Au temps des Omeyyades et des Abbassides, l'élite juive était associée à la gestion de l'Etat, en l'occurrence sa finance et la collecte des impôts pour le trésor public astreinte aussi au mouvement de pensée à la science et aux arts. Mais c'est l'Andalousie qui constitua pour les juifs de l'Europe le havre de paix et l'asile sécurisant devant l'antijudaïsme chrétien. Pas pour longtemps cependant, en juin 1390, la herse est levée. Dans la lancée de la reconquista espagnole, le zèle de son fondamentalisme catholique supplante celui de la papauté de Rome. Désenchantés, les 300 000 juifs d'Espagne ibérique sont aux aguets sentant monter encore une fois la menace. L'inquisition ibérique s'instaure : 50 000 juifs massacrés, le 1/6e de la communauté, 100 000 se convertissent « conversos » (surnommés « marranos », porc par les chrétiens). Devant cette opération antijudaïque chrétienne poussée à son paroxysme début du XVIe siècle, la plus grande partie des 145 000 juifs qui abandonnent la péninsule ibérique finissent leur voyage en terre d'Islam, dont 93 000 en Turquie et 30 000 au Maghreb (10 000 en Algérie et 20 000 au Maroc). Le reste éparpillé en Europe (Italie, France, Hollande, Grèce, Hongrie, Pologne, Balkans, au total 16 000), Egypte (2000) et Amérique (5000). C'est l'épisode de l'empire ottoman au sein duquel la sublime porte confie à l'élite juive les portefeuilles de sa finance et de sa diplomatie. Après son annexion à l'empire ottoman, moins de 100 000 juifs vivent en Palestine. Dans cet empire, les nombreuses communautés juives « vivent à peu près librement, parfois persécutées, jamais expulsées ». (J. Attali, op. cit, p 311) Au Maroc, cette élite faisant partie de la cour a eu à conseiller ses sultans depuis les Saâdiens jusqu'aux Allaouites d'aujourd'hui. En Algérie, elle a eu à bénéficier du monopole de son commerce et de son crédit. La « maison Bakri/Bouchnak » de Livourne est là pour pousser la « Régence d'Alger » à la banqueroute et au complot du « coup de l'éventail ». Reniant l'hospitalité de siècles antérieurs, les juifs d' Algérie n'hésitent pas à saisir l'opportunité d'accéder enfin au statut de la citoyenneté française par le décret Crémieux en 1872 (ministre juif de la Justice dans le gouvernement français) drainant par là tous les juifs d'Afrique vers l'Algérie pour passer dans le camp du colonialisme français, en attendant la partition de la Palestine en 1947 et rejoindre en masse la guerre de 1948 pour défendre « la terre promise ». (A suivre) L'auteur est : historien, université d'Oran