Plus on lui collait des étiquettes, plus on pensait l'enfoncer. Mais de ces attaques, Mabrouk n'en avait cure car, assure-t-il, «rien de tout cela n'est vrai». Hier comme aujourd'hui, Belhocine assume pleinement son combat pour l'identité culturelle et ce ne sont certainement pas ceux qui s'ingénient à écrire l'histoire avec une gomme qui lui feront barrage. Si Mabrouk répond avec calme à la question : «J'étais nationaliste algérien et non pas berbériste. Enfant de la Soummam, j'ai fait mes études à Sétif et à l'Ecole normale avec des camarades arabophones. Cela dit, je revendique mon identité berbère qui était occultée. Sachez que le problème de la nation algérienne n'a pas été débattu. Il n'y a pas eu de réflexion sur la nation et le nationalisme. On a pris le contre-pied de la doctrine colonialiste. Algérie française – Algérie arabe. Des étiquettes et des slogans, voilà tout», constate-t-il en précisant «qu'on n'a pas dissous notre personnalité, notre identité amazighe. On n'a jamais signé un renoncement, c'est cette position qui dérangeait à l'époque.» Mabrouk est né en 1921 dans le grand douar des Beni Oughlis du côté de Sidi Aïch où il fait ses classes à l'école du Marché. Après son certificat d'études, en 1934, il rejoint le collège de Sétif où il réussit l'examen d'entrée à l'Ecole normale. En 1939, la revue Ifriqya de Sahli Cherif lui fait découvrir et apprécier Massinissa et Jugurtha, qui, à ses yeux, n'avaient pas eu leur place dans l'histoire algérienne. «Les Français ont fait de petits chefs de tribu des monuments et des montagnes, alors qu'un pan entier de notre culture n'avait pas droit de cité. De fait, j'étais animé par le désir de développer cet aspect culturel historique.» JUSTESSE DU COMBAT C'est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu'il entre en politique, convaincu de la justesse de son combat nationaliste. «En 1946, raconte-t-il, je suis arrivé comme un cheveu sur la soupe. Il y avait le groupe des 5 avec Aït Ahmed, Oussedik, Ould Hamouda, Aït Medri, Laïmèche qui avaient rejoint le maquis en 1945, avec Bennaï Ouali. Au départ, j'étais frustré par le fait que le parti mettait l'accent sur l'Algérie arabe et occultait l'autre dimension culturelle. On n'était pas contre, mais une année après, cela devenait un leitmotiv. Je m'expliquerai cette tendance par le fait que le PPA a récupéré le mot "algérien" alors qu'on était indigènes musulmans non naturalisés. En 1947, le MTLD, parti légal à vocation électorale, avait pour adversaire non pas l'administration coloniale, ennemi numéro un, mais les communistes et l'UDMA qui prônaient la république algérienne dans un cadre fédéraliste. Quant au PPA, il avait inventé cette notion d'Algérie arabe pour accéder à la Ligue des Etats arabes Le mémorandum adressé par le PPA à l'ONU, fin 1948, commençait par ces mots : "La nation algé rienne arabe et musulmane existe depuis le VIIe siècle." Or, on m'a toujours appris à compter à partir de zéro. Cette overdose de terminologie nous a excédés», se rappelle si Mabrouk. «Fin 1948, Ould Hamouda, membre de l'OS, nous invite à rédiger un mémoire qu'il soumettrait au comité central, Henine, Hadjerès, Ali Yahia, Oubouzar et moi nous sommes mis à travailler sur un texte algérianiste qui n'avait rien de berbériste. Lorsque ce texte arrive à maturité, la crise du parti éclate en France. Pour nous, il fallait amener le parti à corriger sa doctrine et sa façon de voir la nation algérienne.» Mais la composante humaine de ce groupe issu d'une même région et défendant la même cause devenait suspecte. Pourquoi donc n'a-t-on pas inclu d'autres Algériens issus d'autres régions, ne serait-ce que pour écarter le spectre du séparatisme et de la division ? Si Mabrouk répond : «En réalité nous n'avons pas fermé les portes. Ce sont les "autres" qui n'ont pas voulu s'intégrer à nous. De toutes les manières, on n'a jamais dit Algérie berbère ! Les gens combattaient pour une rectification vers l'algérianité.» Dans les cafés, les événements étaient amplifiés jusqu'à la divagation. Cela a évidemment inquiété le parti qui a organisé un commando pour récupérer le local de la fédération à Paris. «Les putschistes avaient sorti un tract dénonçant les "Berbéristes". Je vous assure que c'était la première fois que j'entendais ce mot. On est partis voir Messali pour lui dire que le cas était excessif. Il n'y avait qu'à appliquer le règlement intérieur pour ceux qui ont fauté. Messali n'a pas voulu nous entendre et Ould Hamouda arrêté, personne ne pouvait défendre notre cause au comité central. On s'est retrouvé dans une position de refondateurs. On publie notre brochure, on la diffuse, on continue notre combat jusqu'en avril 1950. Avant, avec Oubouzar, nous étions partis voir le Dr Debaghine à Saint -Arnaud (El Eulma) qui nous a dit texto : "Ils (le parti) vous ont jeté une peau de banane et vous avez glissé."» Une crise latente Au PPA-MTLD, ce n'était pas la vie en rose. Depuis le retour de Messali, c'est la crise latente. Le zaïm propose la création d'un parti légal pour aller aux élections. Cette option avait déplu aux cadres du parti. La fracture est consommée. Le parti a saisi l'occasion pour faire une épuration. Tous les partisans du Dr Debaghine étaient mis hors jeu. De cette période tourmentée qui marque sa jeune carrière politique, Si Mabrouk n'y voit pas que des choses négatives. «Il faut revoir avec un nouvel œil l'action de cette première classe politique. Le meilleur exemple, c'est Ben Badis qui a su distinguer entre la nationalité culturelle et la nationalité juridique. C'est un réel plaisir de voir tant de finesse, tant de pertinence dans la bouche d'un théologien qui est un homme politique d'une grande clairvoyance. D' ailleurs, c'est sur ce thème que s'est réuni le congrès musulman de 1936 ou, à côté des ulémas, se trouvaient les Abbas, Bendjelloun, les communistes, les instituteurs francs-maçons, dont Tahrat, qui était naturalisé et qui a présidé le congrès !» Pour l'anecdote, Si Mabrouk rappelle qu' «il a utilisé la machine à écrire de l'armée, lorsqu'il était sous les drapeaux pour rédiger les statuts d'une association qui devait créer une médersa». Pour celui qu'on appellera plus tard le «Berbériste», son premier acte concret, ça sera l'ouverture d'une mérdersa ! Au déclenchement de la guerre, Si Mabrouk rentre à Alger fin décembre 1954. Il avait hâte de réintégrer le mouvement national. Il crée une cellule à Bougie en 1955 qui a été démantelée une année après. Il rejoint la Fédération de France, sous l'autorité de Salah Louanchi. Puis ce sera la Tunisie, Le Caire, avant de retourner à Alger en 1962 en qualité de député. «J'étais plutôt observateur, le cœur n'y était pas. Disons que j'étais en réserve de la République.» Cela ne l'empêchera pas de figurer dans la mission de bons offices envoyée en Kabylie pour raisonner Aït Ahmed, qui a déclenché la fameuse crise de 1963. «Cela a été une véritable catastrophe. Aït Ahmed, qui reprochait en 1949 à Ali Yahia d'être impulsif et impatient, aggrave le cas et fait de même, sinon pire, en créant un parti régional qui sème la zizanie. Autant vous dire que face à l'entêtement de l'homme, notre mission a échoué.» Le portrait du président de l'OS est fait sans complaisance. «Je ne le connaissais que de nom. Lorsque j'ai prêté le serment d'avocat en juillet 1949, il a dû apprendre qu'un membre du groupe accédait au métier d'avocat et donc avait accès à la prison de Barberousse où se trouvaient ses camarades. Il m'a envoyé son futur beau-frère Toudert, qui m'a fait rencontrer Aït Ahmed, sur les collines qui surplombent l'église de Notre-Dame d'Afrique. Ses premiers mots : "Ouali a eu tort d'envoyer Rachid à Paris. C'est un jeune impulsif, impétueux et ambitieux." Au début, j'avais beaucoup de sympathie pour lui. On était sur la même longueur d'onde en ce qui concerne l'algérianité. Puis un beau jour, il me raconte le coup de la poste d'Oran en insistant sur son échec. Sur le moment, j'ai écouté sans a priori, sans préjugés. C'est bien plus tard, que j'ai compris Aït Ahmed, qui me disait avoir pris les choses en main. C'était le culte du moi. Je l'ai revu plus tard une ou deux fois. J'avais connu un grand militant, un grand responsable. A l'indépendance, j'ai retrouvé une photocopie.» changer les choses Quant à sa rencontre avec Abane, elle a eu lieu en juin 1949 au moment où ça chauffait entre la direction du parti et le groupe des protestataires, la plupart intellectuels, mûs par la volonté de changer les choses. «Je ne le connaissais pas. On s'est croisé au square Bresson (Port Saïd). J'étais avec un groupe d'amis communs. Il nous a dit qu'il n'était pas d'accord avec les cadres de la Grande Kabylie, lui le dirigeant de la Petite. Puis, à propos de la question identitaire, soulevée par nous, il a axé son discours sur son caractère prématuré. "Ce n'est pas le moment", a-t-il dit.» Moins élogieux sont les termes consacrés à Krim. «Un simple chef de secteur qui a saisi l'occasion d'émerger après la disgrâce d'Ould Hamouda. Suite au conflit avec Ali Ferhat, qui a failli passer après l'attentat dont il fut l'objet, nous avons demandé à Messali de muter Krim afin d'éviter toute vengeance. Mais rien n'a été fait. Pis encore, ceux qui avaient déjà élaboré un plan machiavélique d'épuration, ont investi Krim de la responsabilité de la Fédération. Comme ce n'est pas l'ambition qui lui manquait…» sa «meilleure plaidoirie» Après l'indépendance, si Mabrouk se tient à l'écart de la politique, se limitant à son étude d'avocat. Son métier, il l'assume avec tout le sérieux et la droiture qu'on lui connaît. En évoquant cette période, il ne s'empêche pas de citer «sa meilleure plaidoirie» en 50 ans de carrière uniquement en arabe SVP ! C'était lors du procès des étudiants kabyles, ou berbéristes c'est selon, de la Fac centrale qui étaient opposés aux «baâthistes» «Le procureur avait cité un article du Monde qui faisait allusion au berbérisme utilisé par le colonialisme. Mais, me suis-je écrié : "C'est de bonne guerre que le colonialisme utilise tous les moyens pour asseoir sa domination. Mais a-t-il réussi ? S'il l'a fait avec succès au Liban, en Syrie et ailleurs, il a lamentablement échoué chez nous… A mon sens les plus coupables, ce sont les directions dogmatiques fermées qui ne comprennent pas les aspirations démocratiques des masses."» Me Belhocine a été de nouveau mis sous les projecteurs à l'occasion de la mise sur pied de la commission chargée d'enquêter sur la mort de Boudiaf, dont il a fait partie. «Nous avons identifié l'auteur matériel du crime, mais nous n'avons pas trouvé de commanditaires. On ne va pas en inventer pour faire plaisir à l'opinion publique.» Enfin, un demi-siècle après, quel est le sentiment de l'homme qui a bataillé pour une cause, aujourd'hui reconnue ? «Tamzight reconnue langue nationale, cela doit suffire car la langue officielle est une langue "artificielle" que les gouvernants choisissent pour communiquer administrativement. Aujourd'hui, il ne faudrait pas trouver des prétextes pour empêcher la roue algérienne de tourner. Il faudrait que les cadres et les militants retournent à la sagesse. Car hélas ! on a continué à faire de la surenchère. Plus berbériste que moi tu meurs ! Je reproche aux cadres de la Kabylie, surtout à ceux du MCB, de n'avoir pas renvoyé l'ascenseur au président Zeroual, qui a introduit l'amazighité comme un des volets de la personnalité algérienne au même titre que l'arabité et l'islamité. De même, j'ai constaté avec amertume que les députés FFS et RCD n'avaient pas assisté aux débats qui ont abouti à cette reconnaissance. Il y avait là une occasion unique de faire de cette journée celle de l'Algérie unie, mais hélas ! chaque fois qu'on satisfait une revendication, on en sort une autre…» Berbériste, Me Belhocine ? Manifestement non. Progressiste et visionnaire sûrement.