Deux mille marins loin des côtes bougiotes, dans la Méditerranée, à bord d'un chalutier, la mer est plate. D'ici, Yemma Gouraya touche le ciel et le tumulte de la ville se noie à ses pieds. Le bateau vient de débrayer après une courte traversée et se laisse aller aux bercements des eaux de la grande bleue. Béjaïa : De notre bureau Nous sommes sur le chalutier Hachemi Mohand ou Aïssa, deux ans d'âge, immatriculé BJ.260, 21 mètres de long, une puissance moteur de 550 chevaux, turbo et sorti droit des chantiers navals espagnols. C'est l'un des sept bateaux du genre performants qui sont venus mettre un peu de neuf dans la flottille bougiote dans le cadre de la relance économique. Il y a quelques minutes, il a largué ses amarres au port de pêche de Béjaïa, sans son équipage de toujours, pour une sortie en mer avec à bord, cette fois-ci, 20 passagers parmi lesquels nous avons pris place. Un peu trop de monde, il est vrai, pour une sortie habituelle en chalutier. Autant le préciser, nous ne sommes pas des harraga qui « oseraient » une traversée, qui plus est en diurne et devant le nez des gardes-côtes. Ceux-ci sont avertis de notre sortie. Le bateau est armé pour une pêche au chalut, jusqu'aux limites de 6 mille nautiques, soit 11 km au large, le mille nautique équivalent à 1852 m. Mais ce vendredi après-midi, on ne fendra pas les grands flots azurés pour aller jeter les filets. Les très coûteux rougets et crevettes peuvent alors continuer à nager, ce ne sera pas pour travailler la mer, mais pour la… « scanner ». Au programme, une ballade maritime pour mettre en pratique l'outil GPS (système de positionnement global) et montrer tout son intérêt pour un navire en paisible croisière, en péril en mer ou en activité de pêche maritime. Autrement dit, comment ne pas naviguer à vue et savoir son chemin en haute mer. « Naviguer sans GPS, c'est comme conduire un véhicule, une bâche collée au pare-brise. » L'explication imagée est de Hafid Belaïd, directeur de la Chambre de la pêche, debout sur le pont arrière du navire à l'arrêt, entouré par de jeunes patrons pêcheurs, communément appelés raïs, sur chalutiers et poissonniers qui ne demandent qu'à pénétrer les secrets de cet outil qui se démocratise. « Dans le système GPS, 24 satellites tournent autour de la terre. Où que vous soyez, trois d'entre eux suffisent pour vous localiser à quelques mètres près », précise M. Belaïd, accroupi devant une carte marine déroulée sur des caisses en bois et que tentait de soulever une légère brise. Le bateau balançait. Pour tenir, il fallait caler ses pieds entre les gros cordages enroulés sur le pont ou jeter sa main, qui sur un bout du treuil, qui sur un bout de bois à portée de main. Dans les airs, des mouettes, compagnes de route habituelles, tournoient sous le ciel couvert de cet après-midi hivernal. Certaines flottaient, d'autres piquaient dans l'eau. Pendant ce temps-là, le bouillonnement de l'écume à l'arrière du chalutier a cessé quand le raïs Yazid, un jeune patron pêcheur sorti de l'Institut supérieur de la pêche et de l'aquaculture (INSPA) d'Alger, a débrayé pour faire du silence autour du pont. Le torpilleur de bougie-plage La carte marine enroulée, on passe à la deuxième étape. Celle de la cabine de pilotage. Minuscule, elle s'efforce decontenir les poignées de raïs qui passent à tour de rôle pour voir de visu l'utilité du GPS, dont celle de détecter les épaves et les mémoriser sur écran. Et les épaves, ce n'est pas ce qui manque dans les eaux bougiotes. Béjaïa n'a pas de plateau continental et si la nature l'a gratifiée d'un beau golfe protecteur, elle lui impose, en revanche, de composer avec une zone de pêche accidentée. Les épaves prennent la forme de rochers sous les eaux, où quatre ou cinq gros bateaux qui y ont fait naufrage il y a belle lurette. Le golfe bougiote en garde d'ailleurs quelques traces encore visibles de ces bateaux qui ont coulé du côté de Bougie-Plage et Oued Agrioune, gardant leurs mâts à sec, pointés vers le ciel depuis la disparition des cargos sous les flots. L'un deux, que nos pêcheurs affublent du nom de Torpilleur, laisse même transparaître une partie de sa coque. « On raconte que c'est un navire qui a coulé avec sa cargaison de café », nous dit Baâziz Abdelhak, ancien patron pêcheur, initié aux secrets du GPS qui lui a livré le positionnement des autres épaves. Ce n'est pas ce genre d'épaves apparentes, mais balisées, qu'il y a besoin de détecter par GPS. Plutôt celles sous mer. Elles sont au moins deux : l'une est à 17 m de profondeur et l'autre à 24 m et à plus de deux mille nautiques des côtes, dans ce qui est appelé la fosse de Béjaïa. Probablement un porte-conteneurs. En tout cas, des filets de pêche s'y sont déjà accrochés. Une fois ces épaves mémorisées, la machine se charge d'annoncer, par simple signal sonore, leur proximité. Un positionnement qui vaut son pesant d'or pour les pêcheurs qui affectionnent les épaves. Et pour cause. Coins poissonneux par excellence, c'est là où s'amassent le gros de la population halieutique. Et c'est donc là que se décide l'importance des prises, mais pour l'essentiel de la pêche nationale et donc locale, on passe souvent à côté du « gros lot ». Faute de moyens et de maîtrise technologique. « Voilà, nous sommes au-dessus d'une épave », annonce, les yeux rivés sur le sonar et quelques instants après avoir viré à tribord, le raïs Yazid. « Il faut un sonar latéral pour apercevoir l'épave », ajoute-t-il. Les lieux ne sont pas étrangers aux pêcheurs au chalut qui n'osent pas, jusque-là, trop s'approcher de l'épave qui risque de griffer les filets que l'on peut faire remonter en lambeaux. « Mais c'est là que nous pêchons d'habitude », s'aperçoit un patron-pêcheur, formé sur le tas, qui doit tout aux amers terrestres, ces repères qu'il prend à l'ancienne dans le bâti urbain, le relief montagneux ou tout autre élément fixe visible de la mer. « Je me suis toujours fié au minaret là-bas », nous dit-il, le doigt pointé vers la ville à l'horizon. Les amers terrestres, on les désigne dans le minaret d'une mosquée, le sommet de la montagne et même dans les points lumineux de l'éclairage public ou une quelconque autre construction discernable de loin. Aligner deux de ces amers amène à se faire des repères pour localiser les points de pêche. On rase les côtes Pour ne pas se perdre, on « rase » souvent les côtes afin de rejoindre des points de cale. Comme celui du côté de Mansouriah (Jijel) par exemple, pour lequel on prend un détour de trois heures que le GPS propose de réduire à une traversée directe de moins de deux heures. En roue libre, les bateaux parcourent une moyenne de 10 nœuds par heure, soit 18 km. Pour pêcher, on ne dépasse pas les 8 km/h. C'est à cette petite vitesse qu'on racle, en prenant la précaution de s'éloigner d'au moins 300 m de l'épave. « Avec le GPS, on s'en rapproche à près d'une dizaine de mètres », explique Yazid. Chaque chalutier rentre au port avec des prises d'une tonne de poissons bleus par jour en moyenne. Ce qui équivaut à une cinquantaine de caisse remplies essentiellement de poissons bleus, à concurrence de 22 kilos la caisse, entre différentes espèces de poissons pélagiques : sardine, allache, saurel, anchois, bogue… Faute de fabrique de glace à bord, ils sont tous contraints de rentrer au port pour déposer leur pêche et repartir pour une deuxième sortie du jour. « C'est 5h-12h et 14h-20h », nous apprend Abdelhak. Un seul chalutier de 1800 chevaux quittait le vieux port de pêche de Béjaïa pour n'y revenir qu'au bout d'une marée d'au moins 10 jours. « Vendu, il navigue aujourd'hui du côté de Annaba », nous apprend-on. S'ils manquent de fabriques de glace, tous les chalutiers en fonction à Béjaïa sont dotés, par contre, de GPS, mais très peu de raïs s'en servent. C'est faute de la même maîtrise qui manque pour cet autre moyen de télécommunications, destiné pour la navigation hauturière, pour, notamment, la recherche, le sauvetage et la prévention, qu'est le SMDSM (système mondial de détresse et de sécurité en mer). Une balise de détresse dont est pourvu le chalutier Mohand Ou Aïssa et qu'il suffit de décapsuler « pour que le monde entier sache qu'il y a un bateau en détresse », note, fièrement, Yazid. « On n'exige pas le SMDSM pour les chalutiers algériens, parce qu'il faut d'abord avoir la maîtrise », affirme M. Hamimèche, responsable de l'antenne de la radio maritime de Béjaïa, qui se charge de répercuter les BMS (bulletins météorologiques spéciaux) aux gens de la mer. Nous regagnons la terre ferme. Hafid Belaïd se rappelle de ce reportage télé qui parlait de ces petits métiers libyens qui se munissent de GPS à la recherche du très prisé poulpe. Chez nous, « 95% de la flottille nationale n'utilisent pas le GPS », nous dit-il, optimiste d'arriver à une pêche intelligente, responsable et surtout sans encombres. Nous regagnons la terre ferme après avoir croisé sur le chemin du retour des navires qui attendent de mouiller au port. L'abordage est amorcé. Ouali, le mécanicien, aide à l'amarrage et nous descendons du chalutier en laissant derrière nous la mer à ses richesses et encombrements sous-marins.