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Lydia aït saâdi, historienne
Publié dans El Watan le 07 - 11 - 2004

Mais la mémoire est aussi celle des crimes, des violations de droits de l'homme qu'il ne faut pas camoufler par un discours béat ou enflammé. L'écriture de l'histoire d'une manière générale et sa transmission par la voie officielle que constitue l'école, avec pour principal outil le manuel scolaire d'histoire, représentent un enjeu central dans la construction de la mémoire nationale ou institutionnelle. La sensibilisation des enfants aux questions de leur temps passe par l'apprentissage des bases de leur histoire nationale de manière simple, attrayante, mais rigoureuse. En Algérie, un enseignement spécifique d'histoire est dispensé dès la 5e année fondamentale et est poursuivi jusqu'en classe de 3e année secondaire (terminale). Sur une scolarité de douze années, la guerre d'Algérie est directement abordée par trois fois, en 5e AF, en
9e AF et en 3e AS. La guerre d'Indépendance est cependant évoquée avant la 5e AF à l'occasion de leçons d'instruction civique, de commémorations, d'anniversaires officiels ou lors de l'apprentissage de poèmes et de chansons patriotiques. En 5e AF, l'enfant est de suite confronté à l'étude de la guerre qui constitue, à elle seule, la totalité du programme. Il aborde pour la première fois l'histoire d'une guerre, d'une révolution, celle de son propre pays. Cela sans même avoir une idée des périodes antérieures, de son histoire : la guerre de Libération reste un fait fondateur de l'histoire, en général, et de celle de l'Algérie, en particulier. Le manuel de 6e AF est intégralement consacré à l'étude de la période coloniale. Les trois années suivantes abordent l'histoire dans un ordre chronologique, en commençant par la période antique en 7e AF, puis le Moyen Age en 8e AF et enfin la période contemporaine en 9e AF, avec un retour à l'étude de la Révolution algérienne. Une lecture iconographique rapide des différents manuels indique que les images sont choisies en fonction de contrastes oppresseurs/opprimés, répression/résistance, force brutale/courage et détermination, voire opulence/misère sociale. Il y a une volonté évidente d'illustrer très crûment la violence, la torture ou encore la misère du peuple algérien. Cette représentation brutale des horreurs de la guerre favorise, surtout chez les jeunes enfants, une représentation manichéenne des choses, en contradiction même avec les éléments d'humanisme développés dans certaines parties du programme. Aussi, parmi les images proposées dans les manuels de 5e, 6e et 9e AF, un très grand nombre porte sur les faits d'armes des Algériens pendant les premiers soulèvements populaires de la seconde moitié du XIXe siècle ou de la guerre d'Indépendance. Ces images reflètent généralement l'héroïsme et le courage d'hommes au combat pour la liberté. Le recours aux armes est exalté dans une logique de légitimation du recours à la violence pour défendre sa liberté.
Le manuel de 9e AF, édité pour la première fois en 1991-1992, reflète un changement notable du climat sociopolitique algérien, à savoir l'entrée dans une ère nouvelle de «démocratie» et de «pluralisme». Avec les événements d'Octobre 1988, puis l'introduction du multipartisme en 1989-1990, certaines grandes figures du nationalisme algérien sont réhabilitées : Messali Hadj ou Ferhat Abbas retrouvent une place dans l'histoire institutionnelle et, par conséquent, dans les manuels scolaires… Pour la première fois, les élèves découvrent les noms de grandes figures de la Révolution ou de la lutte politique, jusque-là jamais citées dans l'histoire officielle. Avant la mise en circulation du manuel de 9e AF, on ne trouvait ni la liste des «22» à l'origine du déclenchement de la Révolution, encore moins les noms de Boudiaf, Ben Bella, Aït Ahmed et Khider. Pas plus d'ailleurs que ceux des membres du CNRA, du CCE, du GPRA ou encore des participants au congrès de La Soummam ou aux négociations d'Evian. Ce qui laisse transparaître les préoccupations liées à la conjoncture politique. L'occultation de figures historiques découle d'une politique bien établie. Le 8 mai 1974, le président Boumediène déclarait : «L'histoire de l'Algérie, particulièrement celle de la guerre de Libération, ne doit pas être consacrée aux vivants, mais doit glorifier les morts (1).» Au-delà de la volonté de rendre hommage à ceux qui ont donné leur vie à la cause nationale, il y a aussi un effet des conditions dans lesquelles s'est constitué le FLN : il a fallu rompre avec le charisme de Messali Hadj et substituer aux personnalités encombrantes un contrepoids qui corresponde aux conceptions populistes imprégnant l'idéologie nationale. Quel meilleur contrepoids que le peuple lui-même ? D'où le mot d'ordre depuis lors galvaudé : «Un seul héros, le peuple.» Désormais, en dehors de ce qui est l'appareil d'Etat, il sera incarné par ceux qui n'ont plus accès à la parole : les chouhada (martyrs de la Révolution).
Cette vague de libéralisation du récit historique à travers les manuels sera confirmée par le nouveau manuel de 2e AS en 2002-2003. Cela vient renforcer cette impression de «relecture» de l'histoire (en tout cas moderne et contemporaine) de l'Algérie, en introduisant la dimension politique et intellectuelle antérévolutionnaire à la lutte armée pour l'indépendance. Jusqu'à sa parution, le courant radical aura la première place dans les manuels, au détriment de l'activité politique et intellectuelle du nationalisme algérien entre le début du siècle et l'insurrection de 1954. Mais ces nouveaux manuels ne rétablissent pas pour autant toute la «vérité» sur l'histoire de la Révolution (qui est toujours en cours d'écriture) ; il n'est toujours pas fait mention des luttes intestines au sein du FLN/ALN pendant la guerre, et Abane Ramdane est toujours présenté comme mort sous des balles françaises aux frontières marocaines ; le MNA et les événements de l'été 1962 ne sont pas évoqués, etc. L'histoire semble figée et limpide : sans nul doute, le peuple algérien était unanimement uni derrière le FLN et l'ALN. Pour l'identité nationale, l'insurrection de 1954 constitue l'élément de référence essentiel. Elle occupe une place privilégiée dans le programme scolaire algérien, qui semble hésiter entre trois approches plus ou moins menées à terme : la première présente la guerre de Libération comme un fait singulier et fondateur ; la deuxième préfère l'insérer aux côtés de l'étude de la période coloniale dans la longue durée (arabo-islamique notamment) ; la troisième aborde la guerre de Libération comme un fait contemporain qui porte en lui la marque globale de l'histoire du XXe siècle. Le manuel est avant tout un instrument de socialisation : il sert à faire accepter l'ordre en place, à le légitimer à l'occasion, à reproduire la société. Il prépare des citoyens conformes, alignés et intègres. Il développe le respect des institutions, le sentiment d'appartenance ; il moule les consciences et détermine les comportements sociaux, et cela par le biais du récit «vrai», des faits «vrais» qu'il faut savoir… Au profit de l'idéologie dominante et du pouvoir dominant, au profit de «l'équipe gagnante» du moment. Le manuel d'histoire défend ainsi les intérêts du pouvoir, des gestionnaires du système et de la pensée dominante, mais il contribue également à renforcer les références et l'héritage patriotique qui permettent la constitution d'une nation forte et unie.
1 – Compte rendu de la visite du président Boumediène, Majallat at-tarikh, n°2, novembre 1975.
Par Lydia Aït Saâdi
* Lydia Aït Saâdi prépare une thèse de doctorat à l'INALCO sous la direction de Benjamin Stora. Cette recherche a pour thème «L'émergence de la nation algérienne dans les manuels scolaires d'histoire algériens».


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