De leur côté, les parachutistes n'avaient eu que deux blessés légers. Les camarades venus de Berton nous donnèrent des précisions sur les suites de cet accrochage par représailles : deux villages qui se trouvaient à proximité du lieu de l'embuscade furent entièrement rasés, les femmes et les enfants abattus. Un maintenu m'affirme avoir tué de ses mains une femme et l'enfant qu'elle tenait dans ses bras…» Et cela malgré leur succès ! «Au mois de janvier, un petit convoi de 30 hommes subit, à six kilomètres de Menaâ (en un point de la route appelé col des Oliviers), une embuscade très rude : 7 morts, 9 blessés graves, 8 blessés légers et 6 indemnes seulement. Deux jours plus tard, nous descendions sur deux villages situés à 1 km du lieu de l'embuscade, proche du centre de Chir. Une dizaine de civils furent exécutés sur place en représailles avec des raffinements de dérision : un maintenu tue un vieillard, puis joue à son fils une parodie de l'amitié : “On est bien copains tous les deux, mon frère, c'est ça l'amitié franco-musulmane, etc”. Puis se tournant vers moi : "Pucheu, tu vois comme je les aime, tes frères".» Ailleurs, les hommes du village étant rassemblés pour être emmenés au PC, l'un d'eux demande l'autorisation d'aller chercher sa gandoura ; les sentinelles lui répondent : «Oui, bien sûr, vas-y.» Il fait quatre pas et est abattu d'une rafale dans le dos ; un petit malin vient casser la croûte sur le cadavre. Un autre est jeté dans un ravin à coups de pied avant d'être exécuté ; les autres furent emmenés au PC à Chir où certains furent exécutés après interrogatoire. Beaucoup de femmes furent violées (mon chef de section, un adjudant, y encouragea ses hommes) et les deux villages sautèrent à la dynamite. Je me souviens qu'à côté des cadavres se trouvaient des camions de l'armée portant des banderoles où étaient imprimés ces mots : «Soldats français, soldats de liberté. Paix aux hommes de bonne volonté…» L'écrivain allemand Erichkern écrit dans la revue Deutsche soldaten Zeitung (mai 1958) à propos des crimes commis par l'armée coloniale : «Le soldat allemand diffamé partout dans le monde ne s'était jamais laissé aller au point de commettre de tels crimes. Il y a eu en France un Oradour sur Glanes, ici il en existe 1000. Et le plus étrange, c'est que le monde qui a prononcé la condamnation des soldats allemands se tait devant de tels actes. Il est fort paradoxal que pour de tels actes, il n'y ait pas de juges nurembourgeois. Celui qui est au courant de ce qui se passe en Algérie et des méthodes employées par les Français dans ce pays saura que ce qu'on appelait naguère en 1945 les “sentences justes" des Alliés vainqueurs au cours du procès de Nuremberg n'auront été qu'une insulte à la Justice…» «S'il existe un jour un nouveau tribunal de Nuremberg, nous serons tous condamnés ; des Oradours, nous en faisons tous les jours» avoue, quant à lui, le caporal R. du 2e bataillon du REP dans Des Rappelés témoignent (mars 1957). Des officiers français avaient, en 1960, demandé à M. Michelet, garde des Sceaux, de réviser des lois afin de leur éviter d'être un jour traduits devant un nouveau Nuremberg. En attendant une parade, on amnistie, pas une, mais cinq fois : le 22 mars 1962, le 14 avril 1962, le 18 juin 1966. Le 31 juillet 1968, la loi «pardonne» «toutes les infractions commises par des militaires servant en Algérie». Comble d'ironie, le socialiste Pierre Mauroy imposa l'adoption de la loi du 3 décembre 1982 qui rétablirait dans leur dignité et leurs carrières «les anciens fonctionnaires, militaires et magistrats» qui s'étaient sinistrement comportés comme les tortionnaires et les assassins d'Algériens tant en Algérie qu'en France. Papon se «distingue» A Paris, 30 000 Algériens manifestent pacifiquement le mardi 17 octobre 1961 contre l'institution d'un couvre-feu pour la communauté algérienne. La répression sera féroce, impitoyable : 15 000 manifestants seront parqués au Parc des sports, au stade Coubertin, au centre de tri de Vincennes… Les ratonnades, au cours desquelles s'illustrèrent les milices de harkis aux ordres de Papon et qui firent près de 300 victimes, rappellent la rafle du Vél d'Hiv de 1941 organisée par la milice de Vichy. C'est pour ces harkis et les autres que Chirac a, le 6 février 2001, quarante ans après la fin de la guerre d'Algérie, demandé au «Haut Conseil de la Mémoire», l'organisation d'une «Journée nationale d'hommage aux harkis». Le projet a été ratifié par cinq ministres socialistes. La loi d'amnistie du 31 juillet 1968 ne peut s'appliquer à des crimes contre l'humanité dont la particularité est précisément d'être imprescriptibles et, de ce fait, ne doivent jamais s'effacer de la mémoire. Un Etat qui s'est permis de juger les auteurs de crime contre l'humanité sur son territoire peut-il amnistier les crimes contre l'humanité dont il s'est lui-même rendu coupable ? Dominique de Villepin, ancien secrétaire général à l'Elysée, ancien ministre des Affaires étrangères et actuel ministre de l'Intérieur, affirme dans son dernier livre Le Requin et la mouette qu' «il n'y aura de vrai dialogue avec l'autre que si chacun est en mesure de renouer avec sa propre culture, de conserver vivante sa mémoire». La loi internationale, étant au-dessus de la loi interne, impose donc l'application de l'article 7.2 de la Convention européenne des droits de l'homme et de l'article 15.2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L'arrêt du 20 décembre 1985 de la cour de cassation française donne la définition suivante du crime contre l'humanité : «Les actes inhumains et persécutions qui, au nom d'un Etat pratiquant une politique d'hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique quelle que soit la forme de leur opposition, autrement dit forme armée ou forme non armée.» Albert Paul Lentin, enfant de Constantine, gaulliste de la première heure, membre du réseau combat, substitut du procureur de la République au tribunal de Nuremberg déclarait le 6 mai 1990 à Kherrata, qu'il était venu pour aider à poser «les problèmes de fond, ceux par exemple que nous avons l'habitude de traiter depuis 1945, depuis Nuremberg, depuis ce procès inachevé…» L'Etat français ne reconnaîtra qu'en 1998 comme une guerre, ce qu'il considérait comme «des opérations de maintien de l'ordre». La voilà donc la parade tant attendue ! La guerre d'indépendance d'Algérie de novembre 1954 à mars 1962 a été encore l'occasion pour la France d'utiliser près de 200 000 Algériens appelés, engagés (harkis, goumiers…) Cependant, toute la durée de la guerre sera émaillée de désertions : en février 1956 à Tlemcen, 50 tirailleurs désertent emmenés par un ancien d'Indochine. En avril 1958, 900 harkis de la force «K» rejoindront la Wilaya IV dans la région de Chlef avec armes et bagages. Un groupe d'officiers stationnés en France et en Allemagne rejoindront l'ALN aux frontières… Certains de ceux qui ont rejoint le FLN-ALN mourront en héros, d'autres qui survécurent feront partie de ceux qui décident aujourd'hui de l'avenir de l'Algérie. Certains harkis qui restèrent fidèles à la France y laisseront leur vie. D'autres, simple «chair à canon», seront abandonnés à leur sort. Ceux qui réussiront à gagner la «métropole» seront pendant des années parqués dans des camps et deviendront «les oubliés de la mère patrie» jusqu'à ce que leurs enfants les sortent de l'oubli ! Les mercenaires maghrébins, particulièrement algériens, ont toujours constitué des troupes d'élite pour les colonisateurs grecs, phéniciens, romains, byzantins, arabes, turcs et français qui les ont utilisés pour leurs expansions territoriales ou pour mater les révoltes de leurs compatriotes. Dès 1830, ces mercenaires avaient offert leurs services au maréchal de Bourmont. Les tirailleurs algériens ont toujours été des soldats de qualité et leur corps était un des commandements les plus recherchés par les officiers français qui sortaient de Saint-Cyr. Pour celui ou ceux qui se posent la question de la place dans notre histoire des anciens combattants, qui ont combattu pour Paris, au Mexique, en Russie, en Turquie, au Maroc, en Belgique, en Syrie, en Italie, en Allemagne, en France ou en Indochine, nous estimons qu'ils ne peuvent prétendre qu'à la même place que ceux qui combattaient pour Athènes, Carthage, Rome, Byzance ou Istanbul et ne peuvent être considérés que comme des «Suisses». Ceux qui combattaient contre leur pays ne peuvent et ne doivent être considérés que comme des «Bocchus», autrement dit des traîtres ! Toujours pas de pardon Lorsque enfin le «gaulliste» Jacques Chirac, président de la République française, était venu en visite à Alger le 3 mars 2003, date anniversaire de l'assassinat de Larbi Ben M'hidi, beaucoup de crédules pensaient qu'il allait, au nom du peuple français, demander pardon au peuple algérien pour tous les crimes et exactions commis par la colonisation française, particulièrement pour ceux commis en mai 1945 au moment où la France et les Alliés fêtaient leur victoire sur l'Allemagne nazie. Et ce, d'autant que la France et l'Allemagne venaient avec éclat de célébrer le 40e anniversaire du traité d'amitié franco-allemand de l'Elysée. Le chancelier Adenauer s'était alors incliné sur la tombe de Jean Moulin et avait demandé pardon au peuple français pour les crimes commis par les nazis. Ce n'est peut-être que partie remise, puisqu'on nous promet un traité d'amitié algéro-français pour 2005 bien qu'une guerre se termine d'abord par un traité de paix. Comme les 60e anniversaires semblent être prisés, l'Algérie célébrera cette année-là le 60e anniversaire des massacres de mai 1945. «60» serait-il un chiffre cabalistique. Le 14 juillet 1958, décrété «Journée de l'unité nationale dans la paix sauvegardée», le général de Gaulle avait ordonné une grandiose parade militaire avec drapeaux et étendards, musiques et fanfares, au cours de laquelle il honorera, sur les Champs Elysées, 6000 Algériens : 4000 anciens combattants et 2000 actifs… pour aboutir à l'indépendance. La réception le 15 août 2004 des chefs d'Etat des anciens pays colonisés d'Afrique par Chirac ressemble à celle des anciens combattants africains quand ils étaient reçus au palais du gouvernement lors des festivités du 14 Juillet (la jambe perdue d'un «colonisé» ne vaut toujours pas celle perdue d'un Français !). Feu Jacques Derrida, né en 1930 en Algérie, philosophe français le plus traduit au monde, écrit dans son livre Où vont les valeurs ? : «La prolifération des scènes de repentir et le pardon demandé pour les crimes contre l'humanité signifie une urgence universelle de la mémoire.» Faisons-nous partie de cette urgence ? Si la France décidait de ne pas assumer pleinement son passé, c'est que le lieutenant «Pilotin» n'aura pas encore atteint la stature du général ou qu'il pense, comme le proconsul du centenaire Théodore Steeg qui disait : «Ne pouvons-nous nous unir sans nous unifier et nous mêler sans nous mélanger ?» Par Youcef Ferhi Membre fondateur de la Fondation du 8 Mai 1945, Fondateur d'Algérie Actualité – Histoire de l'Algérie contemporaine, R. Ch. Ageron PUF 1979 – Le mouvement révolutionnaire en Algérie, A. Mahsas l'Harmattan 1979 – L'Afrique française, Christian – Le code de l'indigénat 1881 – L'Emir Khaled – V. Spielman – Trait d'union 1938 – Chansons d'Alger pendant la Première Guerre mondiale, J. Desparmet, R. A. 1932 – Documents EDSCO – Histoire n°61 E. S. 1957 – Considération sur l'Algérie – Bodichon 1845 – Histoire de l'Algérie – Gabriel Esquer – El Watan 6 juin 2004 – Le Monde 14 août 2004 – Où vont les valeurs ? – J. Derrida- Albin Michel 1961. – Jamais dit – J. R. Tournoux – Plon 1975.