Par cohortes, de hardes vêtus, mordus par le gel à pierre fendre et la bise de l'hiver ou, la peau tannée, dévorée par l'implacable soleil étésien, les entrailles torturées par la faim, ils s'en allaient hagards par les chemins de leur pays spolié en quête d'un travail. Un travail ! Quel euphémisme grotesque pour désigner un labeur de paria, dont les gages ne suffisaient jamais à assurer, ne serait-ce que pour quelques jours seulement, une misérable pitance aux leurs. Les leurs, peuple de laissés-pour-compte, nomades économiques, analphabètes, souvent abandonnés dans une demeure de pierraille, de toub et de diss, perdue quelque part dans l'anonymat d'un lieu-dit, dans l'univers infini de la détresse humaine. L'Algérie est immense, et la misère des Algériens l'est aussi, en cette veille de Novembre 1954. Deux espèces d'êtres humains se côtoient dans ce pays de cocagne, pour une minorité bénie des dieux et comme frappé à jamais de déréliction pour une majorité qui fourbit ses armes, le ventre gros de bile contenue. Dans la toux dans les poux la faim bivouaque la colère tend le cou écrivait le poète Jean Sénac en 1952 pour tenter, par la grâce de son verbe magique, de rendre le malheur immense qui broyait l'Algérie. 2 381 741 km2, une superficie qui donne le vertige aux géographes. Mais l'Algérie utile, à l'époque, se réduisait à quelques anfractuosités fertiles, entre monts chauves et vaux écorchés par les ans, la nature et l'ignorance des hommes. 50 km sur 100 dans le meilleur des cas, comme pour la Mitidja, la nature de ce pays si elle est généreuse par ailleurs, elle demeure avare en plaines fertiles. Ces dernières se font laborieusement une place congrue le long de la côte et puis viennent ce qu'on appelle les hauts-plateaux, et puis plus loin la steppe, écosystèmes fragiles soumis à une fortune climatique variable, avant l'infinité du pays du sable, du vent et du soleil. Sur les 290 000 km2 que représente le nord de l'Algérie où vivent 90% des 8 360 000 Algériens et des 984 000 Européens (israélites naturalisés par le décret Crémieux de 1870 compris), seuls 100 000 km2 sont susceptibles d'accueillir des activités agricoles, soit environ 10 millions d'hectares. Sur cette superficie on n'en retient que 7 millions propices aux cultures. Les derricks ne hérissaient pas encore le bassin de Hassi Messaoud. Le désert en était encore au stade des promesses. L'essentiel de l'activité économique de l'Algérie était concentré au Nord entre les mains des colons. L'essentiel de cette activité se réduisait à l'agriculture. Si ce pays a été «le grenier de Rome», pourquoi ne serait-il pas celui de la France ? Du «soldat-laboureur», image dessinée par le maréchal-gouverneur Bugeaud, des débuts de la colonisation, jusqu'au «vaillant» fermier, descendant des «pionniers» qui ont «asséché les marécages pestilentiels» de la plaine drainée par la Seybouse, ou épierré le croissant fertile du Sersou, la légende coloniale veut que les Français aient extrait ce pays de l'éther, qu'ils ne l'ont pas colonisé, mais littéralement inventé à partir de trois bouts de bois et d'une motte de terre. Pourtant les récits guerriers des Saint-Arnaud, Trezel et autres Pelissier, généraux qui se sont distingués par leur rare cruauté dans d'interminables campagnes génocidaires, reconnaissent avoir brûlé des fermes, des vergers, qu'ils ont tué autant de bêtes que d'hommes, qu'ils ont incendié des forêts denses et des champs de céréales. N'est-ce pas une affaire de blé impayée par la France qui aurait suscité le courroux du Dey Hussein et l'épisode du coup d'éventail ? Mais que peut donc la raison face à la certitude des mythes dogmatiques du nouveau catéchisme de l'occupant. Tout a donc commencé par la question agraire. La colonisation s'est construite sur la propriété et elle n'a cessé que lorsque tout a été acquis par le colon, à grands coups de mensonges judiciaires, de ruses, d'expropriations vêtues des oripeaux de la légalité exprimée par des lois scélérates. Par le fer, par le feu, par la force, tout ce que l'Algérie comptait de terres fertiles est revenu «légalement» aux Français avant la fin du XIXe siècle qui a vu les premiers contingents d'émigrants fuir leur subsistance précaire pour les grands bassins coloniaux, lesquels en raison de leur afflux considérable n'ont pas absorbé ces multitudes. Les premiers ouvriers agricoles saisonniers, journaliers, khemess et très rarement permanents, ont cheminé à partir de 1880 de fermes en haouchs, de vignobles en orangeraies, les hautes et les basses terres qui naguère leur appartenaient. Avant cette date, les colons importaient de la main-d'œuvre espagnole, notamment pour la culture et l'exploitation de l'alfa. Les plaines, désormais aux mains de leurs nouveaux maîtres, l'introduction des cultures annuelles, notamment des céréales, n'offraient que très peu de travail, si l'on excepte le vignoble, à ces nuées affamées qui sillonnaient le pays. Djilali Sari écrit à ce propos que tant que se développait la viticulture «de 1880 à 1935, passant respectivement de 23 720 ha à 399 512 ha puis à 333 071 en 1935, les paysans avaient encore quelques chances d'emplois temporaires durant quelques semaines par an. Or en dehors du vignoble, dont le déclin a commencé dès la Seconde Guerre mondiale, la céréaliculture de plus en plus mécanisée tendait à dépeupler de nombreuses régions. C'est ainsi que dans les régions de monoculture céréalière (Sersou, hautes plaines constantinoises), les densités ne dépassaient guère 30 à 35 habitants au km2, alors que les secteurs montagneux enregistrent de fortes densités» (1). «La terre de Dieu est vaste», dit le dicton populaire, mais quelle que soit son étendue, il ne lui restait que les rogatons caillouteux, secs, à la limite de la stérilité, juste bons pour les chardons et de quoi pâturer quelques chèvres. La répartition, on ne peut plus inégale, des terres en superficie et en qualité, le développement inconsidéré de la monoculture, l'orientation résolue vers l'exportation des produits de l'agriculture, la concentration du capital entre les mains des seuls Européens, étaient entre autres caractéristiques du paysage économique algérien en 1954. A propos de la superficie des exploitations, Hartmut Elsenhans écrit : «Certains partisans de l'Algérie française ont tenté de justifier la propriété foncière européenne en arguant de l'existence des grands propriétaires terriens musulmans. S'il est vrai qu'il existait 5600 exploitations musulmanes contre 6000 exploitations européennes détenant un patrimoine foncier de plus de 100 ha, en revanche la grande propriété foncière autochtone ne représentait que les deux tiers de la totalité de la grande propriété foncière européenne. La grande propriété foncière musulmane représentait de même 23% des sols aux mains de la population autochtone. Son poids au sein de l'économie agraire autochtone était donc bien plus faible que celui de la grande propriété foncière dans l'agriculture européenne, où 80% des sols appartenaient à des exploitations de plus de 100 ha, et un tiers à des exploitations de plus de 500 ha» (2) Le salut dans l'expropriation En 1958, à titre indicatif, 22 000 exploitations agricoles européennes possédaient 27% de la surface agricole utile, le reste revenait à 621 000 microexploitations algériennes. Il est inutile de parler du système de crédit monté par la Caisse algérienne du crédit agricole mutuel (CACAM) dont dépendaient les Sociétés agricoles de prévoyance (SAP). En effet, la part des crédits accordés avec méfiance à quelques agriculteurs algériens, disons particulièrement privilégiés, afin ne pas les incriminer, peut-être à tort, d'avoir soupé avec le diable, ne dépassait guère en 1955 les 10% du volume total. La part du lion des subventions étatiques revenait naturellement aux grands possédants européens. Pour ce qui concerne l'agriculture traditionnelle, refuge des fellahs, la mauvaise qualité de ses terres, son mode de production archaïque, l'obsolescence de son organisation, la vétusté pour ne pas dire l'insignifiance de son outil d'exploitation, tous ces facteurs s'aggloméraient pour fournir un produit de qualité médiocre qu'ils ne pouvaient pas écouler sur le marché occupé par la clientèle européenne qui avait des entrées d'argent régulières donc susceptible d'acheter. Quant à l'exportation, elle ne faisait même pas partie de l'aspiration de ces paysans qui au fil des ans et des héritages voyaient se «confettiser» des propriétés qui n'excédaient pas, en moyenne, les 10 à 12 ha. Ainsi, selon les chiffres disponibles repris par eux, et sur lesquels s'accordent les historiens, en 1955 l'agriculture européenne réalisait 44% des revenus sur 25% de sols, et elle ne redistribuait que la moitié de ses recettes à la population algérienne sous la forme de salaires de la masse des ouvriers agricoles. Alors que 12 000 Européens avaient un revenu par tête de 5850 FF, la population rurale algérienne n'en avait que 130 FF. Ainsi la France qui souhaitait au XIXe siècle une Algérie à son image, en ce sens qu'elle voulait cloner la propriété familiale telle qu'elle était structurée par la propriété foncière en France, pour reproduire dans la colonie sa société et sa culture agrariennes, a échoué en raison des appétits insatiables des Blachette, Borgeaud et tous les autres gros possédants qui ont fini par déposséder les Européens d'Algérie eux-mêmes. Suivant la logique des Albigeois : «Dieu reconnaîtra les siens», ils seront nombreux à aller grossir les rangs des petites classes dans les centres urbains des communes mixtes ou de plein exercice qui, pour reprendre ce joli mot de Robert Barrat, «vivent à petit feu». Donc en 1954, le vin, même s'il a connu une régression sensible juste après le second conflit mondial, représentait néanmoins 30% du revenu brut de l'ensemble de l'agriculture algérienne. Il rapportait aux exploitants la bagatelle de 1000 FF à l'hectare alors que la même superficie céréalière ne rendait guère plus de 500 à 600 FF. L'industrie viticole était à 90% entre les mains des Européens. En 1954, les exportations des produits agricoless'élevaient à 53% de la totalité de la production agricole, production de subsistance de l'agriculture traditionnelle (écartée de fait du marché) incluse. 47% des revenus agricoles bruts étaient destinés à la minorité européenne. A la veille du déclenchement de la guerre de Libération nationale, le nombre de travailleurs agricoles est de l'ordre de 2 673 000 et celui des fellahs est évalué à 494 500. Il y avait bien un plan datant de 1944 qui envisageait de distribuer quelque 225 000 ha aux paysans démunis, mais la victoire sur le nazisme acquise, avec la participation des centaines de milliers de soldats algériens, enrôlés ou engagés volontaires, le dossier est allé rejoindre tous les autres du même goût dans les archives. Après tout, se sont convaincus les responsables, les manifestants pacifistes de Mai 1945 ne méritaient pas ce cadeau de la république. Quoi qu'il en soit en 1954, 72% de la population algérienne vivent de la terre, contre 16% pour les Européens. Les indigènes se répartissaient en 494 500 petits propriétaires de parcelles d'environ 10 à 12 ha, alors que 7000 «petits» propriétaires européens possèdent en tout 40 000 ha dont la superficie moyenne est de 129 ha. Viennent ensuite les métayers qui étaient environ 60 000 ; les journaliers 357 000 les saisonniers 77 000 ; les permanents ; 108 000 et enfin 1 438 300 de sans emploi, autre que celui qui consiste à gratter un lopin de terre familiale que les statistiques désignent sous la curieuse appellation qui ne veut rien dire de «main-d'œuvre familiale». Il y a lieu de noter que le nombre de petits propriétaires algériens n'a cessé de décroître. Ainsi entre 1930 et 1954, la baisse a été de 20% et dans la même période on enregistre une augmentation des ouvriers agricoles de l'ordre de 29%. Des ouvriers dont le salaire minimum quotidien était «théoriquement, en principe, selon la législation», de 300 FF (anciens) par jour. Si l'on considère ce salaire «minimum», qui dans la réalité des faits était «maximum», à l'indice 600, celui des prix était de 628 ! Pour exemple, : l'arrachage manuel de l'alfa est considéré, à juste titre, comme un travail d'une grande pénibilité. Un cueilleur de cette plante qui vous déchire les mains sous des températures impossibles, dans des conditions difficilement supportables, touchait 230 FF par jour ! La conséquence inévitable de cette paupérisation permanente a été le développement d'un exode rural considérable que les centres urbains et l'émigration qui a dans les faits, commencé depuis la fin du XIXe siècle, n'ont jamais jugulé. Ils ont abandonné leur terroir, ils ont quitté leur pays pour forcir le peuple des bidonvilles. Entre 1936 et 1954 la population la population d'Alger a augmenté de 148%, celle d'Oran de 167% et à Constantine pour 100 Européens il y avait 250 Algériens. Une fois en ville certains s'installent dans les quartiers «arabes», Les Casbahs, puis une fois que ces derniers débordent, ils vont fonder des bidonvilles. André Nouschi écrit : «Tous les centres, Affreville (Khemis Miliana), Sétif, Relizane, Phillipeville (Skikda) , Bône (Annaba), Constantine, Alger connaissent ces bidonvilles comme le confirme l'examen comparé des plans des villes entre 1934 et 1954 et les enquêtes orales et écrites. Ce phénomène ne s'explique pas seulement par la crise endémique des campagnes, mais aussi par le développement des industries autour des villes.»(3). Chassés de l'agriculture, régurgités par l'économie urbaine, marginalisés, les déshérités ne trouveront souvent le salut que dans l'expatriation Avant même le début du XXe siècle, l'émigration s'impose comme la solution sans rechange à tout le sous-prolétariat des villes sans cesse alimenté par les masses de paysans sans terre qui errent de région en région. Par milliers, ils prendront le bateau de l'exil vers un pays dont ils ne connaissent même pas la langue, alors qu'il occupe le leur depuis plus de trois générations. Si la culture de l'occupant leur est étrangère, sa brutalité lui est en revanche familière. C'est elle qui l'a conduit ici, main-d'œuvre taillable et corvéable à merci. Au début des années 1950, l'industrie en Algérie ne représentait que 25% de la production intérieure brute. Dans les faits, ce pays dépendait de la France «depuis le savon à barbe jusqu'au fil électrique en passant par les textiles». Entre 1945 et 1954 «plusieurs grandes entreprises françaises décident d'installer en Algérie des ateliers ou des manufactures. Les huileries Lesieur créent une importante raffinerie d'huile ; les faïenceries de Niederwiller et Saint-Gobain établissent à la Sénia, près d'Oran une faïencerie et une verrerie ; Lafarge agrandit son usine de la Pointe Pescade (…) et en construit une autre près d'Oran(4). Il y avait bien sûr d'autres projets. Certains même d'une grande audace, ils remontent parfois jusqu'au lendemain de la Première Guerre mondiale qui envisageaient entre autres, le développement de l'industrie lourde en Algérie et même d'une industrie de l'armement dans les années 1950 pour «constituer une base de repli et un point d'appui dans le cas d'une offensive soviétique en Europe de l'Ouest»(5). Toutefois, cela ne restait que des vœux pieux et les investisseurs métropolitains demeuraient très méfiants à l'égard de l'Algérie dans son ensemble. Le gouverneur Léonard y voyait en 1954 la volonté de «l'industrie métropolitaine de considérer avant tout l'Algérie comme un marché consommateur. Elle ne désire guère voir s'y développer un équipement qui la priverait de sérieux débouchés (…) l'Algérie ne peut absolument plus être simplement pour les produits manufacturés métropolitains un marché consommateur (…) Si l'industrie française ne vient pas s'installer en Algérie, n'y développe pas des fabrications, il faut qu'elle craigne que d'autres y viennent à sa place»(6). Restait le secteur minier qui épongeait, mais partiellement, une part des déracinés. Mais là aussi les investissements demeuraient parcimonieux comparés par exemple à ceux consentis au Maroc à la Tunisie. Les gisements commençaient du reste à montrer des signes de fatigue, étant exploités depuis le XIXe siècle. La totalité des richesses du sous-sol algérien en 1954 était exportée vers la France métropolitaine. A la veille du déclenchement de la guerre de Libération nationale, l'Algérie se trouvait avec d'un côté une population européenne pratiquement assistée par la métropole de laquelle elle dépendait totalement. De l'autre côté de la Méditerranée, le capital qui n'avait aucune confiance en un colonat instable dans ses opinions et brutal dans son comportement. Au milieu, un peuple qui n'a jamais été réellement soumis et qui sentait son heure venue. Il y a sans doute lieu d'attirer l'attention sur le fait que tous les chiffres cités sont des chiffres officiels, qu'il faut manipuler avec beaucoup de précautions. D'une part parce que les chiffres ne sont pas des faits, s'ils quantifient la réalité, ils ne traduisent pas forcément le drame vécu par les peuples colonisés. Ils donnent néanmoins les contours du système inique de la domination. Ils mettent également un sérieux bémol à la prétendue «œuvre grandiose de la France en Algérie». Notes : 1- La dépossession des fellahs. Djilali Sari. SNED. Alger 1975 2- La guerre d'Algérie 1954-1962. La transition d'une France à l'autre. Hartmut Elsenhans. Publisud 1999. 3- La naissance du nationalisme algérien 1914-1954. André Nouschi. Ed. Minuit. Paris 1962. 4- Id. 5- Hartmut Elsenhans Op.cit. 6- André Nouschi. Op.cit.