Avant d'être syndicaliste, avez-vous milité dans un parti ? Dès ma démobilisation le 24 novembre 1945, j'ai adhéré au PPA où mon jeune frère, de quatre ans mon cadet, militait déjà. Par la suite j'ai été élu conseiller municipal sur la liste du MTLD à Saint-Eugène (Bologuine). Quand je suis revenu à Alger, après avoir passé un an et demi à Bouira, j'ai été affecté au service central des chemins de fer, sur 13 employés du service, j'étais le seul Algérien. Pendant une dizaine d'années j'ai travaillé avec des Européens, je dois dire que j'ai réussi à me faire respecter et qu'il n'y a jamais eu de bavures entre nous. Lorsqu'ils ont appris que je militais au PPA-MTLD, cela, évidemment, ne leur a pas fait plaisir, la plupart d'entre eux étant de droite. Je lisais Alger Républicain, ils lisaient L'Echo d'Alger ou La Dépêche Quotidienne d'Algérie. Comment avez-vous connu Aïssat Idir ? Je l'ai rencontré en 1947. Il écrivait dans le journal du PPA-MTLD, des articles virulents contre la politique de la Confédération générale des travailleurs (CGT). Nous avions constitué au sein du Parti, une commission des affaires sociales et syndicales. Puis est née et a mûrit l'idée de fonder une organisation syndicale nationale qui serait, néanmoins, affranchie du Parti. L'Union générale des travailleurs algériens (UGTA) est née, faut-il le rappeler, en 1956. Depuis 1962 jusqu'à aujourd'hui, le FLN n'a pas cessé de clamer sa paternité sur l'UGTA. «C'est nous qui l'avons créée, elle est notre créature, elle se doit de faire ce que nous lui demandons de faire», comme si le FLN exerçait un droit de propriété. Tout ceci est faux. Le sentiment syndical, la formation syndicale, n'étaient pas nouveaux, ils ont été acquis en France à partir de la Première Guerre mondiale, quand les travailleurs algériens émigrés ont commencé leur long combat. Ce sont eux qui sont à l'origine de l'ENA. Ils étaient travailleurs affiliés à la Confédération générale des travailleurs unifiés (CGTU), mais aussi pour certains, des militants du parti communiste. Le combat n'est pas d'hier, il vient de loin. C'est donc le mouvement syndical qui a donné naissance au mouvement politique ? Absolument… Il y a eu interaction. En 1936, par exemple, le syndicat des Chemins de fer français sur les routes d'Algérie (CFRA), cette société regroupait les trains et les tramways, elle constituait une véritable pépinière de militants syndicalistes qui ont rejoint le PPA à sa création. Quelques noms me reviennent en mémoire, Mohamed Khider, Rebbah Lakhdar, Ghermoul. Il y avait aussi les dockers, comme Rabah Djermane. A un jeune Algérien d'aujourd'hui, comment lui décririez-vous le monde du travail des années 1940 ? A l'époque, le travail était une denrée rare. C'était un privilège. J'ai habité pendant un an et demi à La Casbah. J'ai vu les journaliers, les dockers, les saisonniers, les temporaires, tous ces chanceux d'avoir obtenu une journée de travail, rentrer harassés, mais contents. Ils ramenaient avec eux un kilo de sardines pour le repas du soir. C'était ça le travail. Le travailleur c'était le masseur du bain maure exploité par son patron qui se crevait pour gagner quelques sous. Le garçon de café maure, les femmes de ménage, les petits employés d'épicerie. Comment étaient organisés les travailleurs algériens avant la création de l'UGTA ? Il y avait des syndicats comme la CGT. C'est là que se sont formés les syndicalistes. Je ne parle pas des élites… J'ai compris votre question. L'élite ne serait pas ce qu'elle est sans une base. Sans elle, l'élite serait un bouchon qui flotte sur l'eau. Elle est représentative quand les travailleurs l'investissent de leur confiance. Une confiance qui, hélas, n'existe plus. Il y avait dans chaque entreprise, dans chaque établissement administratif ou autre, une base. Des gens qui non seulement cotisaient, mais participaient aux réunions, intervenaient lorsque quelque chose ne leur convenait pas. Il y a eu donc la CGT, puis l'Union générale des syndicats algériens (UGSA), à partir de la 5e conférence qui s'est tenue en juin 1954. A la veille du 1er Novembre 1954, la CGT a décidé de s'algérianiser. Cette algérianisation a permis à un certain nombre de militants d'accéder à de nouvelles responsabilités au sommet de la CGT, en revanche les Européens ont commencé à prendre leurs distances et s'en détacher. La formation syndicale des travailleurs les a sensibilisés et préparés au combat libérateur. La CGT était d'obédience communiste… Beaucoup de ses dirigeants étaient en effet membres du PC. Mais tous n'étaient pas communistes. Quel était le poids des travailleurs algériens au sein de la CGT ? Leur poids allait en grandissant, parce qu'au fur et à mesure que les Européens se retiraient, la CGT ouvrait ses portes plus largement aux Algériens. Particulièrement à partir de 1947. Avec la guerre froide et l'action de la CGT en France, un clash s'est produit entre la gauche et la droite. En novembre 1947, une grève, qui a duré 11 jours, a entraîné la formation de CGT-Force ouvrière (FO), d'obédience socialiste. Le même schéma s'est reproduit en Algérie. Il y a eu scission. Très peu d'Algériens sont allés à FO. J'ai moi-même été élu en 1952 à la direction de l'Union des cheminots algériens. Le bureau de cette union était composé de sept membres, nous étions trois Algériens de souche. C'est une autre expérience. Elle nous a permis d'apprendre à gérer un syndicat. Ce n'est pas facile. C'est pour ça qu'en 1956 lorsque nous avons créé l'UGTA, beaucoup de problèmes se sont posés. Des problèmes auxquels nous ne pensions pas. Comment disposer d'un local ? Comment obtenir une ligne téléphonique ? Comment ouvrir un compte ? Ce sont toutes ces choses, peut-être secondaires vues de loin, qu'il a fallu apprendre à gérer très rapidement. Nous sommes en 1954 à la veille du déclenchement de la guerre de libération, pouvons-nous parler d'une classe ouvrière ? Je ne pense pas que l'on puisse la désigner ainsi. Ce n'était pas une classe, mais une mosaïque qui était prédisposée à évoluer vers une classe ouvrière. Il aurait fallu réunir toutes ces cellules qui existaient un peu partout, non seulement à Alger, mais aussi à Oran, Constantine, Annaba, Sétif, Mostaganem… Qu'est-ce qui a motivé la rupture entre l'UGSA et la CGT ? L'Algérie évoluait, le Maghreb évoluait. Le monde syndical aussi. En Algérie, particulièrement les dockers, avec le boycott des chargements des navires à destination du Vietnam, alors en lutte contre le colonialisme français pour sa liberté. Au sein de la CGT, il se dégageait une tendance que l'on pourrait situer à gauche. Je ne vais pas parler de la Tunisie et du Maroc, la Tunisie ayant créé son syndicat, un syndicat autonome, l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), en 1947 déjà. En fait, cette union renaquit de ses cendres, parce que les Tunisiens ont eu leur premier syndicat indépendant en 1924. Il a été dissous puis reconstitué. Ils étaient en avance sur nous. Ce n'était pas le cas au Maroc. Il y a bien eu des mouvements, mais ce n'est qu'en 1955 que l'Union marocaine du travail (UMT) a été créée. Il faut compter en outre avec les sollicitations de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) dans le camp occidental et celle de la Fédération syndicale mondiale (FSM), plus importante, dans le camp socialiste. Les deux organisations cherchaient à séduire, chacune de son côté, les syndicats maghrébins. Nous-mêmes avions opté pour la CISL, non que nous ayons un penchant particulier pour les Américains, au contraire, mais l'intérêt de la nation nous l'imposait. L'UGSA est donc devenue indépendante de la CGT ? Pas encore. A la veille du 1er Novembre vint en Algérie, Benoît Frachon (5), qui était le leader de la CGT, un militant qui avait été un des organisateurs de la résistance française durant la Seconde Guerre mondiale. Le but de la visite était de faire comprendre qu'on ne devait pas couper les ponts avec la CGT, que la situation ne s'y prête pas. «Patientez ça va venir». Oui, mais entre-temps il y a eu le 1er Novembre. D'ailleurs quelques journaux de droite, comme Le Figaro, ont argué de sa présence en Algérie, pour mettre au compte des communistes le déclenchement de la guerre de libération. Ce qui en partie a renforcé la volonté de prendre nos distances. Nous étions de gauche, mais nous n'appartenions pas au parti communiste. Dans quelles conditions politiques, économiques et sociales a été créée l'UGTA ? Les choses ont-elles changé immédiatement après le 1er Novembre ? Elles n'ont pas tellement changé. Qui étaient les travailleurs algériens ? Vous aviez 10% de fonctionnaires ou assimilés et 90% d'Européens. Dans le secteur privé, nous n'étions guère mieux lotis. En revanche nous étions nombreux parmi les manœuvres, les saisonniers, les ouvriers sans qualification. Très peu de cadres. Dans la haute administration telle que le Gouvernement général (GG), par exemple, combien y avait-il de cadres ? Deux ou trois et parmi les deux ou trois, il y en avait un ou deux qui avaient un fil à la patte. Donc si on se résume, avec quoi changer les choses ? C'est d'ailleurs, un problème qui se posera en 1962 après le cessez-le-feu. Un problème que nous avons ressenti avant les politiques qui se chamaillaient en Tunisie pour le pouvoir ou la défense de leur bifteck. Comment a été fondée l'UGTA ? Dès le déclenchement de la lutte armée, Aïssat Idir avait été arrêté. Lorsque la police colonialiste s'est aperçue qu'il n'était pas parmi les dirigeants de l'OS, du CRUA ou du FLN il a été libéré avec Benyoucef Benkhedda. Je travaillais au boulevard Saint-Saëns (Mohamed V), Aïssat Idir était à la rue du Languedoc, quelques dizaines de mètres seulement nous séparaient. De temps à autre, je quittais le bureau, étant au syndicat je jouissais d'une certaine liberté de mouvement, j'allais donc le rencontrer. Parfois nous nous rendions au siège du MTLD avant sa fermeture. Nous avons ensuite pris contact avec Benaïssa Attallah (hospitalier), Rabah Djermane (docker) et d'autres. Comment se présentait la situation ? Les Algériens sont avec le FLN, nous étions en relation avec les responsables de nos quartiers respectifs. Mais nous aspirions à une plus grande participation, à un engagement plus important. Il ne fallait pas laisser toute la charge aux combattants des maquis, aux groupes de choc, qui supportaient le poids considérable de la guerre. Ainsi s'est précisé le projet. Nous avons donc pris langue avec les responsables du FLN pour leur demander ce qu'ils pensaient de la création d'une organisation syndicale nationale. Le Front demandait la dissolution du PPA-MTLD, de l'Union démocratique du manifeste algérien. (UDMA), il réclamait également la dissolution de l'Association des ouléma de même qu'il exigeait des communistes désireux de rejoindre le combat de le faire à titre individuel. Parallèlement, il y avait l'action des messalistes. En 1954, ils étaient encore puissants. Messali Hadj était toujours un monument. Comment lutter contre sa remarquable influence ? Avec les camarades, nos réunions, soit chez l'un soit chez l'autre, se faisaient de plus en plus régulières. Est-il vrai que c'est le FLN et Abane Ramdane, en particulier, qui ont présidé à la création de l'UGTA ? Rien de plus faux. Comme je l'ai dit précédemment cette affirmation est née après l'indépendance. Relisez la plate-forme de La Soummam. Elle parle de l'UGTA, à aucun moment, elle ne dit que c'est le FLN qui l'a fondée. Parce que ce serait une maladresse que de soutenir une telle contrevérité. Jamais un parti politique ne dira : «C'est moi qui a créé tel syndicat», il essaiera même de cacher une telle éventualité et les liens qui les lient s'il en est. Ceci pour la bonne raison qu'on déconsidère totalement l'organisation syndicale en question que de dire qu'elle dépend d'un parti ou d'une organisation politique. Cela n'a pas de sens. Le Parti communiste français n'a jamais dit qu'il a créé la CGT. Pas même le Parti communiste de l'Union soviétique n'a prétendu ouvertement avoir créé l'organisation syndicale des travailleurs de l'URSS. En revanche, c'est nous qui avons sollicité les responsables du FLN pour qu'ils nous donnent le feu vert, parce qu'ils demandaient la dissolution de toutes les organisations, afin qu'ils sachent que ce que nous allions créer n'était pas dirigé contre le Front, mais était destiné à le soutenir. Je vous dirais qu'ils ont mis un certain temps à se décider. Pourquoi cela ? Qu'est-ce que le FLN en 1955 et début 1956 ? Il n'avait pratiquement pas de direction. Ce n'est qu'à partir du Congrès de La Soummam qu'il va se structurer et se doter d'une charpente organique. Jusque-là, Krim Belkacem avait chargé Abane Ramdane de la région d'Alger, mais il n'était pas responsable du FLN au niveau national. Il y avait les groupes armés répartis au sein de zones lesquelles avaient des responsables, mais il n'y avait pas de direction du FLN qui intervenait au niveau national. Ne trouvant pas d'interlocuteurs à ce moment-là, nous sommes intervenus par l'intermédiaire d'un camarade syndicaliste, Meziane Misraoui, lui aussi, un cheminot qui était à Béni Mansour, un grand militant que nous connaissions depuis 1948, afin qu'il prenne contact avec les responsables de la zone III, pour qu'ils nous donnent le feu vert. Nous ne demandions ni financement ni aide d'aucune sorte. Il a fallu la création de l'Union syndicale des travailleurs algériens (USTA) par les partisans de Messali, le 14 février 1956, pour que Benkhedda me fasse appeler par Mohamed Drareni. Je devais ensuite recevoir chez moi, dans la clandestinité absolue, Abane Ramdane que je rencontrais pour la première fois et Benkhedda, ils étaient accompagnés du docteur Chaulet. Nous avons discuté, je leur ai fait part de ce que nous attendions d'eux et qu'ils tiennent les militants informés. J'avais préparé un rapport de situation, dont ils ont pris connaissance. Je ne tenais pas à prendre sur moi seul une telle responsabilité. J'ai alors pensé qu'il serait juste que je fasse venir Aïssat Idir qui était à l'origine depuis 1945, je dirai même 1943, avec Mohamed Belouizdad, du projet de constitution d'un syndicat algérien. J'avais une automobile, j'allais le chercher au boulevard Cervantès où il habitait. Nous tenons donc une réunion à quatre. Abane et Benkhedda nous ont remis un million d'anciens francs pour démarrer. Nous ne demandions pas plus, car très vite nous allions grâce aux cotisations être financièrement autonomes. Mais quelque temps auparavant avant de passer à la phase de création de l'UGTA, nous avions décidé, sans le feu vert du FLN, de prendre attache avec la CISL. Benaïssa, Djermane et moi nous sommes rendus en France où nous avons pris contact avec les responsables du Front que nous avons tenu informés de notre démarche. Nous avons donc tenté de rencontrer Irving Brown, le patron de la CISL, mais il se trouvait à Bruxelles où nous l'avons rejoint. Nous l'avons rencontré entre le 29 décembre 1955 et le 1er janvier 1956. Il y a lieu de préciser que l'entrevue avec Brown s'est déroulée avec les messalistes. Ils pensaient nous utiliser comme bouée. C'était une délégation commune ? Nous sommes allés ensemble, mais c'était chacun pour soit. On se jouait la comédie. C'est ainsi que nous avons rencontré Moulay Merbah. Lequel n'a pas tari d'encouragements. Il nous a d'ailleurs proposé 6 millions d'anciens francs; offre que nous avons poliment déclinée. Les responsables de la CISL se sont montrés très méfiants. Ils nous ont questionnés sur nos origines syndicales, nos intentions. En fait, ils voulaient savoir si nous étions communistes ou pas. C'est justement parce que nous ne l'étions pas, que nous voulions former notre propre organisation syndicale. Ils nous ont invités à rentrer chez nous et à constituer notre centrale d'abord, suite à quoi ils nous ont proposé de revenir pour qu'ils puissent étudier la question. Ce qui fut fait. Nous sommes donc retournés une seconde fois, en avril 1956, après la création de l'UGTA, et un échange de correspondances. Nous avons été accueillis portes grandes ouvertes. Il faut dire que la naissance de l'UGTA avait fait grand bruit d'autant que le numéro un de L'Ouvrier algérien, notre journal, avait été publié. Il y avait donc quelque chose de concret, de palpable. De plus, nous avions pris contact avec les centrales syndicales des Tunisiens et des Marocains, ces derniers avaient entre temps créé l'UMT. Ils nous ont pratiquement parrainés, particulièrement les Marocains. Le tout s'est joué le 5 juillet 1956, lors de l'examen de la question devant la commission centrale. Parce qu'il y avait deux candidatures : celle de l'USTA et la nôtre. Nous avons été retenus à une voix de majorité. A peine ? A peine. Parce que l'USTA messaliste était parrainée par Force ouvrière qui était membre de le CISL. FO était proche des socialistes de la Section française de l'internationale ouvrière (SFIO), au pouvoir à l'époque. Guy Mollet était président du Conseil en France et Robert Lacoste, gouverneur général de l'Algérie. Ils ont donc «pistonné» l'USTA. Très peu d'Algériens ont connaissance du travail qui a été fait à partir de notre adhésion à la CISL. Nous étions conscients que l'action syndicale en Algérie, en état de guerre, était condamnée à plus ou moins brève échéance. Il fallait donc rapidement un pied-à-terre. Dès juillet 1956, il a été installé en Tunisie. Revenons si vous le voulez à la création même de l'UGTA ? Pour se réunir, il nous fallait un local. Nous n'allions pas le demander au GG. Nous nous sommes adressés à Ferhat Abbas. Mon frère était responsable à la JUDMA l'organisation des jeunesses de l'UDMA. Il m'a pris rendez-vous avec Abbas que j'ai rencontré pour le solliciter. Il s'est fait un plaisir d'accéder à notre demande. Non seulement nous avions un local, mais nous avions avec un téléphone, une adresse, il y avait même une petite cafétéria. C'est là que nous avions tenues toutes nos réunions. Avec notre propre local, nous pensions que nous pourrions activer à notre guise. Pas pour longtemps. Nous sommes arrêtés le 24 mai 1956, trois mois jour pour jour après l'agrément de l'UGTA, le 24 février. Le congrès constitutif de l'UGTA s'est donc tenu le 24 février 1956 ? Non, il s'est déroulé le 18 février 1956. Mais il a fallu, pour l'agrément, entreprendre un certain nombre de démarches, déposer les statuts notamment. Ils ont été rejetés au départ. Les autorités coloniales n'ont pas voulu les accepter. Nous en avons parlé à Ferhat Abbas qui a demandé à Ali Boumendjel d'intervenir auprès du maire d'Alger, Jacques Chevalier lequel a débloqué la situation. Pourquoi retient-on alors le 24 février comme date anniversaire ? C'est la date de l'agrément de l'UGTA par les autorités coloniales. La création de l'UGTA a dû retentir comme un coup de tonnerre, on parle de l'adhésion, pratiquement spontanée, de quelque 60 000 travailleurs qui auraient déserté la CGT. Au bout de cinq mois, les syndiqués à l'UGTA étaient plus de 110 000, qui tous cotisaient. On aurait souhaité en avoir davantage, mais malheureusement il y avait plus de chômeurs que de travailleurs. Les syndicalistes de la CGT nous ont accusés de trahison et traités de sécessionnistes. Notre réponse a été : «Qu'on ne pouvait pas se séparer de quelque chose que nous avons quittée depuis un certain temps». Ils sont intervenus. Ils ont envoyé des émissaires pour proposer une union. Ils voulaient également y associer l'USTA. Tout ça pouvait peut-être se défendre sur un plan sentimental, mais nous étions en guerre. Une guerre terrible avec son cortège de morts, de torturés, de prisonniers… Quel lien y avait-il entre l'UGTA à Alger et le monde ouvrier et syndical en France ? Avant la création de l'UGTA, il existait en France, au sein de la fédération PPA-MTLD, une section ouvrière qui activait à la CGT. Le responsable en était Omar Belouchrani. Militant du PPA-MTLD, il était membre permanent de la CGT. Ainsi lorsqu'il y avait des manifestations qui se déroulaient en France, à l'occasion du 1er Mai, par exemple, ou toutes autres circonstances, les travailleurs algériens défilaient dans les rangs de la CGT, mais distinctement avec leurs propres banderoles et leurs revendications spécifiques. Nous avions projeté, Aïssat Idir et moi-même, de partir le 28 mai 1956, c'est-à-dire quatre jours avant notre arrestation, pour Paris. Lorsque Aïssat Idir a été assassiné il y a eut un grand élan de solidarité internationale. Une multitude d'organisations syndicales à travers le monde ont témoigné de leur indignation et ont dénoncé ce crime de l'armée française. Quand a commencé la répression contre l'UGTA ? Dès le 23 mai il y a eu l'arrestation de Slimane Rebbah, responsable des PTT, qui était membre de la commission exécutive. Ensuite il y eu le lendemain, 24 mai, celle d'une trentaine d'autres militants parmi lesquels je figurais. Le 30 juin, les ultras ont déposé une bombe de forte puissance au siège de l'UGTA, celui-là même qui avait été mis à notre disposition par l'UDMA, il a été totalement soufflé. On y a dénombré plusieurs victimes, des blessés, des amputés. Pourtant l'armée était à deux pas. Une trentaine de militants ont été arrêtés de nouveau. Un troisième secrétariat a été constitué tout de suite après la bombe… Il y ent eu cinq au total. Arrêté le 24 mai 1956 avec Aïssat Idir et toute la commission exécutive, quand avez-vous été libérés ? En 1961. Aïssat Idir a été assassiné en 1959. Dans la troisième équipe, mon jeune frère a également été arrêté. Nous allions finalement nous retrouver trois frères au camp de Bossuet (Dhaya – Sidi Bel Abbès). Il y avait également mon beau-frère. Le fils de ce dernier a été enlevé et assassiné alors que nous étions dans les camps. Comment l'UGTA a-t-elle navigué durant le reste de la guerre de Libération nationale ? La Bataille d'Alger a été terrible. Alger a été livrée à 10 000 soldats auxquels on dit «Cassez la ville, casez son peuple.» La direction du FLN n'a pas mesuré les conséquences de la grève de huit jours. Pourquoi huit jours ? C'est long, trop long. Ils ont donné la possibilité aux unités de parachutistes déchaînées de faire ce qu'ils voulaient. Face à eux, personne ne pouvait se défendre. Les gens se sont laissés arrêter. Si au début de l'année 1956 on avait plus ou moins de difficultés à recruter des militants, à la fin de la même année le FLN refusait du monde. Toute la jeunesse voulait s'engager pour se battre. Un élan et une volonté indescriptibles. Lorsque j'avais été arrêté, j'avais été envoyé à Saint-Leu (Béthioua – Oran), puis j'ai été transféré à Lodi (Draâ-Smar – Médéa) et là nous recevions des nouvelles par Ali Yahia Abdenour qui est venu et nous a informés. Ensuite nous avons été envoyés à Paul Cazelles (Aïn Ouessarra – Djelfa). Puis on m'a amené à Alger et plus précisément à Beni Messous. C'est là-bas que j'ai vu les affres endurées par les jeunes de la Bataille d'Alger. Nous vivions sous des tentes. J'ai vu des jeunes brisés, cassés. L'UGTA avait cessé d'activer à Alger où elle avait joué le rôle d'auxiliaire du FLN. Il n'y avait plus d'organisation, il ne restait plus que la délégation extérieure à Tunis. Certains parlent de l'instrumentation de l'UGTA à partir de 1957 On ne peut pas dire que l'UGTA a été instrumentée par le FLN. Elle s'est mise au service de la cause. Tout comme les étudiants de l'UGEMA ont rejoint le FLN et sont devenus des militants. Il en a été de même pour l'UGTA. La carte de l'UGTA à l'extérieur avait un poids, il fallait donc l'utiliser, pourquoi s'en priver. Les choses se confondaient dans des moments comme ceux-là. Comment parler d'instrumentation ? C'était une guerre, une guerre atroce. En 1962, lors du grand déballage politique, l'UGTA a été le grand absent. Elle aurait pourtant pu représenter la société civile. Vous voulez parler du grand bazar. Pour mieux comprendre ce qui s'était passé peut-être aurait-il fallu vivre cette période. Notre chance encore une fois c'est d'avoir été mis en contact, à partir du 19 mars, avec les commandants Azzedine et Omar Oussedik. Si le cessez-le-feu a été officiellement proclamé, la violence n'a jamais cessé dans la capitale et les grandes villes du pays. La chasse à l'homme était permanente. La mort s'était emparée de la ville. C'est un miracle si je suis encore en vie. On parle aujourd'hui de révolution. Moi je dirai qu'elle n'est pas encore arrivée tant qu'on aura pas donné sa place à la femme. On parle d'un million et demi de chouhada, combien de veuves ont-ils laissé ? Combien de femmes sont-elles restées sans époux ? Sans vie réelle depuis ? On n'y pense pas suffisamment. Il y avait des orphelins, des organisations se sont plus ou moins occupées d'eux, mais ce n'est pas le cas des femmes de chouhada. On parle de 2 300 000 Algériens qui sont passés dans les camps de regroupement, leurs villages ont été détruits. Quelle a été la vie de ces adultes, de ces hommes de ces femmes, de ces enfants, pendant deux, trois, quatre ans et plus ? De quoi vivaient-ils ? De mendicité ! Le colonialisme a fait de ces Algériens du bétail, il les a traités comme tel. Que sont devenus tous ces enfants qui n'ont pas connu l'école, privés de la nourriture essentielle pour leur croissance, pour devenir des hommes, des femmes. Combien de villages ont été détruits, quels sont ces villages ? Existe-t-il des cartes qui les situent ? Qui racontera leur histoire ? Voici les questions. Voilà le travail qui devait être fait. Voilà le travail qui doit être fait. Boualem Bourouiba. Les syndicalistes algériens. Leur combat de l'éveil à la libération 1936-1962. L'Harmattan. Paris 1998 – Coédition Dahlab/ENAG. Alger 2001