D'où ce parcours singulier où les canons littéraires conventionnels volent en éclats face à l'insouciance et à la témérité. La relation à l'ex-colonisateur s'avère désarçonnante pour ce dernier, dont les faiseurs d'opinions éprouvent plus que de la gêne face à une déferlante littéraire originale, libertine, audacieuse et insouciante. De quoi monter un « maquis littéraire » foisonnant qui devrait faire le bonheur des universités anglo-saxonnes, plus dynamiques et moins sectaires que celles de l'Hexagone. Le nouveau roman algérien d'expression française a décidément le vent en poupe, et ce, grâce à l'Ecole doctorale de Mostaganem, dont les responsables mettent un point d'honneur à inviter les principaux acteurs de ce mouvement littéraire à la prolificité éprouvée. Car même lorsqu'ils se réclament de la lignée des grands auteurs maghrébins d'expression française, les romanciers de la nouvelle génération partagent en commun le fait de ne rien devoir à l'école coloniale. Nés durant les dernières années de la guerre d'Algérie, voire bien après le recouvrement de l'indépendance, ces auteurs, sans rien renier de leur passé, assument totalement leur singularité et leurs particularismes. Après l'intense passage de Kamel Daoud, il y a de cela 3 semaines, voici venu le tour de Adlène Meddi et de Mustapha Benfodil. Qui, après un détour par Oran, sont donc venus à Mostaganem parler de leurs parcours respectifs dans le monde tortueux de l'expression littéraire. C'est donc au siège de la maison de la culture que les deux écrivains rencontreront leurs nombreux adeptes, qui se recrutent particulièrement dans la sphère universitaire. Ce qui ne semble point importuner nos vaillants romanciers qui, après une lecture attentive et souvent délicieuse de leurs parcours respectifs, effectuée avec dextérité et parfois appréhension par deux jeunes enseignantes du département de français, se laisseront tranquillement entraîner dans les dédales de la narration. Narration sans concessions, où le verbe ne s'embarrasse d'aucune contrainte, d'aucune limite, d'aucune précaution ; chez Adlène et Mustapha, les mots sont tranchants, violents, caustiques ; ils disent la révolte, ils incitent non pas qu'à l'évasion, mais surtout à la révolution tranquille. Reprenant à leurs comptes le langage populaire, ils affirment chacun dans son style, une littérature dépouillée, une littérature libérée. Lorsque le premier parle d'Alger, de ses bas-fonds, de son milieu, de ses boîtes pour nouveaux riches où des parvenus de la dernière heure viennent noyer leurs frustrations, il le fait et sans pudeur aucune. Chez son compère Mustapha, c'est la déchirure d'une enfance disloquée par les conflits familiaux, la misère et les frustrations d'une adolescence qui n'en finit pas de s'accomplir, avec ses insoutenables déchirements existentiels. Leurs romans prennent source dans une réalité où seuls les enfants des quartiers populeux peuvent se reconnaître. Comme ces supporters d'El Harrach qui cassent et brûlent des voitures, juste pour s'affirmer. A l'abri, derrière une timidité non feinte, les deux compères avancent lucidement en s'appuyant à la lecture de quelques passages de leur cru. Un exercice très prisé par l'auditoire, qui se laisse entraîner dans les soubassements d'une société désarticulée avec ses vices internalisés, ses sévices cachés, ses espoirs sans cesse remisés, ses délires salvateurs, ses blessures qui peinent à cicatriser, ses plaies béantes, ses morts stupides, nombreuses, excessives, précoces et dévastatrices. Les transgressions mènent à l'espoir Lorsque Adlène décrit Alger à partir de Montpellier, il ne prend conscience de son insoutenable statut de réfugié qu'une fois revenu déguster une « loubia » à la rue Tanger. C'est, concédera-t-il, une fois revenu que je me suis rendu compte qu'il manquait les saveurs, les humeurs, les douleurs, les rires furtifs des Algéroises « hidjabisées », la substance nourricière. Chez Benfodil, c'est un véritable conte philosophique dans lequel il fait balader tantôt Nietsche, tantôt Kant, dans des contrées de nulle part, entre les immensités désertiques et les plages désertées, où les personnages et les caractères s'affrontent dans un combat titanesque, juste pour un peu d'amour, un peu de bonheur, un peu de vie. Une fois sa timidité assumée, il nous lira un morceau anthologique puisé dans Archéologie du chaos (amoureux) où Kheira, la seconde épouse du père déclinant, est campée par une étourdissante Lolita locale. Confrontée au pucelage frustrant du jeune Yacine (l'auteur ?), elle joue la provoc à fond la caisse, au point où le lecteur, dans ce cas c'est l'auditoire, est tenu en haleine jusqu'à épuisement. La scène du big-bang existentiel où l'érotisme de Kheira, la marâtre, fait sans cesse reculer les frontières de l'inceste, est d'une réalité troublante. Les présents, totalement conquis par la prestation des deux jeunes auteurs, s'arracheront les deux ouvrages encore disponibles que Mustapha et Adlène dédicaceront non sans nostalgie. Leur invite à un maquis littéraire, pour changer l'ordre, ou plutôt le désordre, aura été entendue. Ce n'est pas le sémillant Amirouche, un étudiant venu de sa lointaine et foisonnante Kabylie pour parfaire quelques rudiments culturels qui ratera l'occasion de demander au Pr Méliani de renouveler ces rendez-vous étonnants avec ces auteurs insouciants, affables, combatifs et terriblement convaincants. Le premier maquis littéraire, subversif, non violent, jubilatoire, passionnel, créatif, existentiel et juvénile vient de recruter ses premiers résistants. Pacifiques sans être défaitistes, ils ont conscience que toutes les transgressions, y compris littéraires, — Adlène Meddi et Mustapha Benfodil en sont la succulente illustration —, mènent inévitablement à l'espoir.