Mais l'ouverture à l'universel n'est pas une panacée, ni une tautologie abstraite ni une incantation magique. Elle présuppose d'abord une appréhension rigoureuse de l'objet à transformer, et cette appréhension est d'autant plus fondamentale qu'elle concerne des réalités oblitérées, dévaluées, réduites à des simulacres sous l'effet dévastateur d'une déculturation acharnée. C'est dire qu'avant de viser à l'universel, il convient de cerner le spécifique non pas pour l'absolutiser, mais en vue de le changer en le mettant au diapason du siècle. Le discours de l'universalité tombe invariablement dans la futilité et la mystification à chaque fois qu'il méconnaît la réalité socio-historique concrète ou qu'il prétend s'en laver les mains. Telle est la sanction de toutes les idéologies qui font l'impasse sur le principe national, et de tous les modernismes qui, dans nos sociétés musulmanes, sautent à pieds joints au-dessus des siècles, sans tenir compte du donné massif traditionnel. Nous sommes ici en présence d'une dialectique, celle du spécifique et de l'universel, où toute négation facile du premier terme rend le second sans objet et le réduit à la poursuite illusoire d'une fiction. L'analyse qui précède souligne l'importance du débat qui présida en avril 1955 à la création de l'Ugema, dont le congrès constitutif se tint en juillet de la même année. Il n'est pas banal qu'un débat d'idées aussi serré que celui-là s'instaure à l'occasion de la mise sur pied d'une centrale étudiante. C'est qu'un double impératif devait être pris en compte. Primo, la révolution du 1er Novembre 1954 venait d'éclater, et il incombait aux étudiants de répondre à l'appel du devoir. Secundo, il ne s'agissait pas pour eux de s'organiser en simple syndicat corporatif, mais d'apporter leur quote-part qualitative au combat libérateur. Une quote-part qui corresponde plus particulièrement à leur vocation d'intellectuels, dont la révolution éprouvait un instant besoin. L'ambition était donc de s'ériger en «intellectuels organiques», en une ébauche d'intelligentsia certes exiguë en nombre, mais partageant intimement le destin de son peuple et profondément ancrée dans son mouvement historique. La revendication de l'indépendance concernait avant tout le peuple algérien de culture arabo-musulmane sur fond amazighe. Qu'il y eut des non-musulmans progressistes qui sympathisèrent avec cette cause, c'était là un fait digne de tous les éloges. Mais cela devait-il pour autant entraîner à une remise en cause des composantes de l'identité nationale ? Il fallait donc se prononcer sur la nature de cette identité et l'Ugema devait justement constituer une réponse non équivoque à ce questionnement. La personnalité algérienne avait été trop malmenée pour que les étudiants algériens, en un tournant décisif de leur histoire, puissent fermer les yeux sur un sujet aussi crucial et, dans un esprit de compromis mal placé, laisser s'imposer et se répandre telles des évidences indiscutables des contrevérités qui défigurent la physionomie sociologique de l'Algérie et en détruisent l'unité façonnée par l'histoire. La thèse des partisans de l'UGEA entrait dans le droit fil de la doctrine de l'ancien secrétaire général du Parti communiste français, Maurice Thorez, sur «la nation algérienne en formation». Son objectif visait en fait à «naturaliser» en bloc le million d'Européens et à en faire des ayants droit légitimes à la souveraineté sur l'Algérie au même titre que les 9 millions d'autochtones de l'époque qu'ils sont venus coloniser et qu'ils ont maintenu sous leur coupe. C'était là une façon «progressiste» de consacrer le fait colonial. Elle ressortit de la même imagerie d'Epinat appliquée tant au passé qu'au présent de l'Algérie. Le passé ne serait qu'une succession d'invasions jusqu'à l'arrivée des Français… A partir de ces prémisses historiques, le présent ne pourrait être que bigarrures raciales juxtaposées. Citons plutôt Maurice Thorez – discours prononcé à Alger le 11 février 1939 : «Ne trouverait-on pas ici parmi vous, peut-être, les descendants de ces anciennes peuplades numides civilisées déjà, au point d'avoir fait de leurs terres le grenier de la Rome antique ; les descendants de ces Berbères qui ont donné à l'Eglise catholique saint Augustin, l'évêque d'Hippone, en même temps que le schismatique Donat ; les descendants de ces Carthaginois, de ces Romains, de tous ceux qui, pendant plusieurs siècles, ont contribué à l'épanouissement d'une civilisation attestée encore aujourd'hui par tant de vestiges comme ces ruines de Tébessa et de Madaure que nous visitions il y a quelques jours. Sont ici maintenant les fils des Arabes venus derrière l'étendard du Prophète, les fils aussi des Turcs convertis à l'Islam venus après eux en conquérants nouveaux, des juifs installés nombreux sur ce sol depuis des siècles. Tous ceux-là se sont mêlés sur votre terre d'Algérie, auxquels se sont ajoutés des Grecs, des Maltais, des Espagnols, des Italiens et des Français, et quels Français ! Les Français de toutes nos provinces, mais en particulier les Français des terres françaises de Corse et de Savoie, ceux de la terre française d'Alsace venus en 1871 pour ne pas être Prussiens. Il y a une nation algérienne qui se constitue, elle aussi, dans le mélange de vingt races.» Cette approche avait la vie dure. En 1955, les Cahiers du communisme revenaient à la charge sous la plume de Léon Feix. Et nos amis de l'UGEA s'en firent l'écho dans une brochure pour défendre leur thèse. C'est contre cette conception de l'Algérie «habit d'Arlequin» que nous nous sommes dressés. Elle niait l'existence d'un peuple algérien antérieurement à 1830, lequel a, en dépit de tout, persévéré dans l'être à travers des résistances presque ininterrompues débouchant finalement sur la révolution du 1er Novembre. En compartimentant l'histoire de l'Algérie et en y élevant des cloisons étanches entre les différentes «races» qui s'y sont succédé, Maurice Thorez traite les «Arabes» sur le même plan que ceux qui les ont précédés ou suivis. Il passe ainsi sous silence cette donnée historique fondamentale : l'islamisation et l'arabisation de l'Afrique du Nord qui s'accomplirent en un temps record de l'avis même des historiens modernes. Donnée qui s'identifie à une véritable césure fondatrice dans l'histoire du Maghreb. C'est à partir de cette date que l'action unificatrice de l'histoire s'est mise en branle, donnant naissance à une culture et à une civilisation hautement particularisées. Dans un tel contexte, les autochtones, loin de subir passivement les événements, ont participé activement à l'élaboration de cette culture arabo-musulmane où ils se sont illustrés en fondant royaumes et empires et en produisant une pensée et un art originaux d'une portée universelle. En défendant une juste conception de la personnalité algérienne, l'Ugema, faut-il le rappeler, s'est gardée de tout espèce de chauvinisme, ou de «confessionnalisme», on dit aujourd'hui «intégrisme». En dénonçant le cliché d'une Algérie «habit d'Arlequin», elle a débusqué l'inconsistance d'une «algérianité» sans ancrage historique, où l'Algérien serait un être abstrait sans «odeur ni saveur», un être hybride, dénué de passé et de personnalité. Nous ne fûmes pas exagérément surpris de retrouver lors des négociations d'Evian, dans la bouche d'un Louis Joxe, des thèses similaires à celles de Maurice Thorez. Selon nos vis-à-vis français, il n'y aurait ni peuple algérien – mais des ethnies cloisonnées – ni de personnalité algérienne. Autrement dit, si nationalité algérienne il y aura un jour, elle serait automatiquement acquise au million d'Européens au même titre que les autres habitants de l'Algérie. Naturellement, ces thèses étaient trop artificielles pour résister à la réalité des faits. A Evian, le gouvernement français se rendit à notre proposition accordant à la minorité européenne la nationalité algérienne sur la base d'une option individuelle. En mars 1961, le Parti communiste algérien fit de son côté son autocritique rejetant «la position qui veut à tout prix, et contre la réalité, inclure les Européens dans la nation parce qu'ils partagent avec les autres Algériens le même sol et une vie commune…» Position dogmatique qui reviendrait, selon lui, «à accuser la population européenne de trahison envers une nation dont elle ne fait pas partie»(1). Cinquante ans après, le débat sur l'identité reste valable. La défense de la personnalité algérienne n'a pas attendu ce jour pour être assumée par nos étudiants et c'est là un de leurs titres de gloire. Défense de l'identité ne signifie pas cependant, repli sur soi, et encore moins résurgence d'un quelconque obscurantisme. Le «M», pour nous, n'était qu'un garde-fou contre les dérives de l'époque. Et cela a été clairement souligné par nous : «Tant que le caractère arabe et islamique de la personnalité algérienne sera contesté, tant qu'il ne sera pas reconnu de tous, l'Algérien musulman devra travailler à le défendre.» «Et c'est lorsque cette personnalité aujourd'hui méconnue et menacée gagnera suffisamment en force et en rayonnement, et deviendra une évidence pour tous, qu'une forme d'organisation plus vaste groupant les Algériens non musulmans de bonne volonté qui reconnaissent cette personnalité pourra être envisgée.» (Ce que pensent les adversaires de l'UGEMA et ce que valent leurs idées, avril 1955 p.28). L'avènement de l'indépendance signifie nécessairement une réhabilitation de l'identité. Dès lors que celle-ci n'était plus contestée, l'Ugema pouvait, en toute logique, se transformer en Union nationale des étudiants algériens (UNEA) laquelle vit le jour le 23 août 1963. 28 juin 2005 (1) Par ailleurs, l'un des représentants de l'UGEA, Mohamed Harbi avouera : «Rédha Malek avait raison de souligner que le tissu social algérien n'était pas un 'habit d'Arlequin” et de mettre l'accent sur le brassage entre Arabes et Berbères. Les communistes, dont Ahmed Inal, Aziz Benmiloud, Mokrane Ould Aoudia et André Akoun, reconnaissaient en privé la légitimité de cette affirmation mais, par discipline, ils défendaient en public la réflexion théorique de Maurice Thorez.» (Une vie debout ; Casbah éditions, p.160)