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Leurs origines communes
Publié dans El Watan le 25 - 07 - 2005


La concurrence vitale, selon Darwin
Quittons un moment l'économie politique pour faire une incursion dans les sciences biologiques avec la doctrine de Charles Darwin. Celui-ci voyage à l'âge de 22 ans dans les îles du Pacifique et en Amérique du Sud en tant que naturaliste. A son retour en Angleterre, il lut Malthus et publia en 1859 son œuvre maîtresse De l'origine des espèces par voie de sélection naturelle. Il y expose ses thèses, dont nous retiendrons les trois principales suivantes :
a) Les espèces vivantes présentent d'innombrables variations individuelles ou raciales, au point que deux populations d'une même espèce, isolées l'une de l'autre, sont toujours un peu différentes.
b) La multiplication des individus étant beaucoup plus rapide que celle de leurs ressources alimentaires (idée fondamentale de Malthus), une impitoyable concurrence vitale (Sruggle of life) règne, entraînant la disparition sélective des plus faibles et la survivance des plus aptes.
c) Ainsi la nature favorise l'extension des populations animales ou végétales porteuses d'un caractère un tant soit peu avantageux pour elles, réalisant une sélection naturelle.
Le marxisme
En 1867, Karl Marx publie le livre I de son ouvrage Le Capital, dans lequel il développe ses idées économiques et philosophiques.
Partant de la théorie de la valeur
d'A. Smith telle que nous l'avons résumée plus haut, théorie affinée par David Ricardo, Karl Marx construit sa démonstration de l'exploitation de l'homme par l'homme dans le système capitaliste. Pour cela, il considère que le propriétaire du capital n'achète pas du travail, mais il achète la force de travail qui est une marchandise comme toutes les autres. Cependant, cette marchandise a la propriété singulière de produire plus de travail qu'elle n'en coûte, le salaire qui est le prix de cette marchandise particulière représente la quantité de travail socialement nécessaire à son entretien et à sa reproduction. La quantité additionnelle de travail produite par la force de travail – c'est-à-dire en plus de celle nécessaire à son entretien – et que Marx appelle la plus-value est répartie en profit, rente, intérêts, traitements des fonctionnaires et… donc le capital exploite la force de travail.
Il apparaît ainsi que le système capitaliste donne naissance à deux classes aux intérêts opposés : les capitalistes exploiteurs et les travailleurs exploités. Quelle est la solution à cette contradiction ? Marx fait appel pour cela à Hegel et Feuerbach, deux philosophes allemands auxquels il emprunte la dialectique et le matérialisme.
La philosophie de Georg Wilhelm Friedrich Hegel se caractérise par la négation du «principe de contradiction», un des piliers de la logique, selon lequel si une chose possède une qualité, elle ne peut pas posséder la qualité opposée (si une chose est blanche, elle ne peut pas être noire) et l'adoption de la méthode dialectique, dont le principe fondamental est l'unité des contraires.
Comprendre l'homme, ce n'est pas établir la priorité de la pensée sur le corps ou inversement, c'est poser que la pensée, la conscience n'existe que si son opposé, le corps, la nature lui fait face et inversement. En d'autres termes, il n'y a pas de pensée pure, mais une pensée incarnée, ni une nature pure, mais une nature pour la pensée.
Appliquant la méthode dialectique à l'histoire et affirmant la supériorité de la nécessité historique sur la morale qui n'est valable qu'en un temps et un lieu déterminés, il écrit :
«Un individu historique n'a pas le calme nécessaire pour vouloir ceci et cela, pour avoir beaucoup d'égards, mais il appartient à sa seule fin, sans rien considérer de plus. Il arrive donc qu'il traite à la légère d'autres intérêts, grands, sacrés même, conduite qui assurément est soumise au blâme moral. Une si grande figure écrase nécessairement maintes fleurs innocentes, ruine maintes choses sur son chemin…
C'est ce qu'il faut appeler artifice de la raison quand elle laisse agir à sa place les passions, en sorte que ce par quoi elle parvient à l'existence, éprouve des pertes et souffre des dommages. En général, le particulier est trop petit en face du général : les individus sont sacrifiés et abandonnés. L'idée paie le tribut de l'existence et de la caducité, non par elle-même, mais grâce aux passions des individus… » (2)
Quant à Ludwig Feuerbach, il écrit dans sa Critique de la philosophie de Hegel, publiée en 1839 :
«La phénoménologie et la logique commencent par une pétition de principe… Car elles commencent, non pas avec ce qui est autre chose que la pensée, mais avec la pensée sous la forme d'autre chose qu'elle-même, ce qui donne de prime abord à la pensée la certitude de sa victoire sur son adversaire… La philosophie est la science du réel conçu dans sa vérité et sa totalité. Or, le réel est inclus dans la nature. Les mystères les plus profonds se trouvent dans les objets naturels les plus simples, dédaignés par l'esprit spéculatif qui plane et rêve dans l'au-delà. Le retour à la nature est la seule source du salut.» (2)
S'inspirant de Feuerbach, Marx commence par l'analyse de cet «objet naturel simple» qu'est la marchandise pour découvrir en elle, grâce à la méthode dialectique de Hegel, «les mystères les plus profonds», autrement dit les contradictions de la société capitaliste. Ensuite pour proposer une solution à ces contradictions, il a, comme il le dit, remis la dialectique hégélienne sur «ses pieds», elle qui marchait «la tête en bas». Pour ce faire, il élabore avec son ami Friedrich Engels la théorie du matérialisme dialectique, réalisant ainsi la synthèse entre la dialectique hégélienne, à laquelle il reproche son idéalisme, et le matérialisme de Feuerbach, qu'il qualifie de mécaniste.
Marx dira aussi que la théorie darwinienne de la concurrence vitale et de la sélection naturelle confirme pleinement sa conception de l'évolution humaine.
Nous avons ainsi tous les ingrédients du matérialisme historique qui fait de la lutte des classes la clé de la connaissance de l'histoire et qui tend à identifier l'évolution de l'humanité à une évolution biologique. Il ne reste plus qu'à proclamer que la classe ouvrière est porteuse du progrès historique et qu'à ce titre, elle a pour mission de conquérir le pouvoir et instituer la dictature du prolétariat pour éliminer la bourgeoisie et construire le socialisme. Quant à ceux qui auraient des scrupules moraux à utiliser la violence pour parvenir à leurs fins, Marx les renvoie aux thèses de Hegel sur l'évolution de l'histoire que nous avons citées plus haut et qui se résument à cette phrase : «On ne doit pas émettre à l'encontre d'actions historiques de portée universelle ou de leurs auteurs des exigences morales qui leur sont étrangères.» (2)
Désormais, le marxisme est mûr pour sa mise en œuvre : c'est Lénine qui s'en chargera. Mais ces mêmes thèses revisitées par d'autres philosophes ont fourni le socle idéologique à Staline, Hitler, Mussolini, et Deux Guerres mondiales.
Nous venons d'essayer de remonter brièvement aux sources historiques et idéologiques du monde contemporain. Les théories d'Adam Smith, Hegel, Marx… et leur mise en œuvre ont certes permis à l'humanité de faire de grands pas dans sa quête vers la liberté. Les maladies ont reculé et l'espérance de vie a augmenté, l'enseignement s'est propagé, le progrès des sciences et des techniques s'est intensifié, la production de biens et services de toutes sortes s'est accrue. Mais tout se passe comme si l'homme ne maîtrisait pas cette formidable avancée.
Le président Ben Bella s'est servi d'une image pour caractériser cette situation : l'humanité avance «comme un train fou qui s'élance en pleine nuit à une vitesse accélérée et qui brûle sur son passage tous les feux de signalisation».
En témoignent les inégalités croissantes entre plus riches et plus pauvres de la planète : les 20% les plus riches se partagent 82,7% du revenu mondial, tandis que les 20% les plus pauvres se partagent 1,4% de ce même revenu (1). La logique du système capitalise basé sur la recherche du profit a conduit à la naissance et au développement des entreprises multinationales. En 1995, les 200 premières firmes multinationales ont pris 31% du produit mondial
brut. Si l'on comparaît la puissance économique de ces firmes à celle des Etats, on constaterait, par exemple, que Ford équivaut à la Norvège, que Mitsui, entreprise japonaise, dépasse l'Arabie Saoudite, et que Mitsubichi, japonaise elle aussi, est plus puissante que la Pologne (respectivement 140 et 136 milliards de dollars) (1). C'est ainsi qu'un nouveau concept est apparu dans le vocabulaire politico-économique, la «mondialisation». Nous assistons à l'interprétation économique à travers des frontières nationales, aussi bien des activités de production que de financement ou de commercialisation. Les dommages collatéraux sont immenses, sur le plan écologique par exemple (réchauffement de la planète, disparition d'espèces végétales et animales, etc.), et sur le plan social (guerres, famines, maladies).
Alors se pose la question : le moment n'est-il pas venu ou l'humanité, consciente de ses actions et forte de ses conquêtes scientifiques et techniques, peut désormais baliser sa route vers la liberté en maîtrisant son propre progrès et en mettant en harmonie l'homme et son environnement naturel ? Des voix s'élèvent, de plus en plus fortes, aussi bien dans le Nord que dans le Sud, pour une autre mondialisation. Elles se sont exprimées dans de grandioses manifestations de Seattle à Gènes, en particulier dans le Forum social mondial de Porto Alegre. Animées par un profond esprit de justice, elles auront raison de la loi de la jungle qui caractérise l'humanité depuis l'avènement de la Révolution industrielle pour laisser place à une loi plus naturelle, celle de la solidarité.
Notes de renvoi
(1) Les chiffres sont donnés par François Houtart La Mondialisation – Collection – Que penser de ?
(2) Les citations sont extraites de Histoire de la pensée économique, de H. Denis -Collection Themis-Presses universitaires de France.


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