Où se trouvent les membres de l'intelligentsia algérienne dans tout cela ? Nulle part. Ou plutôt bien au chaud chez eux, ou, pour un grand nombre d'entre eux, à l'étranger. Dans tous les pays du monde, les élites intellectuels sont des phares ou des guides pour les citoyens. Rappelons que les intellectuels ne sont pas uniquement toutes ces personnes qui ont eu la chance de suivre un cursus universitaire qui les a menées à un niveau académique élevé ; ce sont aussi tous ceux, très instruits ou non, qui par leur activité brassent des idées, cherchent à améliorer les choses au sein de la société et sont en permanence mobilisés pour faire aboutir leur combat : les artistes, les militants du mouvement associatif, les syndicalistes, les universitaires et bien d'autres, y compris les imams et autres intellectuels religieux font partie de l'intelligentsia. Les intellectuels sont en même temps des brasseurs d'idées qui font évoluer la société et des militants qui n'ont pas peur de mener des combats de rue pour faire triompher ces mêmes idées. En Algérie pourtant, malgré les montagnes de problèmes qui se posent, c'est à une absence presque totale des intellectuels que l'on assiste, aussi bien dans le domaine de la confrontation des idées que dans celui du combat militant. L'Algérie n'a pourtant jamais autant eu besoin qu'aujourd'hui de ses intellectuels pour la sortir de l'ornière dans laquelle elle se trouve et pour lui redonner espoir dans l'avenir. L'Algérien a besoin d'espoir ; il veut s'accrocher à quelque chose de concret, qui lui rende une fierté de citoyen et de patriote, qu'il a totalement perdue à cause d'un système politico-économique conçu par des prédateurs, pour des prédateurs. Qui peut mieux qui des élites intellectuelles convaincues et combatives mener ce combat pour remettre le pays sur la voie du progrès et du développement ? Les causes à défendre ne manquent pas. Nous avons parlé des réformes du code de la famille et de l'école. Il n'est pas encore trop tard pour enclencher un vrai débat sur ces deux projets fondamentaux et sur le contenu des réformes proposées. Et même si les jeux semblent déjà faits quant au contenu des projets, le fait même d'en discuter et d'en débattre publiquement pourra faire avancer les choses. La réforme de l'école est certainement la réforme fondamentale que toute la société attend, même si ses effets ne se feront sentir qu'au bout d'une génération. C'est tout l'avenir du pays qui est en jeu : on ne peut pas laisser les autorités décider seules du contenu que prendra une réforme aussi essentielle. Il est vrai que ce sujet a déjà fait l'objet, au sein de la commission Benzaghou, d'un chaud débat entre tenants et adversaires d'un système éducatif véritablement accroché au train de la modernité et de l'universalité, et a donné lieu à un rapport (très moderne dans ses dispositions) qui semble servir de base aux réformes introduites graduellement dans le système d'enseignement. Mais cela ne peut suffire : il faut que le débat continue afin que les réformes envisagées ne soient pas vidées de leur sens premier qui est de rendre à l'école le lustre qui doit être le sien et, surtout, lui redonner le rôle de formation à la citoyenneté qui est essentiel et qu'elle a perdu depuis longtemps. Il en est de même pour toutes les réformes fondamentales envisagées : réforme de la justice, réforme de l'Etat constitutionnelle... Toutes ces réformes ont un impact très grand sur le type même de société qui se met en place. C'est bien pour cela que l'implication des élites intellectuelles, dans le débat, est indispensable. Rien n'est plus dangereux que de laisser les technocrates agir seuls et décider de tout ce qui est bon ou mauvais pour l'ensemble de la société. Des intellectuels compétents, engagés et combatifs, l'Algérie en a de tout temps possédé. Selon les périodes, en fonction des nécessités historiques, elle a connu d'immenses personnalités politiques qui se sont battues pour l'indépendance du pays, souvent les armes à la main (l'Emir Abdelkader, Messali Hadj, Abdelhamid Benbadis, Ferhat Abbas, Abane Ramdane, Bachir Hadj Ali, Frantz Fanon, Henri Alleg...). Elle a eu aussi ses hommes et femmes de l'art, dont un grand nombre de très grands écrivains (Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Assia Djebbar, Moufdi Zakaria...), ses universitaires (Mostefa Lacheraf, Mohamed Harbi, Mahfoud Kaddache...), ses artistes (Mohamed Issiakhem, Baya, Hadj M'hamed El Anka,Cheikh El Hasnaoui, Slimane Azem, Idir...), ses journalistes (Aïssa Messaoudi, Abdelhamid Benzine,Saïd Mekbel...) et bien d'autres qu'il est impossible de tous citer. Microcosmes fermés Dans tous les domaines de l'activité sociale, l'Algérie possède une relève imposante. Ce qui manque à cette relève, c'est le courage (ou la motivation) de s'impliquer dans les combats de l'heure. Il ne manque pas d'écrivains de renom pour porter haut la voix de l'Algérie et lui rendre une âme et un attrait qu'elle a perdus à cause de ses démons qui ont pour noms nationalisme étroit et islamisme rétrograde. Les seuls écrivains (les vrais, pas ceux qui squattent l'Union des écrivains algériens), qui s'expriment et tentent de faire avancer les choses, le font de l'étranger où ils sont installés. Le système éditorial algérien ne leur offre pas les moyens de percer et, surtout, de rayonner : c'était déjà vrai, il y a longtemps (les Dib, Mammeri, Djebbar, Djaout, Boudjedra, Kateb..., n'ont pu être lus que parce que des éditeurs français ont bien voulu les publier). Cela l'est encore plus aujourd'hui : Khadra, Sansal, Metref, Saâdi, Mostghanemi et bien d'autres n'existeraient pas sans leurs éditeurs étrangers. Les quelques universitaires qui publient ou qui participent à travers la presse aux débats de l'heure sont rares et restent confinés dans des microsociétés très fermées (il existe de très nombreuses compétences qui, volontairement ou non, se sont isolées à l'intérieur d'instituts ou d'associations à caractère universitaire et scientifique de renom et qui se contentent de réaliser des travaux destinés à un public très restreint de spécialistes et dont l'impact social est nul). Ceux qui ont pu sortir de cet isolement ont fait la démonstration de l'existence de vraies compétences : rappelons-nous l'intrusion réussie du professeur Mohand Issaâd dans la vie publique à la faveur de la commission de réforme de la justice et celle d'enquête sur les événements de Kabylie. Ses positions courageuses, sa foi inébranlabe dans le droit et sa droiture ont fait l'unanimité et ont permis à la société algérienne toute entière de comprendre les tenants et les aboutissants des deux affaires qui lui ont été confiées et de se forger une idée plus juste de la situation. Le cas du professeur Issaâd n'est pas unique : d'autres universitaires sont sortis de l'anonymat dans lequel ils se trouvaient, à la faveur d'événements particuliers. Le professeur Benzaghou et le professeur Sbih ne sont sortis de l'anonymat que grâce aux commissions de réforme qu'ils ont eu à présider. Le professeur Raddouh est devenu connu à la faveur de son livre sur Boumârafi, l'assassin du président Boudiaf. Beacuoup d'autres compétences, reconnues au sein de leurs seules microsociétés, gagneraient à être connues par la majorité de la population. Il faut reconnaître que quelques universitaires de renom commencent à donner, dans la presse, leurs avis sur les problèmes de la société. Le nom que l'on rencontre le plus souvent, tant ses écrits sont nombreux (et de qualité), est celui du professeur Chems Eddine Chitour. Il est loin d'être le seul, et c'est tant mieux. Mais tous ont le défaut majeur de s'exprimer dans un langage et selon une méthode propres aux universitaires. Ils oublient qu'ils s'adressent à des lecteurs de journaux et non pas à des étudiants. Ils ne semblent pas conscients que leur impact n'en est que plus limité. C'est très dommage pour les idées qu'ils défendent, qui méritent un meilleur destin. Quelques autres personnalités ne manquent aucune occasion de s'exprimer sur les problèmes de l'heure ; toujours à travers la presse privée. Mais là encore, ce sont toujours les mêmes qui reviennent et qui donnent la fâcheuse impression que leur nombre est très limité, ou qu'ils sont les seuls à avoir le courage de se mettre en évidence, avec tous les risques que cela peut entraîner, en cas de retournement de situation. Nos intellectuels n'ont en effet, dans leur immense majorité, aucune confiance en les institutions, et ceux qui sont censés les représenter ; ils n'ont aussi aucune confiance en l'avenir : pour eux, à n'importe quel moment, la situation peut changer toujours en leur défaveur. Et ce n'est pas la malheureuse mésaventure de Mohammed Benchicou, le directeur du quotidien Le Matin, qui paye par une condamnation à deux années de prison, un excès de liberté de ton, qui peut les rassurer. Tous pensent que si ce n'est pas l'islamisme qui demain viendra leur faire payer cher leurs prises de position, ce sera le pouvoir qui le fera, en reprenant les choses en main et en remettant en cause une liberté d'expression qui n'est pourtant que de façade. Autant ne jamais s'afficher et rester à l'écart : c'est la seule manière de ne pas payer le prix fort pour des prises de position trop affirmées. Conclusion : les problèmes fondamentaux du pays se résoudront sans la majorité de nos intellectuels. Que les solutions retenues ne correspondent pas à l'idée qu'ils en ont n'a aucun intérêt. Comme n'a aucun intérêt que le pays avance à reculons et soit dépassé par tous les autres pays se trouvant dans la même situation. Cela ne fera que les confirmer dans la croyance qu'ils ont que « tout est fichu » et qu'il n'y a plus rien à faire pour redresser la situation. Des remords ? Ils n'en ont aucun : ce n'est pas de leur faute, « c'est de la faute au système » et c'est surtout, « de la faute au peuple qui accepte tout ». Et c'est là que le bât blesse : nos intellectuels ont perdu de vu la fameuse formule de Victor Hugo, selon laquelle « les poètes sont des phares » qui aident les sociétés à bien naviguer et à éviter les écueils. Notre intelligentsia ne veut pas être ce phare !