De la sorte et subséquemment, l'état souverain subordonne sa souveraineté : il devient donc un législateur second (14). B- Les effets du principe L'Islam est religion et culture. L'Etat, en se donnant l'Islam comme religion, se donne aussi une culture au sens normatif ; il se soumet volontairement à la loi d'Allah et à la tradition du Prophète (QSSSL). Il annonce ainsi sa propre subordination, en tant que personne morale, à la Puissance divine et aux préceptes et règles contenus dans le Coran. L'Etat se trouve ainsi dans l'obligation éternelle et immuable, puisque imposée par Dieu, de combattre ceux qui, au sein de la société, ne reconnaissent pas l'autorité, la puissance et l'unicité de Dieu, ou ceux convaincus d'apostasie. Cela dérive, en toute logique, de la nature même de l'Etat confessionnel et doit, en théorie du moins, être une vérité aussi absolue que celle de Dieu. L'Islam sert également en Algérie, comme dans tous les pays arabo-islamiques, comme source de légitimation du pouvoir. En effet, «L'Islam apparaît au Maghreb comme la source radicale de toute légitimation. L'expression n'en est pas toujours explicite, mais elle correspond à cette conviction minimale qu'aucun pouvoir ne saurait être reconnu s'il contredit la volonté d'Allah incarnée dans l'Islam»(15). Cette réalité ne peut jamais être combattue ou même contestée, car reposant sur «une donnée fondamentale en ce sens qu'elle est antérieure à toute structure organisationnelle ou juridique qui la mettrait en œuvre»(16). Mais au-delà de cette mission de légitimation pour l'Etat, l'Islam constitue aussi une perception d'identité (17). L'Etat de confession islamique est, en principe, tenu de faire valoir et d'appliquer les règles de la charia, le droit musulman, et, pour l'Algérie, les normes spécifiques dictées par le rite malékite, d'autant qu'il s'agit là d'une application basée sur un principe de valeur constitutionnelle, dont l'intangibilité est tout aussi constitutionnelle. Il a l'obligation de faire régner et de protéger l'ordre public musulman par le recours aux seules normes du droit musulman pour éviter toute dislocation de la umma et se prémunir de toute subvertion en son sein. L'affirmation d'un tel principe et les effets qu'il génère, ainsi que ses multiples incidences sur les libertés et droits de l'homme, posent le problème de la réaction sociale et institutionnelle aux infractions à l'ordre public musulman qui devrait être en vigueur de jure et de facto. En suivant un raisonnement logique, l'on peut dire, en effet, qu'une société «gérée» par un Etat islamique se doit de réagir pénalement, par exemple, à l'apostasie (ridda), infraction de nature à nuire à l'unité tant recherchée de la nation. Or, non seulement le droit pénal algérien ne prévoit pas une telle infraction grave et portant atteinte à l'essence même de l'Islam, religion de l'Etat, mais aussi l'Etat s'est toujours trouvé incapable d'entamer des poursuites pénales à l'encontre de l'apostat, car confronté en permanence au principe de la légalité des délits et des peines édicté par les différentes constitutions (18) et par l'article 1er du code pénal, promulgué en 1966. Le code pénal algérien se contente – dans la section 4, intitulée Profanation et dégradation, du chapitre V relatif aux crimes et délits commis par les particuliers contre l'ordre public – de correctionnaliser l'acte volontaire et public ayant pour objet la profanation du Coran. L'article 160 dispose en effet : «est puni d'un emprisonnement de cinq à dix ans quiconque volontairement et publiquement détruit, mutile ou profane le Livre Sacré» sans possibilité pour les juridictions répressives, en application de l'article 160 octies du même code, d'ordonner la privation du coupable des droits civiques. A noter que le législateur exige, pour que cette infraction – délit aggravé – soit établie, que la destruction ou la dégradation du Coran soit un acte matériel, à la fois, volontaire et public. L'article 160 ter réserve une règle particulière aux lieux du culte, et punit celui qui, volontairement, les dégrade, les détruit ou les profane, d'un emprisonnement d'un à cinq ans et d'une amende de 1000 à 10 000 DA, sans autre peine accessoire. Le droit pénal musulman n'a pas droit de cité dans la législation algérienne. Les infractions et sanctions qu'il édicte ne sont pas prévues ou intégrées dans le code pénal. Il en est ainsi de l'apostasie, l'une des infractions les plus graves du droit pénal musulman, qui n'en constitue pas une dans le code pénal algérien ni dans aucun autre texte particulier. La question se pose alors de savoir si un musulman algérien peut changer sa religion ou la quitter sans courir le risque de faire l'objet d'une quelconque sanction d'ordre pénal. Selon le principe de la légalité des délits et des peines, énoncé par la Constitution et la loi, on peut répondre positivement, d'autant que l'Algérie a adhéré aux pactes et conventions internationaux ayant édicté la liberté de conscience et du libre choix de la religion, lesquels textes acquièrent valeur de droit interne positif. Mais cette situation, paradoxale en soi, ne contredit-elle pas le principe constitutionnel de l'islamité de l'Etat ? La réponse devrait être positive eu égard à la nature de l'Etat, celle-ci découlant du fait qu'il appartient à une religion et consent à ne se soumettre qu'aux règles qui sont propres à cette religion ou s'en inspirent. En principe donc, il n'est permis à un Etat islamique de tolérer l'apostasie, source de subvertion et doit en faire un crime puni, selon le châtiment imposé par la norme sacrée. En Algérie, tel n'est pas le cas. L'Etat, se rendant compte certainement de cette profonde contradiction, a préféré l'atténuer pour fuir toute idée de laïcité déclarée, en imposant, vis-à-vis de l'apostasie avérée, une réaction sur le plan strictement civil : «La réaction sociale sera civile.»(19) En effet, à défaut de pouvoir sévir sur le plan répressif contre l'apostasie, le législateur a décidé de faire générer à celle-ci des effets dans le cadre de l'état des personnes. L'article 32 de la loi n°84-11 du 9 juin 1984 portant code de la famille dispose que «le mariage est déclaré nul… si l'apostasie (ridda) du conjoint est établie». Quant à l'article 138 de la même loi, il indique que «sont exclues de la vocation héréditaire, les personnes frappées d'anathème et les apostats». L'apostasie établie a donc, sur le plan civil uniquement, deux effets : la nullité absolue et de plein droit du mariage, et la perte de la vocation héréditaire. Mais comment peut-on dire d'une personne qu'elle est apostate du moment qu'elle n'a, au sens du droit pénal, commis aucune infraction, et que, par ailleurs et au regard du droit musulman, l'apostasie est forcément une infraction sanctionnée par la peine de mort et n'est établie que selon les modes de preuve prévus par la procédure pénale islamique ? Comment constater ou faire constater l'existence d'une «infraction civile» qui est, au sens de l'article 2 de la Constitution, une infraction au sens propre du terme, et la plus grave, car punie par la peine la plus lourde ? Comment concilier ce principe constitutionnel, qui impose la confusion entre Etat et religion, avec la liberté religieuse édictée par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par l'Algérie et introduit, par conséquent, dans son droit interne ? L'ébauche de réponse à toutes ces questions démontre la profonde contradiction existant en droit algérien, caractérisé par la coexistence de deux normes apparemment inconciliables parce que de nature différente : l'une d'essence divine et sacrée, l'autre temporelle et humaine. Il est marqué par un dualisme juridique : une légalité musulmane confinée dans le cadre des rapports de statut personnel régis par le droit malékite qui joue juste le rôle d'un droit supplétif au sein du système juridique général, et une légalité laïque ou démocratique empruntée à l'Occident (20). On est donc en présence d'une dichotomie disproportionnée, déséquilibrée et injustifiable sur le plan juridique et théologique si l'on se réfère à la seule nature de l'Etat et à la nature, subséquente, des droits de l'homme qui sont attribués par l'autorité divine. Mais certains auteurs réformistes et modérés contestent l'existence même de l'apostasie comme infraction en droit pénal musulman. Ils considèrent, à juste titre, que «l'idée la plus désastreuse qu'on eue les ouléma, leur invention la plus horrible et qui reste aujourd'hui la plus grande tare de la charia, est d'avoir érigé ce qu'ils ont appelé l'apostasie en infraction punie par le châtiment suprême, la peine de mort»(21). Il est reproché à ces ouléma d'avoir créé cette infraction, attentatoire à la liberté de conscience, en dehors et en l'absence de tout fondement coranique : «Aucun verset ne prévoit cette infraction et cette peine, ni ne la suggère de près ou de loin, mais, de plus, le texte coranique dit exactement le contraire.»(22) Pour étayer cette thèse, celle de l'inexistence d'une infraction appelée apostasie en droit musulman, il est fait appel aux verset suivant : «Point de contrainte en matière de religion» (II-256) ; Dieu s'adressant à son Prophète (QSSSL): «Dis : la vérité est là qui émane de votre Seigneur. Y croira qui voudra et la reniera qui voudra.» (XVIII-29) ; «Si Dieu l'avait voulu, l'univers tout entier embrasserait la vraie foi. Voudras-tu contraindre les hommes à se convertir ?» (X-99). Les théoligiens fondent la règle de l'apostasie et de la peine qui la sanctionne, à défaut d'un texte coranique, sur un hadith attribué au Prophète (QSSSL) : «Celui qui change de religion, tuez-le.» Mais l'authenticité de ce hadith est remise en cause pour la simple raison qu'il est, d'une part, rapporté par une seule personne, il est donc de la catégorie ahad, et que, d'autre part, son rapporteur est Ibn Abbas qui, à la mort du Prophète (QSSSL), n'avait que 13 ans. C'est dire toute la faiblesse du fondement juridique d'une telle règle. La criminalisation de l'apostasie, n'étant donc pas une règle purement religieuse, fut érigée en règle de politique pour justifier les guerres des apostats et réprimer les dissidences, depuis le calife Abou Bakr, premier successeur du Prophète (QSSSL) qui, lui, ne l'a jamais appliquée. ll n'y a eu aucune opposition de la part des théologiens à ce qu'a entrepris Abous Bakr, bien au contraire ; c'est ce que les hanafites assimilent à un consensus implicite, par le silence (Ijmaâ soukouti) qui s'impose donc au sein de la communauté musulmane. Il ne s'agit donc, en réalité que d'un «habillage religieux d'un choix politique»(23). Mais si l'apostasie comme infraction n'existe pas dans la plupart des codes pénaux des pays musulmans, il n'en demeure pas mois que les tenants de l'islamisme tentent de la ressusciter. Il suffit de rappeler la position d'une personnalité d'El Azhar qui a longtemps servi, comme enseignant et conseiller, en Algérie. Cité comme témoin en faveur de l'assassin de Farag Fouda, intellectuel égyptien connu pour ses positions contre l'intégrisme, assassiné en 1992, il déclara lors du procès que «l'exécution de l'apostat est une obligation pour tout musulman tant que l'Etat n'accomplit pas ce devoir»(24). Pourtant, ce même cheikh, véritable autorité religieuse, affirme, par ailleurs, que «le musulman et le non musulman sont égaux en ce qui concerne le droit à la vie et à l'intégrité physique». (25) Il s'avère, enfin, que le recours à la notion d'apostasie par l'intégrisme islamiste n'a pour finalité que l'atteinte aux droits de l'homme. Quand une personne est déclarée apostate par un mufti quelconque, ce n'est que pour autoriser son assassinat et le justifier vis-à-vis de la charia. Et c'est dans ce cadre charaïque qu'a lieu l'assassinat, depuis 1992, d'intellectuels algériens, considérés par le biais d'une fatwa, verdict rendu par défaut mais irrévocable et sans appel, comme apostats passibles de la peine de mort, dont l'exécution est un devoir religieux, selon les tenants de l'Islam traditionaliste. L'Islam est donc utilisé en Algérie par les extrémistes religieux «pour légitimer la violence contre le régime et pour donner une justification morale à la contestation» (26). (A suivre) Notes de renvoi : – (14) F-P. Blanc, op. cit., p. 21. – (15) G. Grandguillaume, Islam et politique au Maghreb, in O. Carré (s. d.). L'Islam et l'Etat dans le monde d'aujourd'hui, Ed. PUF, Paris, 1982, p. 47. – (16) Ibid. – (17) Ibid., p. 53. – (18) Art. 15 de la Constitution de 1963, art. 45 de celle de 1976 et art. 46 et 47 de la Constitution de 1989, révisée en 1996. – (19) F-P. Blanc, op. cit., p. 23. – (20) Ibid., p. 26. – (21) M. Charfi, op. cit., p. 76. – (22) Ibid. – (23) Ibid., p. 79. – (24) Cheikh Mohamed Ghazali, in M. Charfi, op. cit., p. 83. – (25) M. Ghazali, Les droits de l'homme entre les préceptes de l'Islam et la déclaration des Nations unies, Ed. Dar Al Maârifa, Alger, 2001, p. 39. – (26) L. Addi, Violence politique, Islam et ethnocentrique. Le quotidien d'Oran d'avril 2000.