Allende, le défunt président du Chili, a préféré mourir (d'aucuns estimeront qu'il s'est suicidé) que de mettre le pouvoir entre les mains de ses détracteurs qu'il jugeait potentiellement dangereux pour la démocratie et les droits de l'homme, Ghandhi le fakir à demi-nu et le révérend Martin Luther King ont été assassinés pour leur obstination à réclamer des droits à leurs concitoyens, l'archevêque Desmond Tutu est allé jusqu'au bout de ses convictions en déclarant : «Si j'ai lutté contre la tyrannie, ce n'est pas pour lui en substituer une autre.» (4) dans une réponse à son parti l'ANC au pouvoir, qui contestait des passages du rapport de la commission vérité et réconciliation qu'il présidait, mettant à son actif des violations des droits humains pendant la période considérée ; néanmoins, le Chili, l'Inde, la situation des Noirs américains et l'Afrique du Sud ou le monde sont-ils pour autant dans un meilleur état ? Hélas, l'histoire contemporaine est là pour nous rappeler que le sacrifice de dizaines de millions de vies humaines pendant la Seconde Guerre mondiale n'a pas été suffisant à rendre ni le monde plus sûr ni les droits humains moins méprisés. En effet, combien de guerres inutiles, meurtrières et sans gloire ont été déclenchées depuis cette proclamation qui stipule dans son préambule 2e paragraphe : «Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme». Combien de peuples luttent toujours pour leur indépendance ? Combien d'hommes et de femmes, à travers le monde, vivent aujourd'hui sous le seuil de la misère ? Combien d'enfants meurent chaque année faute de soins et de malnutrition ? Quel est le nombre des déplacés à l'intérieur des frontières de leur pays et à l'extérieur de celles-ci vivant ainsi un terrible déracinement les enfonçant chaque jour un peu plus dans la misère ? La situation de la femme à travers le monde s'est-elle améliorée ? L'exploitation sexuelle des femmes, qu'on désigne pudiquement par «la traite des blanches» qui s'est étendue depuis la chute du mur de Berlin, est présente pour nous rappeler l'état d'esclavage dans lequel se trouve une partie de la moitié de l'humanité ; quel est le nombre des candidats à la migration clandestine prêts à faire le voyage jusqu'au bout de la mort, vers un monde qu'ils estiment meilleur et dont les frontières sont de plus en plus hermétiques ? Et on peut continuer ainsi à énumérer à l'infini les situations reflétant une déficience quasi généralisée en matière des droits humains à travers le monde entier, bien que cela soit plus visible au Sud qu'au Nord. Alors, est-ce la faute de la Déclaration universelle des droits de l'homme elle-même, qui n'est qu'une résolution de l'Assemblée générale de l'ONU sans valeur juridique contraignante? Ou est-ce la faute des Etats et au-delà d'eux la faute des hommes et des femmes qui nous gouvernent ? Ou bien, est-ce la faute des hommes et des femmes que nous sommes, incapables d'abriter le souffle régénérateur de la vie, et qui se refugient dans la résignation ne croyant plus que les droits s'arrachent et ne se donnent pas ? En réalité, la Déclaration universelle des droits de l'homme est venue en toute logique combler le vide laissé par la charte des Nations unies (5) qui n'a pas défini les droits humains que les Etats doivent promouvoir et protéger, tout comme les deux pactes internationaux de 1966 relatifs respectivement aux droits civils et politiques et aux droits sociaux, culturels et économiques qui, d'une part, énoncent dans leur article premier commun, le droit des peuples à l'autodétermination que la déclaration universelle a omis d'énumérer avec les droits de l'homme qu'elle a énoncés, et confèrent, d'autre part, à l'homme une capacité quasi judiciaire dans le champ du droit international des droits de l'homme à travers la compétence des comités de suivi de l'application des traités de recevoir des communications émanant de particuliers se considérant victimes d'une violation des droits de l'homme garantis par les conventions internationales pertinentes, chose non prévue au sein de la déclaration, car adoptée sans mécanisme de mise en œuvre. Depuis le début des années 1980 du siècle dernier, la mise en place par la communauté internationale, sous l'égide de l'ONU, de normes de promotion et de protection des droits de l'homme et de mécanismes de leur mise en œuvre s'est intensifiée de manière remarquable à travers les mécanismes spéciaux ou non conventionnels que la Commission onusienne des droits de l'homme (CDH) a institués ; néanmoins sans grande influence sur les indicateurs qui sont restés au même point ou presque ; et ceci pour deux raisons essentielles qui sont autant d'obstacles à la mise en œuvre de ses normes : la première est la souveraineté des Etats, pierre angulaire dans le système des relations internationales reconnu et souligné par la charte de l'ONU, qui interdit toute immixtion dans les affaires intérieures des Etats membres (6), sans occulter le fait que ce principe soit mis à rude épreuve depuis la disparition de la configuration bipolaire du monde contemporain. Cependant les résultats de son mépris plaident pour son maintien, voire même sa consolidation ; la deuxième est l'inconséquence sinon l'inexistence de la solidarité internationale qui n'a pas pu dépasser le stade d'objectif à atteindre à celui de prise d'engagement budgétaire réel. En effet, les pays de par le monde sont classés dans l'une des catégories suivantes : riche, à revenu intermédiaire, pauvre, et pauvre endetté. De ce fait les priorités des uns et des autres ne convergent pas ; ceci constitue en lui-même un handicap majeur à prendre en considération dans toute démarche pour la concrétisation des objectifs définis dans tout cadre multilatéral. A l'aube de ce nouveau millénaire et à la lumière de l'expérience de plus d'un demi-siècle de pratique, la communauté internationale ayant tiré les enseignements qui s'imposaient, notamment, que sans objectifs clairs à atteindre et sans échéances impératives à respecter, la quête de la réalisation des droits humains restera une utopie pour la majorité de l'humanité. Face à cette réalité, l'une des réponses de la communauté internationale a été l'adoption par l'Assemblée générale de l'ONU lors de sa session plénière du 8 septembre 2000 d'une résolution (7) portant déclaration du millénaire. A la différence de la déclaration universelle de 1948 qui, faut-il le rappeler, n'a pas été adoptée à l'unanimité mais par la majorité de 48 voix et l'abstention de l'URSS, des pays de l'Est, de l'Arabie Saoudite et de l'Afrique du Sud ; et il serait utile de rappeler aussi qu'elle n'avait pas bénéficié de la couverture médiatique lors de son adoption au château de Chaillot à Paris tel qu'on l'en entoure aujourd'hui ; la déclaration du millénaire a été adoptée à l'unanimité et sans renvoi à une grande commission. Les chefs d'Etat conscients de leur rôle se sont engagés dans une démarche plus réaliste en reconnaissant «en tant que dirigeants, nous avons donc des devoirs à l'égard de tous les citoyens du monde…» et ils y ont identifié la liberté, l'égalité, la solidarité, la tolérance, le respect de la nature et le partage des responsabilités comme les valeurs devant constituer le socle ayant vocation à recevoir l'édifice des relations internationales . Et pour que ces valeurs puissent trouver un prolongement concret, la déclaration du millénaire désigne huit objectifs à atteindre dans des délais prédéfinis à la charge des Etats de les réaliser ; il s'agit de réduire l'extrême pauvreté et la faim, d'assurer l'éducation primaire pour tous, de promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes, de réduire la mortalité infantile, d'améliorer la santé maternelle, de combattre le sida, le paludisme et d'autres maladies, de tendre vers un environnement durable, et enfin il s'agit de mettre en place un partenariat mondial pour le développement. Ce sont là les huit objectifs de la déclaration du millénaire assortis de date butoir pour la réalisation de chacun d'eux, et c'est ce qui caractérise cette dernière par rapport à la Déclaration universelle des droits de l'homme. Cinq années après son adoption, le bilan d'étape est nuancé. En effet, tous les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux agissant dans le domaine des droits de l'homme ainsi que les agences spécialisées de ONU (9) ont relevé que le rythme adopté autant à l'échelle de chaque pays qu'à l'échelle mondiale est inadéquat pour extraire l'humanité de son misérable vécu. Notons, avec tristesse, que les promesses de l'aube de l'humanité n'ont pas été tenues. Cependant faudrait-il pour autant désespérer? Je pense qu'il ne le faut pas, les droits humains sont aussi vieux que l'homme lui-même, néanmoins ils sont toujours d'une actualité brûlante pour les victimes de leur violation, donc le combat pour leur promotion et leur protection restera lui aussi d'actualité. Et si la Déclaration universelle des droits de l'homme est «une utopie palpable» à atteindre, la réalisation des objectifs du millénaire constitue le début du chemin vers ce but. Notes de renvoi – 1) 8e Paragraphe du préambule de la déclaration universelle des droits de l'homme – 2) Résolution de l'ensemble général n°217 A (D-3) du 10/1948 – 3) Article de la Constitution algérienne 1963 – 4) Cité par Stephen Elus dans Critiques Internationales n°5, automne 1999 – 5) Charte des Nations unies articles 13 et 62 – 6) Article 2 de la charte de l'ONU, notamment ses paragraphes 1 et 7 – 7) Résolution n°55/2 du 8 septembre 2000 – 8) 2e paragraphe chapitre I de la déclaration du millénaire – 9) Voir le rapport mondial 2005 du PNUD et l'article de Salah Slimani, quotidien El Watan du 27 novembre 2005 sur la table ronde de l'Union des CNES africains organisée à Alger et consacrée aux objectifs du millénaire