Pour aussi stridente qu'elle puisse sonner pour une oreille éduquée, «tagh ala men tagh» («tous les coups sont permis») est de ces notions du sens commun qui mériterait d'accéder à la dignité d'un concept «proche de l'expérience», de faire l'objet tout de moins d'une anthropologie de la norme. Car en tant qu'adage fortement répandu, elle exprime, fut-ce en relief, une idéologie, c'est-à-dire la logique d'une idée, et, davantage encore, un arrière-fond normatif. Mais l'intérêt de cette devise algérienne ne réside pas seulement là : son succès social a partie liée au climat moral qui règne dans le pays ; celui-ci infirmant celui-là. Et vice versa. L'aphorisme «tagh ala men tagh» est d'abord et avant tout une image allégorique à travers laquelle le sens commun énonce ex abrupto l'économie du lien social prévalant dans l'Algérie d'aujourd'hui. L'image est vive ; elle se situe au-delà du jeu et en deçà du drame. L'imagerie est forte ; sous son prisme, la «société» y apparaît comme une «arène» de combats où tous les coups sont permis, dans l'enceinte de laquelle les «joueurs», libérés de toute contrainte juridique, s'adonnent à tous les stratagèmes, même les plus répréhensibles moralement. La métaphore est puissante non parce qu'elle subsume les rapports «sociaux» dans un schème qui évoque la «guerre de tous contre tous» de Hobbes, mais davantage plutôt parce qu'elle invite à s'interroger sur l'état de la société. A première vue, la représentation que renvoie celle-ci d'elle-même est époustouflante ; elle apostrophe dès l'abord par son ton cru. Comme pour mieux signifier les désillusions du «peuple-Un», l'allégorie dresse avec un cynisme entendu le symbole d'une communauté allant à hue et à dia, dans laquelle la tension des intérêts ne se donne pas à voir en confrontation idéologique mais en conflit cynique, frontal et violent. On ne pouvait désormais mieux annoncer l'aporie du droit, l'obsolescence du consensus social, la déshérence des normes éthiques, le règne de l'arbitraire. «Tagh âla men tagh» est, à y bien voir, une figure de la faiblesse de l'institution du social, sinon la négation de celui-ci dans l'Algérie d'aujourd'hui. La société, si l'on veut bien revenir aux fondamentaux, n'est pas une donnée naturelle qui va de soi, mais, n'en déplaise, une construction conventionnelle, une réponse rationnelle au difficile problème de la coexistence des passions et des intérêts des individus. La société est de ce fait une coopération sociale en vue de l'avantage mutuel ; ce qui, en l'espèce, ne s'obtient que par des conventions entre volontés réfléchies, et plus fondamentalement encore par la fondation ultime d'une éthique. La société est donc une Idée de la raison. Inaugurale de la Modernité politique, celle-ci remonte à Hobbes (1588-1679). Ce dernier écrit dans son ouvrage Le citoyen ou les fondements de la politique : «Si l'on considère de plus près les causes pour lesquelles les hommes s'assemblent, et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n'arrive que par accident, et non pas par une disposition nécessaire de la nature.» Le souci premier de Hobbes était la sécurité des individus : pour quitter la «guerre de tous contre tous» qui caractérise l'état de nature à l'ombre duquel le seul droit qui règne est celui de la force, les hommes parviennent, afin de préserver leur sécurité et leurs intérêts, à penser le contrat comme une limitation de leurs intérêts par la transmission de leurs droits en faveur d'un seul, le Léviathan, c'est-à-dire la puissance publique. Telle est la condition de possibilité de la société politique. «La politique prend naissance dans l'espace-qui-est-entre-les hommes», écrit Hannah Arendt dans les pas de Hobbes. On l'aura compris, si la maxime «tagh ala men tagh» signifie, en surface, la confrontation générale, elle traduit, en négatif, la faible institution du politique dans notre société : état tout à la fois social et culturel sur lequel repose en définitive l'autoritarisme du système politique algérien.