Toutes ces implications dans l'économie algérienne font du secteur des hydrocarbures un sujet de débats et de controverses intenses. Ces débats et controverses portent invariablement sur la question suivante : faut-il garder les hydrocarbures dans le sous-sol pour les générations futures ou bien faut-il les extraire et à partir des recettes en devises de leur vente et de la fiscalité pétrolière assurer un développement économique et social durable ? La réponse à cette question n'est pas simple. Elle dépend des anticipations faites sur les prix, les réserves récupérables prouvées, la capacité d'absorption, la qualité de la gestion et de la planification, la bonne gouvernance… Mais il faut bien considérer que chaque quantité de pétrole et de gaz extraite du sous-sol est un appauvrissement de la nation au profit du reste du monde. L'utilisation qui est faite des recettes en devises et de la fiscalité pétrolière devrait être un investissement sur l'avenir et non une dilapidation d'une ressource non renouvelable. Essayons de voir ce qu'il en est à partir de l'analyse de la balance des paiements. En 2005, les recettes d'exportations d'hydrocarbures ont atteint 45,59 milliards US$. Pour faciliter l'analyse, considérons le concept de la Balance commerciale hors hydrocarbures (BCHH). Si la balance commerciale enregistre un excédent de +26,81 milliards US$, le BCHH enregistre un déficit de -18,78 milliards US$. Alors les recettes d'hydrocarbures ont servi à financer : le déficit de la BCHH à hauteur de 41% des recettes, le déficit des services non facteurs à 5%, le déficit des services facteurs à 11%, le déficit de la balance des capitaux à 10% et l'augmentation des réserves à 36%. La fiscalité pétrolière, qui a représenté 76% des recettes totales, a permis de financer le déficit budgétaire hors hydrocarbures pour -1262 milliards de dinars. Il faut noter le déficit du budget de fonctionnement par rapport aux recettes hors hydrocarbures qui se situe à -568 milliards de dinars. Les recettes hors hydrocarbures ne couvrent plus que 56% des dépenses de fonctionnement. Autrement dit, et contrairement aux années 1970, le budget dépend de la fiscalité pétrolière aussi bien dans sa partie fonctionnement que dans sa partie équipement. Le pays s'enfonce profondément dans la dépendance des hydrocarbures ! Le Fonds de régulation a reçu 1368 milliards de dinars et le désendettement 115 milliards de dinars. Ces données placent l'économie nationale dans la situation de richesse virtuelle. Comment passer des signes de richesse monétaire vers les signes de richesse réelle, est l'objet de cette contribution ? L'analyse de l'état de développement de l'économie algérienne permet de relever une contradiction notable entre les dotations en ressources humaines et matérielles, l'héritage culturel et civilisationnel, la localisation géostratégique de ce pays, qui offrent un très fort potentiel de développement, d'une part, et la faiblesse des résultats économiques et sociaux enregistrés durant les deux dernières décennies en matière de croissance économique, de création d'emploi ou d'indicateurs du développement humain, d'autre part. Le taux de croissance économique moyen annuel, entre 1986 et 2002 était de 1,3%. Comparé au taux de croissance démographique sur la même période 2,2%, on se trouve avec un taux de croissance négatif du revenu par habitant de -0,9% par an sur 15 ans. Le taux de chômage est passé de 19,8% en 1990 à 27,2% en 2002. 80% des chômeurs ont moins de 30 ans. La disponibilité de logements est passée de 182 logements pour 1000 habitants en 1962 à 129 au milieu des années 1990. Comparons ces résultats à ceux des pays de l'Asie de l'Est sur la période 1960-1990. La taux de croissance annuel du revenu par habitant durant cette période était de +2% aux Philippines ; 3 à 5% en Chine, Indonésie, Japon, Malaisie, Thaïlande ; +6% pour les quatre tigres : Hong Kong, Corée du Sud, Singapour, Taiwan. Le résident moyen était 638 fois plus riche en 1990 que ses parents en 1960. Ce sont là les signes de richesse réelle. L'Algérie est un exportateur net de richesse, puisque sa balance commerciale a enregistré des excédents de 14 milliards US$ en 2004 et 26 milliards US$ en 2005. C'est un exportateur net de capitaux financiers puisque ses réserves de change ont atteint 56 milliards US$ en 2005, plus de 70 milliards aujourd'hui et dépasseront les 100 milliards US$ en 2009 pour un stock de la dette extérieure inférieure à 5 milliards US$ à cette date. C'est un exportateur net de capital humain. Durant l'année universitaire, les enseignants permanents dans le supérieur étaient au nombre de 25 229, parmi lesquels, seulement 68 étaient étrangers, soit moins de 0,3%. A comparer au nombre de professeurs algériens exerçant à l'étranger. Il en est de même dans toutes les spécialités ! Malgré ces dotations en ressources importantes en quantité et en qualité, l'Algérie se situait, en 2003, dans le classement des pays par rapport à l'indice du développement humain à la 108e place derrière la Tunisie 92e, la Jordanie 90e , la Jamahiriya arabe libyenne 58e et Cuba 52e ! C'est un indicateur de la dichotomie entre l'état de l'économie et des conditions de vie des citoyens. En 2003, l'Algérie était classée par Transparency International à la 88e place. Dans le classement des pays par rapport à leur programme de lutte contre la corruption, loin derrière la Tunisie à la 39e place ou l'Egypte et le Maroc à la 70e place, c'est un indicateur de l'état de progrès dans la construction des institutions. Pour la liberté de la presse, l'Algérie est classée, en 2005, selon Reporters sans frontières à la 129e place, derrière des pays de l'Afrique subsaharienne comme le Mali (37e place) ou le Niger (57e place) ! Quel retard, lorsqu'on note que la liberté est devenue un objectif et un instrument du développement ! Pour le degré d'ouverture économique, nous occupons la 120e place, c'est-à-dire dans le peloton de queue. De même pour le climat des affaires. Même dans le football, l'Algérie se retrouve en 2005, à la 81e place du classement de la Fédération internationale du football association (FIFA), loin derrière l'Egypte (26e), la Tunisie (32e), le Maroc (35e ). Par ailleurs, l'économie algérienne a enregistré en 2005, un taux d'épargne nationale de 51,7%. C'est un chiffre très élevé. En fait, cet indicateur a deux lectures difficilement conciliables. Comme l'épargne est par définition une renonciation à la consommation, un taux d'épargne aussi élevé signifie une forte austérité imposée à la nation. Au moment où les «introduits» affichent un style de consommation ostentatoire outrageant, avec tous les risques de déflagration sociale. Mais un taux d'épargne élevé est au même moment une opportunité d'investissement pour lutter contre le chômage, éradiquer la pauvreté et assurer un meilleur avenir pour les générations futures. En 2005, le taux d'épargne nationale était de 51,7% et le taux d'investissement, y compris les variations de stock était de 30%. Ces 30% se décomposent en 22% pour l'augmentation du capital et 8% pour l'augmentation des stocks. Dit plus simplement, c'est seulement une petite partie de l'épargne qui est allée à l'investissement ; le reste a servi à l'augmentation des stocks et à la thésaurisation. 21,7% du PIB ont été thésaurisés en 2005. Plus du cinquième de la richesse générée en 2005 n'a servi à rien. Il n'a été ni consommé ni investi. Cela représente 1 630 milliards de dinars ( 22 milliards US$). Et la situation dure depuis cinq ans. D'où l'urgence de compléter les investissements dans les infrastructures par des investissements dans le secteur productif. Comment expliquer cette contradiction entre la qualité des dotations et la faiblesse des résultats ? Je propose l'hypothèse suivante : il y a certes une richesse des patrimoines, mais qui sont menacés par des évolutions lourdes, en termes de démographie, de choix économiques inadaptés, d'aménagement du territoire, de calamités naturelles et de faiblesse chronique de gestion. En effet, la population algérienne est passée de moins de 10 millions en 1962 à 29,1 millions en 1998, 32,5 en 2004 et 42,5 en 2025. Les choix économiques inadaptés ont débouché sur l'économie de rente, la dépendance alimentaire, la vulnérabilité, la volatilité et la dépendance. L'aménagement du territoire très exigeant avec plus de 2,2 millions de km2 de caractéristiques très variées : le littoral, les montagnes, les forêts, les steppes, les oasis, le désert. Les calamités naturelles : séisme, désertification, érosions des sols, inondations. D'où la question : comment protéger et mettre en œuvre ces patrimoines face aux insuffisances chroniques de planification et de gestion, à la vulnérabilité aux risques naturels et aux évolutions lourdes ? Mais avec une aisance financière, d'une ampleur telle qu'elle permet de financer les gaspillages dans la mauvaise gestion, le coût des réformes et des transferts sociaux ainsi que des investissements élevés dans les infrastructures et le secteur productif. Autrement dit, comment réaliser un développement durable ? un développement qui satisfait nos besoins sans compromettre pour les générations futures, la satisfaction de leurs propres besoins. Ce sont l'augmentation du revenu ; l'amélioration de la qualité de la vie : santé, éducation, participation, environnement propre, préservation des intérêts des générations futures. Cela, c'est la vision de l'architecte, c'est-à-dire celui qui a le temps de concevoir et de mettre en œuvre. Mais, il y a l'appel au pompier. Effectivement, les dirigeants font face à deux défis difficilement conciliables. Le premier défi, c'est la nécessité d'interventions publiques face aux urgences sociales pour l'ordre public et la stabilité politique. Mais c'est aussi la nécessité des institutions fortes pour la pérennité de la stabilité politique. Alors la première nécessité s'accommode bien de la solution de facilité «la fuite en avant», à savoir l'autoritarisme et le pompier grâce à la rente pétrolière. La deuxième nécessité appelle à la démocratie, la justice et l'équité qui relèvent du domaine de l'architecte. Le deuxième défi, c'est la dichotomie entre la dimension sociale et la dimension économique des interventions publiques, surtout en milieu rural. En effet, la réalisation d'infrastructures, surtout par des sociétés étrangères massivement, ne s'accommode pas d'activités économiques génératrices de revenus acceptables pour les jeunes. Ils y voient plus un symbole de la richesse de l'Etat, d'où les frustrations face aux attentes déçues. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'à la moindre révolte des jeunes, ce sont les infrastructures administratives et économiques qui sont la cible de destruction. C'est une autre raison pour réitérer l'appel de compléter les investissements dans les infrastructures par des investissements dans le secteur productif. Pour cela, il y a un besoin de développer des modes de financement des investissements productifs dans le secteur privé, notamment l'utilisation de l'épargne qui dort pour financer à crédit ces investissements productifs ; ainsi que la création d'un réseau de patriotes économiques. Le pays a besoin de dirigeants qui sont à la fois pompiers et architectes, mais plus que tout, il a besoin de dirigeants politiques. Le politique voit que la double transition politique et économique est toujours aléatoire, que les réformes sont en panne. D'où l'urgence de dépasser le statu quo politique et économique. Il faut se préoccuper sérieusement du risque de voir se créer en Algérie deux sociétés antagonistes : celle des nouveaux riches par la rente, l'aisance financière, le gaspillage et la corruption ; et celle des laissés-pour-compte parmi les régions et à l'intérieur des régions. Le danger est réel, car face à l'aisance financière affichée de l'Etat, il y a les conditions de vie de millions de personnes, marquées par les inégalités, la pauvreté cachée, les mauvaises mœurs, la débrouille. Alors, la pauvreté passe à la révolte et non pas à la prise de conscience, parce que les institutions capables de transformer la révolte en révolution et son corollaire le changement, sont soit vassalisées soit neutralisées. Il faut bien noter cette différence entre la révolte qui mène vers la «trappe de misère permanente» et la révolution qui mène vers les changements nécessaires. Il faut le répéter avec insistance, plus la crise se compliquera, plus la protestation sociale se répandra, plus la situation politique devient intenable. Il s'agit par conséquent de régler le problème politique pour engager le pays dans une nouvelle politique économique. Il y a une différence de nature fondamentale entre politique économique et programme économique. La politique économique intègre le système politique, le système économique et le système judiciaire. Le test pratique de l'efficacité de cette nouvelle politique sera la gestion de l'économie et la construction de la crédibilité des institutions et des gouvernants. La première priorité est le règlement du problème politique, pour ouvrir la voie à la solution des autres problèmes, il faut commencer par trouver une solution à l'Etat rentier. Il s'agit d'implanter une qualité de gouvernance qui permet d'effacer les privations économiques et sociopolitiques associées à l'abondance des ressources et de mobiliser ces ressources pour accomplir une croissance économique forte et durable. Les Etats pétroliers dans les pays en développement ont tendance à être autoritaristes. Dans un tel cas, l'autoritarisme est nourri par l'effet de «l'Etat rentier à travers le patronage tiré de la rente ; de même que «la thèse de la répression» à travers des institutions coercitives. Dans l'Etat rentier, les gouvernants utilisent les revenus pétroliers pour alléger les pressions sociales et éviter l'impératif d'imputabilité (accountability). L'allégement de la pression sociale peut venir à travers trois canaux, essentiellement. Le premier canal, c'est l'effet taxation, à savoir le fait que l'essentiel des recettes budgétaires viennent des hydrocarbures (76% en Algérie) ; le gouvernement est moins enclin à taxer les populations. De ce fait, les gouvernants ne sont pas obligés de développer des liens organiques avec leurs citoyens. Le deuxième canal est le patronage tiré de la rente. La richesse pétrolière permet des dépenses plus importantes en patronage, ce qui réduit les pressions pour les réformes. Dans un tel cas, les institutions deviennent des canaux pour les finalités distributives. Le troisième canal est ce que l'on appelle l'effet de formation de groupes. La rente est utilisée en largesses pour prévenir toute formation de groupes sociaux indépendants du gouvernement. Mais en plus de l'Etat rentier, il y a l'Etat répressif. En effet, les gouvernements des pays riches en pétrole peuvent dépenser plus dans la sécurité intérieure et peuvent avoir des appareils armés plus importants. Alors la richesse pétrolière et l'autoritarisme deviennent liés par la répression. Donc le régime peut survivre grâce à la combinaison de facteurs, tels que le faible niveau de mobilisation populaire et la valeur stratégique des hydrocarbures pour les puissances internationales. Dans le cas de l'Algérie, le régime est vieillissant. Il est là depuis plus de quatre décennies… se pose alors, sa capacité à gérer le changement. Un régime, quel que soient, la qualité de sa performance économique et l'importance de ses ressources, ne peut survivre indéfiniment, s'il n'adapte pas périodiquement la base de sa légitimité aux transformations que connaissent l'économie nationale et l'environnement international. En Algérie, s'il y a une aisance financière, nous sommes loin de la performance économique. D'où l'urgence de revoir la base de légitimité du régime. L'Algérie a vécu durant les deux dernières décennies (1986-2006) plusieurs crises multidimensionnelles et chaque crise a aidé à affaiblir des clans au sein du régime, sans l'émergence de nouvelles équipes fortes, capables d'apporter le changement. D'où la dilution des responsabilités et l'absence d'initiatives, qui expliquent la panne des réformes nécessaires au niveau politique, économique, social, culturel, judiciaire et administratif. C'est ce que la population appelle l'absence de l'Etat. En conclusion, il y a des moments dans l'histoire des nations où des opportunités de changement se présentent comme des rendez-vous avec le destin : les saisir, c'est ouvrir la voie vers le progrès et la prospérité ; les rater, c'est suivre le chemin vers le chaos. L'Algérie vit présentement et pour les quelques prochaines années, un rendez-vous avec son destin. La crise multidimensionnelle que vit la nation algérienne n'est pas une fatalité, sa solution passe par l'avènement de dirigeants capables de prendre la situation en main et gagner la bataille du développement, des dirigeants qui peuvent être à la fois pompier, architecte et politique. Des dirigeants capables de transformer la lassitude des élites en labeur pour le développement. Octobre 2006