Contrairement aux idées reçues, le colloque que l'IREMAM vient d'organiser à Marseille montre que les flux migratoires subsahariens en direction de l'Europe ne sont finalement qu'un phénomène assez minime. Comment expliquez, alors, le matraquage médiatique qui est régulièrement fait en Europe autour de cette question ? La migration est sujette, en Europe, à une perception émotionnelle et à une instrumentation politique. Actuellement, le contexte politique européen se prête assez à ce genre de situations. Il est important de savoir que jusqu'en 2003, le nombre de migrants subsahariens ne dépassait pas les 9000. Ce flux migratoire a atteint son pic en 2006 avec 30 000 migrants. Cela ne devrait pas aller plus loin. Ce chiffre (les 30 000 migrants qui atteignent les côtes européennes) ne veut rien dire en soit s'il n'est pas mis en rapport avec d'autres données telles que les 2 millions de migrants qui traversent la frontière américano-mexicaine. Il faut surtout savoir que dans le contexte de l'Espagne, l'un des principaux réceptacles de cette migration, les migrants subsahariens ne représentent qu'un peu plus de 3%. Sachez, en outre, que la proportion des migrations subsahariennes en Espagne évolue trois fois moins que celle de toutes les autres migrations. Je vous rappelle que les migrants latino-américains sont trente fois plus nombreux. En France, le constat est pour ainsi dire le même. Les dernières régularisations ont montré que les Subsahariens ne représentaient que moins de 5%. Il s'est avéré que les plus nombreux étaient les Chinois. Viennent ensuite les migrants originaires de l'Europe de l'Est. Et à partir de là, le président de la commission européenne, M. Baroso, a bien dû reconnaître cette réalité. Réalité qui nous permet de mieux comprendre les mécanismes de cette instrumentation. C'est-à-dire ? Lorsqu'on vous montre à la télévision des gens traverser la mer dans des conditions dantesques et dramatiques, vous avez en votre possession des images suffisamment fortes pour parler à l'opinion et instrumenter celle-ci. Pour mieux comprendre le poids du contexte politique (par exemple, les élections en France), vous n'avez qu'à vous demander comment se fait-il que ce soit le ministre français de l'Intérieur qui prend le plus d'initiatives pour tenir des rencontres de ministres de l'Intérieur autour de ces migrations alors que c'est l'Espagne qui est le plus concerné par la question ? Et encore, l'Espagne donne le mauvais exemple puisque les chiffres prouvent que l'immigration n'a à aucun moment contrarié sa croissance, bien au contraire ! En France, tout le monde sait aussi, à commencer par le patronat, que la main-d'œuvre étrangère est nécessaire pour faire face au défi démographique. Cela sera aussi le cas du Maghreb. Malgré cela, à chaque bataille politique, la question de la migration est convoquée… instrumentée en France. Le spectre de la peur de l'immigration est à chaque fois agité. Le repli identitaire sert de fonds de commerce politique. Dans la perspective du premier tour des élections, chacun veut réunir le noyau dur. La droite veut avoir tout le noyau dur. Y compris celui de l'extrême droite. Et, bien entendu, il n'y a rien de mieux que la question de l'immigration pour mobiliser. Nous voyons très bien à quel point c'est dangereux de suivre cette voie. L'Espagne qui participe de la répression de l'immigration est tout de même le pays qui a fait le moins mal. C'est pour cette raison que Madrid est presque amené aujourd'hui à se justifier d'avoir mieux profité et mieux respecté les conditions des immigrants. Ceux qui prônent la fermeture des frontières doivent comprendre que c'est le verrouillage qui fabrique des clandestins. Sachez que moins on ferme, moins il y a de clandestins. Pour preuve, rappelez-vous la période des années 1970-1980 durant laquelle il n'y avait pas de visas pour la France… peu de gens restait en Europe. Par ailleurs, il n'est pas honnête de lier, en France, le chômage et l'immigration. Il s'agit de deux problématiques différentes. Le chômage en France renvoie à un problème de société, de développement et de croissance. L'Italie en régularisant récemment la situation de 700 000 personnes fournit la preuve que la question de l'immigration peut être abordée différemment. En plus de la velléité de présenter l'immigration comme une menace qui est souvent superposée au terrorisme et aux trafics en tout genre, il apparaît aussi que l'Europe exerce de plus en plus de pressions sur les pays de la rive sud de la Méditerranée (ceux du Maghreb) pour en faire des acteurs actifs de la répression contre l'immigration clandestine. Cela est-il la solution ? Non. Le projet de l'Europe est d'amener les pays maghrébins à être des «pays camps». Des pays tenus d'accueillir, de réguler et de contrôler des flux qui ne leur sont souvent pas destinés. Il y a toute une stratégie diplomatique, politique, militaire et financière qui consiste à faire de ces pays une nouvelle limite. Nous assistons à tout un processus d'externalisation de la gestion des frontières et de délocalisation des contradictions de l'Europe. C'est ainsi que parallèlement à l'ouverture de l'espace économique, nous assistons à la fermeture de l'espace humain entre l'Europe et le Maghreb. Ce n'est pas normal. Cela dit, malgré tout cet arsenal répressif, les migrants transahariens qui parviennent à traverser la mer prouvent que la politique européenne n'est pas efficace. Malgré que dans le processus de Barcelone nous avons essayé d'ignorer la gestion de la dimension humaine et de n'accorder d'intérêt qu'à la dimension économique. Ces migrations subsahariennes, par leur entêtement à traverser la mer et leur dîme payée en morts, sont en train de faire revenir la question humaine comme un retour de refoulé de la réalité de la mondialisation. Et les enjeux soulevés par cette question sont tellement importants que l'activité diplomatique liée à l'immigration a, par moments, surclassé, l'été dernier, celle concernant le dossier du nucléaire iranien ou la guerre libano-israélienne. L'immigration joue actuellement le rôle de perturbateur d'un ordre qui ne produit pas de l'ordre mais plutôt du désordre. Quelle serait alors, selon vous, la meilleure manière d'aborder la question des flux migratoires ? Ma conviction est que nous ne pouvons pas faire de barrages. La solution réside dans la libre circulation. Beaucoup de spécialistes des flux migratoires n'hésitent pas à tourner en dérision le discours des politiques qui tend à présenter le développement comme la solution à l'immigration… Oui, car le développement produit aussi de l'immigration. Cela est vrai, à tout le moins durant les phases transitoires de ce développement. Les parcours de l'Espagne ou de l'Italie en témoignent. Il faut savoir que le développement donne l'envie et surtout la possibilité de se déplacer. C'est la raison pour laquelle il est difficile, voire risqué, d'essayer de régenter les flux migratoires. Le Maghreb est souvent présenté aujourd'hui comme une région de destination après avoir été un espace émetteur de flux migratoires. A votre avis, quelle est la meilleure attitude à observer à l'égard de ces flux et comment voyez-vous l'évolution du phénomène ? Il est important que nos sociétés voient bien en face leurs réalités. L'une de ces réalités est que les pays du Maghreb sont en train de devenir des terres d'immigration. Il faut savoir que l'immigration vers le Maghreb a précédé la projection vers l'Europe. L'immigration subsaharienne vers le Maghreb est le produit de ce développement du Maghreb et du rapprochement qu'il y a entre les espaces maghrébin et sahélien. Cela se voit dans son développement : le Maghreb est poussé vers sa rive africaine. L'existence des routes transahariennes (l'algérienne, la libyenne et la marocaine) en est la preuve. Par ailleurs, l'obsession saharienne et africaine des Etats du Maghreb explique les rivalités qu'il y a entre le Maroc, la Libye et l'Algérie. Le paradoxe est que ces pays veulent avoir une profondeur géostratégique, ce qui est légitime, et en même temps contrôler les flux migratoires. Cela n'est pas concevable car l'Afrique — qu'on le veuille ou non — est, en tant qu'entité et en tant que périphérie de l'Europe, déjà intégrée ou en voie de l'être. Il apparaît, donc, incohérent de chercher à avoir une profondeur géostratégique et à construire des infrastructures et en même temps de tenter d'arrêter ou de contrôler les flux migratoires. Ce que nous disons de l'Europe doit être vrai pour nous. Chercher à régenter les flux migratoires reviendrait, en fait, à poser des freins au Nepad qui est, de mon point de vue, une excellente idée. En réalité, il revient au Maghreb de voir s'il doit troquer sa profondeur géostratégique et historique contre de menus prébendes que lui donne l'Europe. Cela ne fait pas plaisir de voir des pays comme le Maroc et la Tunisie mettre en place des législations très répressives à l'égard des migrants. Ces lois pourraient s'avérer dangereuses. Et en quoi pourraient-elles l'être ? La réponse est simple. La répression peut générer de réelles tensions avec les pays africains. Les rebellions touareg en sont la preuve. Nous sommes sur une sorte de limite de faille entre le monde arabo-berbère et le monde négro-africain. Il faut veiller, pour éviter les scénarios dramatiques, à ne pas reproduire dans la pratique le discours dominant des pays européens évoquant un soi-disant envahissement du Maghreb. Le tout consiste en réalité à négocier le rapprochement entre le Maghreb et l'Afrique dans la complémentarité. Et justement, l'une des forces de l'Algérie est d'avoir cette profondeur géostratégique, une plateforme politique internationale. Cette profondeur s'est vérifiée lors de la rébellion touareg au Mali. Donc, il faut qu'il y ait ces échanges humains. L'Algérie ne sera pas perdante, bien au contraire.