Les crises politiques et les conflits s'expliquent en partie car ils ont fait l'impasse sur l'essentiel, la réflexion et la prospective afin de se prémunir de la tragédie. Ils ont confié ce travail à d'autres, qui voulaient le «bien» de l'Algérie, les protégeant et les conseillant contre l'avis des Algériens. Le pouvoir, fragile, instable et répressif, s'est engagé dans une marche sans repères ni horizon, enlisé dans le présent perpétuel sans mémoire historique ni projection vers l'avenir. Le choix doit être fait entre des avancées émancipatrices ou de nouvelles régressions barbares ; cela se joue aujourd'hui sur le fil en raison de ces manquements. La seule réponse à cette tragédie, acceptée comme une fatalité, se réduit à une fuite en avant préconisant un projet de constitution, qui, on le devine, est rédigée par un homme contre tous les Algériens, où sont concentrés, par addition, tous les pouvoirs contraignants d'un régime présidentiel et parlementaire. C'est encore une constitution «à l'algérienne» où tous les espaces seront aménagés pour être occupés par un seul homme. Ce projet de texte en devenir installe définitivement l'arbitraire. Il n'y a rien de plus cynique et de plus insane que la loi venant confirmer, organiser et pérenniser l'arbitraire. Une République moderne est une République qui protège les individus contre l'arbitraire, quand celui-ci devient un fait accompli de société : un arbitraire socialisé. Ce n'est pas l'arbitraire de la vie qui inquiète et pousse les gens à la rage, c'est l'arbitraire légalisé et derrière lui les cliques des rentiers de l'arbitraire. C'est en ce sens que cette République n'est pas digne parce qu'elle ne garantit pas l'équivalence des conditions de l'échange. A ce stade, elle a failli volontairement. Les Algériens vivent dans une société qui pratique le harcèlement social. Cette association de l'humiliation et de l'arbitraire continuels est d'une telle violence qu'on voit mal comment s'opposer à elle sans violence. Il faut bien savoir, et nous le savons, que l'arbitraire légalisé crée le mécanisme même du radicalisme. Nous ne sommes pas dans une démocratie, encore moins moderne, car une démocratie moderne devrait faire en sorte que les institutions républicaines se réforment sans cesse, que les lois se fabriquent à l'aune de leur capacité à limiter l'arbitraire. Etre libre aujourd'hui, ce n'est plus pouvoir faire ce qu'on veut mais être préservé de ce que les autres veulent faire de vous arbitrairement.Nous sommes dans la précarité car être précaire, c'est subir la loi qu'un autre décide et ne subit pas. Tout ne peut que finir mal quand les patriotes vont pieds nus, que les cadres de la nation sont SDF, que les prix explosent, que la corruption devient un trophée, que les aristocrates arrêtés sont déjà relâchés, que les voitures de luxe éclaboussent ceux qui pensent et travaillent, quand sous le couvert de justice et de démocratie c'est la jungle des affaires, au mieux l'intrigue qui gouverne, faisant passer pour un projet de société quelques mesures managériales du gouvernement. Un gouvernement républicain ne peut plus gouverner seul, il faut le savoir et l'accepter. L'Etat moderne n'a plus le monopole de la souveraineté. Ou plutôt, il demeure le garant ultime de la souveraineté à la condition de ne pas l'avoir confisquée aux parlementaires et à la société civile. Or nous voyons aujourd'hui un Etat pris au piège de la dialectique politicienne : il doit gouverner ou s'incliner. Nous constatons bien que depuis une décennie, il ne gouverne pas… mais ne s'incline pas non plus ! Nous sommes toujours sur le terrain des calculs de personnes et de la petite cuisine tactique des partis instrumentalisés, «l'Alliance» et ses dérivés. L'Etat serait d'autant plus souverain s'il mettait sa souveraineté en partage avec d'autres groupes d'expertise, les parlementaires, les syndicats dans toutes leurs diversités, les associations, et qu'il considère que sa légitimité ne va pas de soi. Aussi l'autre souveraineté à plusieurs est-elle la vraie réforme. Il n'y a aucune honte – sauf à être Narcisse et s'oxygéner de bouffées de magnificence – à écouter la rue. D'abord la rue ça n'existe pas. Ecouter les étudiants et les lycéens, leurs enseignants, ils croient en la politique, ils se battent politiquement, ils parlent comme de vrais politiciens à la rhétorique aguerrie. Ecouter aussi les associations incontrôlées non encartées – ça existe encore –, écouter les acteurs de la société civile et les individualités politiques. Ils connaissent leur sujet, ils continuent à se bagarrer sur le concret, sur la démocratie. L'Etat ne peut plus ignorer toute la réflexion démocratique extra-étatique. Désormais, il ne tirera sa légitimité qu'à sa capacité à arbitrer de la façon la plus républicaine possible entre tous les acteurs de la société. C'est de là qu'il tirera sa souveraineté. Pourquoi «réformer par le meilleur» est toujours reporté, et «réformer par le pire» est décidé tout de suite : on casse, et ça casse. Dans ce passage en force, on subit une forme de «violence d'Etat». Il est effrayant de voir que le président, depuis sa prise de fonction, alors qu'il est le garant de l'unité nationale, a joué la carte de la division politique et sociale. On a l'impression d'une fuite devant ses responsabilités, dans le sens où il a prêté serment de fidélité à la nation. Derrière l'intarissable «moi», de cet amour fou de lui-même, se cache peut-être le parjure. Lorsque le destin des citoyens et du souverain se scinde, c'est le signe, non pas d'une fin de règne, mais de la fin d'un système. C'est ce que l'on appelle la rupture. Cela arrive lorsque les ravages des «moi» impérialistes et des narcisses frustrés et que le charisme individuel s'affirme «incivil». Il devient alors un droit à la férocité au lieu de faire droit au droit démocratique. Ne sommes-nous pas «à l'instant du danger», tentant de discerner dans «l'à présent» une fragile espérance libératrice ? Face, d'un côté, à «l'ethnicisation» des rapports sociaux portée par un mouvement confondant le religieux et le politique stimulé par les démagogies unitaristes. Un milieu caractérisé par la gestion ultralibérale de la précarisation généralisée sur fond de délitement des institutions d'une supposée démocratie représentative. A l'autre bout, l'étincelle d'une nouvelle question sociale soucieuse des individualités, vacillante dans la vitalité de mouvements sociaux en manque de traductions politiques. Le défi est immense, les urgences imminentes, à la hauteur de nos faiblesses, de nos égoïsmes, de nos calculs de bas étage, de notre corruption, de nos arrière-pensées, de nos arrogances et de nos lâchetés. Nos entrepreneurs politiques s'ébattent dans un immense marigot. Ils s'imposent comme une élite soudée occupant tous les postes stratégiques, une caste fermée sur elle-même, réduite en nombre, monopolisant le pouvoir dans tous les secteurs, des parvenus crispés sur leurs privilèges. Pourquoi les citoyens ont-ils perdu confiance, pourquoi sont-ils dans un tel désespoir qui risque de l'inciter à la colère ? La réponse à cette question essentielle est à puiser dans ce constat. Ces citoyens sont conscients que l'espoir d'une vraie réforme s'est transformé en fausse révolution. Et quand les citoyens sont interdits de cité, ils la prennent d'assaut. Le pays est abîmé socialement, une grande partie du milieu ressent d'une façon durable l'extrême difficulté des conditions de vie ; elle a commencé à exprimer son mécontentement social, à l'image des enseignants. Ceux du bas, à force de grogner, sont apaisés provisoirement par les mots de la désespérance et de la mobilisation. Il devient de plus en plus évident que le peuple est gouverné de haut et de loin, se sentant étranger au système en place et à son discours. Plus précisément, le peuple est abandonné à lui-même. Nous savons qu'il a la capacité de se prendre en charge et que de son sein sont nés déjà d'autres entrepreneurs politiques mobilisateurs. Tout craque et se disjoint, pays légal et pays réel, le peuple et sa représentation. La question de la rupture est de plus en plus réclamée : nous ne sommes plus dans la réforme, elle est dépassée et la rupture est consubstantielle à notre histoire, une double rupture pourrait-on dire, qui nous renseigne que la raison essentielle se loge dans le culte de la personnalité. Qu'on en juge ! Dirigé avec autorité et considéré comme le Mahdi, Messali Hadj est contesté et mis en minorité par des membres du Comité central du MTLD. Les initiateurs de cette rupture avec le père n'ont pas eu le temps de savourer leur victoire et d'organiser le futur qu'ils ont été évincés de la conduite du mouvement national par six (ou neuf) «inconnus» ne se suffisant plus de paroles, qui déclencheront la guerre d'indépendance. Les institutions provisoires s'effondrèrent dès la déclaration du cessez-le-feu. Le Congrès de Tripoli signe la fin du pouvoir symbolique des «historiques» et des dirigeants du GPRA remplacés par un autre groupe, consacrant la première rupture de l'Algérie souveraine. Le 19 juin 1965 illustre la seconde rupture ayant pour fondement le rejet du culte de la personnalité. Puis, à chacun des changements de régime a correspondu une terminologie articulée autour de la rupture. Mais la réalité politique nous instruit qu'il n'y a jamais eu de rupture, il n'y a eu que des passages de témoins constitutionnalisant le pouvoir personnel. La rupture réside dans l'implosion du système et non dans le changement des équipes de pouvoir. Aucune action de rupture dont on parle n'a bousculé le pouvoir et l'Algérie abritée. C'est la raison pour laquelle il convient de penser une «rupture» de combat pour renverser les bastilles protégées des miradors, ayant fait de ses peurs le modèle et de ses compromis intéressés et mous des modes de gouvernement. Les médiations classiques – partis, syndicats, Parlement sans influence parce que sous influence, confusion du pouvoir médiatique, politique et économique – ne fonctionnent plus et la réalité du pouvoir est ailleurs, détenue par une partie des milieux d'affaires couronnant les politiques et les faisant légitimer par d'autres. Lorsque les autorités légitimes sont molles, d'autres, moins légitimes, prennent le relais. A défaut des lois de la République, c'est la loi du plus fort qui s'installe. Les Algériens sont fatigués des désordres et des insécurités qui écrasent les plus démunis et fragilisent le reste, à l'exception de quelques-uns : ceux qui prônent l'austérité pour autrui tout en ayant des salaires insultants, des privilèges et postes dorés qui les mettent à l'abri de tout risque, ceux qui peuvent s'offrir les meilleurs quartiers – gardés – sans savoir comment on vit dans une cité dans l'incertitude, ceux qui ont les moyens de choisir l'école de leurs enfants et les universités étrangères avec des bourses d'Etat, ceux qui se soignent dans des cliniques privées à l'étranger. Comment ne pas qualifier, alors, les ruptures revendiquées par tous les nouveaux pouvoirs que nous avons connus, de ruptures-trahisons ? Nous subissons, aujourd'hui, le scénario de l'accommodement, c'est-à-dire de la non-rupture, de la lente agonie. Lorsque l'on parle avec les gens, ils vous disent que ça va «péter». Tout le monde, ou presque, pense que «ça doit changer». Il y a donc des bastilles à prendre, ces asiles de la vanité, de l'arrogance. On peut se poser la question de savoir si nous ne sommes pas à la veille de la rupture, la vraie ? La guerre aujourd'hui est celle du courage contre l'égoïsme. Les corps intermédiaires sont inutiles car ils ont disparu. Il est donc assez logique que ce soit la rue qui prenne la place du Parlement, d'autant que la majorité des Algériens ne participe pas à la vie politique. De ce qui reste, beaucoup votent pour l'extrême. Ces Algériens «inutiles», qui ne participent pas à la vie politique du pays, se font entendre sous la forme de la contestation. Loin de se résumer à la crise des quartiers populaires, les fractures sociales et territoriales structurent l'espace au rythme des mutations socioéconomiques et urbaines. Ces fractures ne se réduisent pas à la vision caricaturale d'une société divisée entre des «inclus» et des «exclus», entre des quartiers populaires à la dérive et des quartiers huppés en voie de désolidarisation. Il existe au contraire une proximité sociale, et de plus en plus territoriale, des classes populaires et moyennes qui subissent prioritairement les nouvelles mutations socioéconomiques et l'insécurité sociale qui en résulte, pendant que les couches supérieures creusent l'écart en bénéficiant fortement de la nouvelle organisation de la société. La recomposition sociale et territoriale se réalise aujourd'hui plus par un accroissement des inégalités entre les catégories supérieures tentées par des pratiques d'évitement que par le décrochage des plus démunis et la dérive de quartiers dits sensibles. La dynamique des fractures socio-spatiales contribue à accélérer une recomposition politique marquée par une participation toujours moindre des catégories populaires à la sphère publique et par l'apparition de nouvelles logiques politiques de plus en plus influencées par les territoires et les maillages de populations qui s'y pratiquent. Personne ne peut dire qu'il ignore cela. Certains instrumentalisent cette situation pour garder le pouvoir, au détriment de la majorité. Toutes ces fractures nous incitent à penser qu'il n'y a plus d'Etat. Un Etat, selon le politologue Max Wéber, est «une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire, revendique avec succès, pour son propre compte, le monopole de la violence physique légitime». A cette aune, il n'y a pas d'Etat en Algérie. La première allégeance de la plupart des élites politique et économique ou militaire n'est pas à l'Algérie, mais aux différents chefs politiques ou religieux. En effet, il n'y a pas d'Etat quand les citoyens sont contraints de chercher justice et protection dans leurs tribus ou leurs clans. Il n'y a pas d'Etat quand le pouvoir central se révèle incapable d'assurer un minimum de services publics – sécurité, eau, électricité, gaz, santé, école – à ses administrés. Il n'y a plus d'Etat quand l'essentiel des élites et des classes moyennes d'un pays – sa colonne vertébrale – fuit l'humiliation, le chaos et l'anarchie. Au regard de cette situation, l'objectif du changement doit être un objectif révolutionnaire, en ce sens qu'il suppose une rupture avec les structures politiques antérieures. L'auteur est Universitaire