Comparaison n'est pas raison, mais si une figure historique pouvait être rapprochée de Mostefa Lacheraf, c'est à celle d'Ibn Khaldoun qu'il faudrait remonter. La similitude de leurs parcours sinon de leur destin est si remarquable qu'elle m'a toujours fascinée. Lacheraf a été juriste dans la première partie de sa vie. Ibn Khaldoun occupa plusieurs fois la charge de cadi, notamment au Caire. Lacheraf a été plusieurs fois ambassadeur. En 1401, Ibn Khaldoun a été dépêché en ambassade auprès de Tamerlan. Les deux ont parcouru le monde, tirant de leurs voyages et séjours d'innombrables richesses spirituelles. Les deux ont enseigné, considérant en commun cette activité comme la plus précieuse de toutes pour le devenir des nations. Les deux ont écrit sur leur société en convoquant dans la même analyse l'histoire, la sociologie (ou son embryon), l'économie, la culture, la toponymie, etc. Seule différence, Lacheraf l'a fait par choix et avec plus de mérite peut-être, dans un monde marqué par la séparation des champs d'observations et la recherche, toujours proclamée mais rarement pratiquée, d'une interdisciplinarité. Pour Ibn Khaldoun, il s'agissait plus d'un état de fait, les disciplines contemporaines ne s'étant pas à son époque encore distinguées les unes des autres. Enfin, Lacheraf comme Ibn Khaldoun ont dû vivre la combinaison d'une vie individuelle de pensée et d'écriture avec une vie publique de charges étatiques ou politiques. Alors que la plupart des intellectuels, de nos jours, se définissent dans l'opposition du savoir et du pouvoir, tous deux ont vécu dans leur conscience et parfois leur chair, la simultanéité de ces deux mondes. Ils ont été frères dans ce combat interne qui leur a valu tant de compromis, de déconvenues, de souffrances, d'humiliations parfois, de remises en cause internes et de débats intestins. Mais, d'un autre côté, cette double vie, en leur permettant d'être proches des sources du pouvoir, de toucher les mécanismes de la décision et de l'autorité, de disposer d'informations difficilement accessibles en dehors des palais, leur a ouvert des perspectives d'analyse formidables. En somme, un «point de vue» privilégié sur l'histoire se faisant. Entre Ibn Khaldoun et lui, près de six cent ans. Faudra-t-il six siècles pour que naisse à nouveau un homme de sa trempe ? C'est trop long pour y penser quand son legs demeure en friche.