Refuser de reconnaître la filiation doctrinale sinon l'affinité élective du terrorisme islamiste avec le fondamentalisme islamique et celui-ci avec les sources de la Tradition procède au mieux d'un confort intellectuel, au pis d'un voilement symptomatique de l'empire qu'exerce l'impensé sur la formulation des discours. L'analyse du terrorisme islamique ne déroge pas à ce double réductionnisme. Pour les tenants de l'interprétation essentialiste, qui ont le vent en poupe depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le phénomène remonte, tel un arbre de feu qui plonge ses racines dans un socle culturel inaltérable, à la secte des Assassins : entre les jihadistes de nos jours et les fidâ'is de naguère, il y aurait, selon cette «archéologie» du jihad, plus qu'une filiation idéologique, une permanence culturelle qui fait se lier les deux groupes par-delà dix siècles d'Histoire. Fondé par Hassan al Sabbâh au XIe siècle, le premier se veut le modèle inaugural dans lequel le groupe d'Oussama Ben Laden trouverait le modèle canonique, la geste référentielle. Du choix des cibles — croisés et autres vizirs locaux — à la dissimulation (taqiyya), les similitudes ne manquent pas entre les auteurs des attentats de New York ou de Londres et les assassins de Conrad de Monteferrat et de Nizam al Mulk : les premiers savaient se faire passer, de longues années durant, tantôt pour des moines chrétiens, tantôt pour des mamelouks ; les seconds savaient se faire passer pour des étudiants modernes parfaitement rompus au mode de vie occidental. Ce n'est pas tout : le gourou des Assassins s'était construit un refuge dans la citadelle d'Alamut sur les monts d'Albruz ; le chef d'Al Qaïda s'est réfugié dans les grottes imprenables de Qelat, les deux refuges se trouvant aux confins désolés de l'Asie centrale. Les ressemblances sont troublantes ; l'homologie est à première vue désarmante. Le paradigme semble imparable, ainsi que s'emploie à le consacrer Bernard Lewis dans un article célèbre paru en 1990, intitulé «Les racines de la rage islamique». Texte qui allait servir de référence autorisée sinon de source canonique à Samuel Huntington pour élaborer, deux ans plus tard, sa célèbre thèse du «clash des civilisations». Depuis le 9/11, le paradigme fait fortune, accédant, par le truchement des «néo-cons» aux commandes de l'administration américaine, au rang de doctrine stratégique. Peut-on cependant, par-delà l'attrait — de moins en moins savant et de plus en plus mercantile — qu'exerce l'intrigue de l'«exception culturelle» de l'Islam, considérer les kamikazes d'Al Qaïda comme les disciples du maître de la secte millénariste des Assassins ? Rien n'est moins sûr. Derrière l'apparence d'une violence islamique ne varietur, se dissimule, à y bien voir, une innovation importante. En effet, la sublimation et le surinvestissement du jihad est un phénomène tout à fait contemporain. C'est Abdel Salam Farai, ingénieur électricien et idéologue du groupe des assassins de Sadate, qui, en disciple de Sayyid Qotb — icône adulée des Frères musulmans —, en formalisera la «doctrine» en 1977 : dans son opuscule L'Impératif occulté (al faridha al ghaïba), le jihad est élevé à la sacralité d'une obligation personnelle impérative (fardh âyn) au même titre que la croyance en l'unicité de Dieu, la prière, le jeûne ou l'aumône, alors que la Tradition a toujours restreint son usage et fait de son recours un impératif communautaire (fardh kifaya) en cas de menace d'un ennemi en terre d'islam. Le jihad contemporain procède par conséquent d'une «invention de la tradition» au sens où l'entend Eric Hobsbawm bien davantage que d'une réminiscence de celle-ci. Pour une pensée fondamentaliste si prompte à jeter la flétrissure de la bid'â sur toute nouveauté doctrinale, l'innovation en question est le comble de l'hérésie ! Mais pour aussi importante qu'elle soit, l'innovation ne doit pas masquer les lignes de continuité qu'entretient le jihadisme avec le salafisme. Les deux courants s'altèrent à la même source doctrinale : le hanbalisme, du nom d'Ibn Hanbal mort en 855. Le hanbalisme, de beaucoup la plus ascétique des quatre écoles juridiques de l'islam sunnite, reposait sur trois principes canoniques : pas de pensée en dehors de la Loi ; la Loi ne se pense pas ; la Loi s'applique contre tout le monde. La tradition hanbalite reconnaît un seul sacerdoce qu'elle puise dans une parole par elle attribuée au Prophète : «Le jihad est le monachisme de l'Islam». La tradition a été continuée par Ibn Taymiyya (1263-1328) qui a légitimé le jihad contre les Mongols musulmans, puis par Abd al Wahhab (1703-1792), un prédicateur puritain contemporain de Diderot et des encyclopédistes qui prônait le dogme de l'unicité divine et mêlaient dans l'exécration soufisme, religiosité populaire, culte des saints, chiisme, division des écoles juridiques sunnites et, last but not least, rejet de tout œcuménisme. Toutes choses qui rapproche en définitive le fondamentalisme wahhabite de l'islamisme radical de Sayyid Qutb, disciple de Hassan al Banna, fondateur des Frères musulmans qui a fait du takfir qui «rend licite le sang de la personne excommuniée». Question : peut-on critiquer le jihadisme tout en épargnant son socle doctrinal ?