La biographie romancée, ce genre alternant subtilement faits vérifiés et vraisemblances d'informations, est quasiment inconnue en littérature algérienne. On dénombre à ce jour deux cas qui, croyons-nous, méritent amplement l'attention. Après «Ocres, un amour d'étienne Dinet» (Alger, Barzakh, 2003), où l'architecte Fayçal Ouaret élabore un réel imaginaire non dénué de présupposés, voici que l'agronome Ahmed Khireddine se fixe à un «Rocher de Sel, Vie de l'écrivain Mohamed Bencherif». En dépit de quelques textes épars de Marthe et Edmond Gouvion, Jean Déjeux, Abdelkader Djeghloul et Ahmed Lanasri, on disposait de peu de renseignements sur l'écrivain Mohamed Bencherif. Cette lacune est désormais comblée par l'ouvrage de Khireddine qui, avec l'appui de nombreux documents inédits, y compris sur le plan iconographique, retrace avec didactisme un destin exceptionnel. premier romancier algérien d'expression française déjà reconnu, l'auteur révèle surtout une personnalité racée. Mohamed Bencherif (Djelfa, 1879-1921) est l'auteur de deux ouvrages l'ayant tôt consacré – mais vite oublié – comme un pionnier des belles-lettres algériennes. Il débute par un récit de voyages, «Aux Villes Saintes de l'Islam» (Paris, Hachette, 1919, préface de Célestin Jonnart), narrant son périlleux pèlerinage en 1913 à La Mecque, Médine et Jérusalem, et en y rapportant (déjà!) un plaidoyer comparatif entre la colonisation «utile» française et l'occupation «sans intérêt» ottomane. Il poursuit sa courte carrière littéraire avec un roman, «Ahmed Ben Mostefa, goumier» (Paris, Payot, 1920; réédition, avec une préface d'Ahmed Lanasri, Paris, Publisud, 1996). Cet ouvrage est une autobiographie partielle n'excluant pas l'autofiction puisque le héros meurt en Suisse, alors que Bencherif, lieutenant prisonnier des Allemands durant la Première guerre mondiale, y a été rapatrié, après avoir volontairement partagé les conditions carcérales de ses goumiers. Khireddine nous donne à percevoir une autre lecture de cette œuvre que celle d'un assimilationniste, jugement hâtif et prédominant à ce jour. Il considère que Bencherif (lequel fut successivement saint-cyrien, compagnon de route de l'Emir Khaled, officier d'ordonnance du Gouverneur d' Algérie Jonnart, caïd d'une fraction de la puissante Confédération des Ouled Naïl, sous-lieutenant participant à la campagne du Maroc en 1908-1910, mobilisé en 1914-1918), ne mérite point une telle infamie. Replaçant l'œuvre et son auteur dans un contexte d'énonciation, à savoir une société sous domination, où une prise de la parole ne saurait déroger à l'ordre colonial, l'essayiste exige de ne pas oublier cette réalité souvent dissipée avec le recul du temps. Dans l'éducation et l'écriture de Bencherif se mêlent avec naturel école française et culture arabe. L'écrivain autant que l'homme, se montre reconnaissant envers la première tout en ne se défaisant jamais de la seconde, au point d'avoir d'innombrables démêlés avec les autorités françaises, voire de se sacrifier pour elle, car l'homme est décédé en combattant avec les siens d' une épidémie de typhus et de famine. Sont bousculés ainsi les idées reçues et autres préjugés de l'homologie du caïd, auxiliaire de l'occupant colonial. D'autres facettes du talent de Bencherif sont également dévoilées, tels ses exquis portraits, ses photographies, un film muet égaré par sa famille au moment de la restauration de sa propriété sise au pied du Rocher de Sel, magnifique curiosité géologique proche de sa ville natale. Les rencontres déterminantes d'une vie sont enfin soulignées, comme celles avec le Père de Foucault ou des peintres orientalistes Eugène Guillaumet et étienne Dinet. Ni acculturé, ni aliéné, ni métissé, Khireddine analyse un Bencherif d'un biculturalisme lucide, où l'homme ouvert dans son double registre socioculturel, a fait montre d'un amour et d'une générosité totalement désarmants. Un exemple rare, une grande leçon d'humilité. *Ahmed Khireddine, Rocher de sel, Vie de l'écrivain Mohamed Bencherif, Paris, L'Harmattan (collection Rue des Ecoles), 288 p, déc. 2006.