Se tenant en marge de l'agitation littéraire, la jeune Canadienne est devenue un écrivain qui compte à l'échelle mondiale. Première visite en Algérie. Premières impressions... Je suis extrêmement impressionnée par la beauté de la ville, car j'ai beaucoup entendu parler d'Alger la Blanche. Sinon, pour l'instant, ce qui m'a le plus frappée, ce sont les affiches du président Bouteflika. On a beaucoup discuté avec les gens venus hier à la rencontre* et je commence à prendre la mesure du traumatisme infligé au pays par les années noires. J'écoute, j'observe et je pose des questions. Ce n'est pas la première fois que je suis impressionnée par l'intelligence, l'humour et l'intensité des réflexions grâce, si je puis dire, à l'horreur. Il me semble que dans les pays où tout va bien entre guillemets, les gens parlent de manière plus superficielle. Ici, on va droit à l'essentiel. C'est comme si l'horreur avait donné une certaine sagesse et profondeur. C'est triste à dire sans doute… L'écrivain algérien Malek Haddad a écrit : « On ne vient jamais pour la première fois en Algérie… » (Rires). C'est vrai que j'ai un peu cette impression. J'ai un rapport privilégié à l'Algérie du fait de certaines rencontres, notamment avec Leïla Sebbar, depuis 30 ans maintenant. J'ai beaucoup lu sur ce pays, rencontré de nombreux Algériens en France. C'est aussi un pays qui est présent dans plusieurs de mes livres entre autres Lettres parisiennes, coécrit avec Leïla Sebbar, Une adoration. Sans être assez prétentieuse pour ne pas avoir vécu les faits ni être venue auparavant, j'ai essayé dans L'empreinte de l'ange de reconstituer l'ambiance de Paris entre 1957 et 1962 vu par un Hongrois, une Allemande et un Français et leurs perceptions de la guerre d'Algérie selon leurs vécus de la Seconde Guerre mondiale. Croyez-vous ceux qui affirment qu'un écrivain écrit toujours la même œuvre ? Quand je commence un roman, j'ai toujours l'impression de faire quelque chose de totalement nouveau, d'inouï pour moi. Et quand je finis et que je le fais lire autour de moi, on me dit : c'est toujours là-dessus ! Toujours des drames familiaux, l'identité aussi, la manière dont les gens la construisent et les contradictions qui vont avec. En ce moment, je suis dans un nouveau roman. Je me dis que c'est complètement nouveau, mais on va me dire : ah, elle chante toujours la même chanson ! (Rires). Vous avez écrit Professeurs de désespoir (2004) où vous démontez magistralement un certain nihilisme littéraire... Oui. Ce qui m'a frappé, c'est que ce nihilisme est en contradiction avec les opinions professées par des écrivains qui se considèrent de gauche, humanistes, pleins de générosité, de tolérance, etc. Mais ce qu'ils aiment dans la littérature et le théâtre est souvent aux antipodes, une sorte de dégout de la vie, de colère contre les femmes de les avoir enfantés. Un désir à la fois de mort et d'immortalité, ce qui est quand même un peu contradictoire. J'ai essayé de comprendre ce nihilisme et pourquoi il est dominant dans le monde littéraire européen. Ce n'est pas le cas aux Etats-Unis, ni en Asie, ni en Afrique… Pourquoi les Européens adorent-ils dire et lire que la vie n'a aucun sens ? C'est peut-être un réflexe d'Ancien monde... Je pense qu'il y a plusieurs raisons. La principale à mon avis est la fin des utopies. Ces écrivains - on peut penser à Thomas Bernhardt, Samuel Beckett, que j'aime beaucoup par ailleurs, Michel Houellebecq, etc. -, étaient des gens très idéalistes dans leur jeunesse. Soit ils étaient très religieux, avec des aspirations spirituelles très fortes, soit ils étaient communistes avec l'espoir de refaire le monde par la révolution. Quand ces espoirs et aspirations ont mordu la poussière, ils ont basculé dans l'autre extrême. C'était ou tout ou rien. Et comme ce n'était pas le tout, ils ont choisi le rien. Ce sont des structures absolutistes. La deuxième raison, à mon avis, tient au mouvement des femmes, la secousse infligée à la domination masculine. Une sorte de colère du fait de ne plus jouir des mêmes privilèges. Et quand ce sont des œuvres de femmes, comme par hasard, cela implique ou bien une position masochiste, comme chez Elfried Jelinek, ou suicidaire comme chez Sarah Kane, Christine Angot, etc. Est-ce à dire que les écrivains et les artistes ont un devoir d'espoir ? Je ne le dirai pas ainsi. Espérer ou désespérer, c'est une fausse dichotomie. Je ne voudrais pas qu'on m'oblige à être pessimiste ou optimiste. Il y a plein d'autres alternatives. Pour moi, la littérature sert d'abord à exprimer la nuance, la complexité. La vie a le sens qu'on lui donne, c'est quelque chose que les gens construisent, bricolent au jour le jour et de façon constamment imprévisible. Là est la matière de la littérature. La musique que vous pratiquez d'ailleurs est souvent présente dans vos écrits, notamment votre premier roman Les Variations Goldberg (1981)… Oui, la structure de ces variations de Bach m'a beaucoup aidée pour ce premier livre. J'écoutais la variation concernée juste avant d'écrire le chapitre correspondant. J'écoute souvent de la musique en écrivant, en mettant des boules Quiès pour que ça me vienne de loin. La littérature est pour moi quelque chose de très auditif. Je relis moi-même à voix haute plusieurs fois mes livres. J'ai envie que chaque mot soit aussi nécessaire dans la page qu'une note dans une phrase musicale. La musique est pour moi un idéal de densité significative. Avoir été l'élève de Roland Barthes vous sert-il en écriture ? Il m'a beaucoup appris. Mais pour écrire des romans, il a fallu presque me libérer de cette influence, délétère pour un artiste, car il nous rendait en quelque sorte trop intelligents. Il nous apprenait trop à décortiquer, analyser, repérer les clichés… Pour écrire un roman, il faut une certaine stupidité comme dit Flannery O'Connor, une certaine naïveté, un enthousiasme, croire à ses personnages. Si on est trop habitués à analyser les personnages et les démarches d'écrivains, on ne peut avoir cette bêtise précieuse. Ce n'est pas un hasard que mon premier roman, je l'ai écrit juste après la mort de Roland Barthes, comme si j'étais libérée de ce surmoi théorique. Mais pour mes essais, sa parole, sa finesse, son désabusement me sont restés proches et pour le coup utiles. Après plus de 30 ans en France, vous êtes encore sensible à la question de l'exil… Pour moi, c'est un avantage. L'exil a réifié la distance dont tout écrivain a besoin pour voir le monde. Il faut un peu de recul. Si on est complètement dedans, si on se confond avec sa propre existence, on n'est plus dans une position d'artiste et donc l'exil m'a donné cette distance. Je vois encore le monde autour de moi comme un monde qui ne va pas de soi. Quand je retourne au Canada, c'est aussi pour moi un monde que je vois de loin et que ne perçoivent pas les Canadiens qui ne sont pas allés ailleurs. L'exil ne me fait pas souffrir. Mais, bien sûr, je ne serai jamais Française, même si j'ai la nationalité depuis longtemps, parce qu'on ne peut pas me donner une enfance française. Et l'enfance est une période à nulle autre pareille où votre corps, votre écoute et vos sens se forment. Qu'est-ce qui vous désespère le plus dans le monde actuel ? Ah ! Il y a bien des sujets de désespoir. Je n'ai rien contre le désespoir, je précise. Je suis contre les professeurs de désespoir. Il y a beaucoup de raisons de désespérer. La guerre, la pornographie, les réseaux de traite des prostituées, la violence sous toutes ses formes.... Mais, comme je le disais, c'est le mal qui produit le bien, d'une certaine façon. La cruauté, l'injustice font que les gens prennent conscience de la valeur de la vie, de ceux qu'ils aiment, etc. Je ne pense pas qu'on vienne un jour à bout des travers de l'espèce humaine. C'est désespérant, non ? (Rires). Repères Née en 1953 à Calgary (Canada), elle a 6 ans quand sa mère quitte la famille. Cette absence sera pour beaucoup dans sa vocation. A 15 ans, son père s'installe aux USA. Pour étudier, elle se rend à 20 ans à Paris où elle vit encore. Elève du sémiologue Roland Barthes, elle s'engage alors dans les luttes féministes. En 1981, paraît son premier roman Les Variations Goldberg, inspiré de la composition de J.S. Bach. Le roman, écrit en anglais est refusé par les éditeurs anglo-saxons, ce qui l'amène à le traduire en français. Ce jeu entre les deux langues continue à animer son écriture. Avec 11 romans aujourd'hui et de nombreux essais et publications diverses, elle a reçu notamment le prix Femina et le prix France Télévision pour son roman Lignes de failles (2006), le prix Odyssée (Québec) pour Dolce Agonia (2001), le grand prix des lectrices de ELLE pour L'empreinte de l'ange (1988), les prix Goncourt des lycéens et le prix du Livre Inter pour Instruments des ténèbres (1996), le prix du Gouverneur général du roman et nouvelle de langue française pour Cantique des plaines (1993). Son œuvre est éditée par Actes Sud. Musicienne, elle joue de la flûte et du clavecin. Elle est l'épouse du linguiste et sémiologue français d'origine bulgare, Tzvetan Todorov.