Jijel. De notre envoyé spécial A un moment donné, une longue file de voitures arrête notre progression sous un magnifique porche rocheux. Renseignement pris, il s'avère qu'un feu tricolore a été installé pour organiser le trafic entre les anfractuosités les plus serrées de la corniche. Non, c'est officiel : la corniche jijelienne est définitivement carrossable. Bientôt, nous franchissons les fameuses Grottes merveilleuses. Un autre point noir se forme. Des cantonniers s'affairent autour d'engins géants qui creusent un tunnel dans la roche. Des enfants en profitent pour nous proposer de jolis colliers de coquillages à 50 DA. La route, alternance de bleu et de vert, se fait de plus en plus belle. Sur le flanc gauche, la mer nous fait un appel du pied. De caps vertigineux en récifs verdoyants, le panorama fascinant nous comble d'aise. En bordure de l'asphalte, des plateformes sont soigneusement aménagées pour servir de haltes aux gens de passage. Ils forment en même temps de magnifiques belvédères naturels. Des singes magots nous font des grimaces au détour d'un virage, hissés sur le parapet de pierre qui ceint la route ou dressés sur des bancs plantés dans l'abondante forêt environnante. Le touriste et le terroriste Il n'est pourtant pas si loin le temps où les militaires nous empêchaient encore d'emprunter cette même route au-delà d'une certaine heure, nous obligeant à passer la nuit à Ziama Mansouriah. Aujourd'hui, les estivants y circulent jusqu'à des heures indues en chantant comme Jean-Louis Murat Accueille-moi paysage. Notons toutefois que la vigilance reste de mise. En témoignent ces nombreuses casernes de la Garde communale qui ponctuent la route, des Aftis à Rocher noir. En traversant El Aouana (ex-Cavallo), on peut relever pas moins de trois détachements de ce corps à des intervalles plus ou moins courts. D'aucuns auront remarqué que depuis la dissolution de l'AIS en 2000 et le nettoyage de ses touffus maquis, Jijel reprend progressivement («poussivement», diraient certains) son statut de grande destination touristique. Durant les années 1990, elle était surtout connue pour être le repaire de Madani Mazrag, l'ancien émir national de l'AIS, et si reporters et curieux s'y précipitaient, c'était surtout pour y sonder les mouvements des combattants du FIS, notamment après la trêve de 1997. L'on se rappelle la déferlante des journalistes après les premières redditions des éléments du GIA et l'annonce de l'autodissolution de l'AIS. Tout le monde avait les yeux braqués sur les «trêvistes» de l'Armée islamique du salut stationnés à Draâ Eddiss, QG de Madani Mazrag, sur les monts de Texenna. Aujourd'hui, la région essaie de se faire autrement plus attractive. Nous arrivons à Jijel au terme de 2 heures de trajet avec pauses en comptant depuis Béjaïa qui est à 90 km. Alger est à 350 km, soit approximativement 6 heures de route. Ce qui frappe le visiteur de prime abord, c'est surtout la façon fort attrayante dont la ville et ses dépendances côtières sont apprêtées pour la saison estivale. Toutes proportions gardées, Jijel est vraiment plus clean, mieux sauvegardée dirions-nous, que nombre de ses rivales du littoral. La ville respire une certaine tranquillité que l'on ne trouve pas ailleurs. Des lampadaires rutilants arpentent l'agglomération. Tout le long du front de mer, de charmantes buvettes avec de très belles terrasses ayant presque les pieds dans l'eau attendent d'être investies par les promeneurs. Au bord de la plage Kotama, une petite crique en plein centre-ville, même topo. La plage, attenante au port de pêche, connaît une affluence passable. Des garnements accourent nous fourguer des parasols à 100 DA. Placardées sur un kiosque, des affichettes proposent des locations pour l'été pour 2000 ou 3000 DA la journée, des appartements de particuliers. Une manière de compenser le manque d'infrastructures balnéaires. 24 établissements hôteliers sont recensés pour l'ensemble de la wilaya, d'une capacité globale d'accueil de 1897 lits, indique le site Internet de la wilaya (www.wilayadejijel.org). Encore que les établissements proprement balnéaires sont d'un nombre inférieur. Paradoxalement, même avec un parc aussi limité, Jijel n'affiche pas complet, même si quelques-uns de ces établissements nous ont déclaré qu'ils étaient «full» pour le mois d'août à l'instar du complexe touristique Rocher noir d'El Aouana. «Nous avons dû revoir nos tarifs à la baisse», confie un réceptionniste de l'hôtel La Résidence, un bel établissement à proximité de la plage Kotama. «La chambre qui est à 5000 DA, nous la louons à 4500 DA faute de clients», dit-il. Nous avons posé la question si c'étaient Béjaïa et Annaba qui s'adjugeaient le gros de la clientèle. «Non, c'est la Tunisie», rétorque le réceptionniste. «Avec des séjours à 20 000 DA la semaine dans un hôtel 3 étoiles, allez travailler», poursuit-il. Et d'ajouter : «Les Annabis et les Algérois préfèrent tous aller en Tunisie. Nous avons quatre ports et malgré cela, la région ne draine pas de monde. Je n'arrive pas à m'expliquer cette guigne.» Pour lui, la raison de cette désaffection est à chercher dans l'inaccessibilité des produits balnéaires devant un pouvoir d'achat en pleine érosion. «Nous assistons à un phénomène nouveau. Beaucoup de nos concitoyens vivent désormais à crédit avec toutes les dettes qu'ils ne cessent de contracter pour l'acquisition d'un logement ou d'un véhicule», souligne-t-il. Crochet par l'hôtel Kotama, une belle bâtisse de style colonial. La réceptionniste jette un coup d'œil sur son écran d'ordinateur. «C'est réservé pour août», dit-elle. A la sortie ouest de la ville, l'hôtel Nacim. «C'est plein à 50%», dit le gérant qui espère une plus grande affluence à partir de ce début de mois. Le spectre de la «bétonisation» Halte au Grand Phare, l'une des plus belles attractions de la région. Erigé en 1865, il est l'œuvre d'un tailleur de pierres, Charles Salva. Des gendarmes en assurent la protection. Du haut du phare, la perspective est à couper le souffle. Mais le site, comme à chaque fois que vous avez un joli coin dans ce pays, est mal exploité. Toujours ce sentiment oppressant d'entrer dans une zone interdite, avec tous ces uniformes qui vous barrent la vue. Les gendarmes qui gardent le phare sont, quant à eux, pleins d'amabilité, et ils ne font, au demeurant, que ce qu'on leur demande. Toujours est-il que kalachnikov rime mal avec tourisme. La plage du Phare (Ras El Afia de son nom arabe) est splendide. A un jet de pierre plus loin, la plage d'El Aouana (ex-Cavallo). C'est l'une des plus populaires de la «Côte du saphir» jijelienne. Rencontre de Mehdi, un jeune entrepreneur qui ambitionne de réaliser un important projet touristique sur une partie du foncier familial. Il nous fait une visite guidée dans ses terres encore en friche. «Ici, je vais construire un hôtel balnéaire et un centre thalasso sur 750 m2», dit-il. Mehdi a génétiquement un pied dans le métier. «J'ai une boîte de catering qui opère essentiellement à Hassi Messaoud. Mais mon défunt père était carrément du domaine puisqu'il a été directeur du tourisme à Alger et Tipaza», confie-t-il. Pause-paysage aux Aftis, à mi-chemin entre El Aouana et Ziama Mansouriah. Si l'on devait dresser un hit-parade des plages jijeliennes, les Aftis auraient largement de quoi caracoler en haut de l'affiche. Rencontre avec Bilel, 27 ans, vendeur d'articles scolaires à Sétif. Bilel s'amuse comme un gosse autour d'une partie de «beach foot» avec ses copains. «Nous avons dû nous cotiser à 35, louer un bus et venir. Nous nous offrons les vacances que nous pouvons», dit Bilel. Les Aftis, une plage miraculeuse à l'enveloppe enchanteresse, semble comme revenir de loin, se réveillant d'un long cauchemar. Le charmant petit village est requinqué à neuf. Mais le site est comme vierge, attendant vainement des investissements qui tardent à pointer. Secrètement, d'aucuns prient pour que la paisible localité enserrée par le parc naturel de Taza soit épargnée par la bétonisation anarchique qui accompagne quasi fatalement tout investissement touristique, surtout s'il venait à prendre les allures d'un tourisme de masse au détriment de l'écotourisme. Les Espagnols l'ont appris à leurs dépens en sacrifiant leur côte andalouse (la Costa Del Sol et ses quelque 250 hôtels !) à ce tourisme kitsch. Incursion dans l'ineffable auberge de Rachid Bousdira, l'Auberge Timridjen. Son jardin semi-tropical et sa construction, qui a quelque chose de l'Extrême-Orient, sont tout simplement époustouflants. A notre grande déception, l'auberge est fermée, nous dit-on. L'établissement avait subi une grave dégradation pendant les années dures du terrorisme. Il sera d'ailleurs occupé par l'armée une décennie durant. La raison invoquée de sa fermeture ? L'amputation de son parking après les travaux d'élargissement de la RN43, nous explique le gardien des lieux. Ainsi, la wilaya de Jijel, en sus de ne pas attirer les investisseurs, s'offre le luxe de laisser mourir les infrastructures existantes. Les camps de toile tentent tant bien que mal de pallier cette défaillance, dispensant près de 4000 lits. Aux Aftis, les camps sont équipés de toutes les commodités et proposent des tentes à raison de 1000 à 1200 DA la nuitée. Tel est le topo donc : un paradis de toute beauté et une mer «en jachère» dans l'attente de voir quelques-unes des 19 zones d'expansion touristiques jijeliennes susciter l'appétit (pour ne pas dire la «pitié») des capitaux khalidjis…