Ce cercle vertueux a fait progresser l'humanité vers son développement. Parfois détournées de leur objectif, la science et la technologie ont servi quelques illuminés, défenseurs de «l'ordre» ou des colonisateurs sans morale, avides de privilèges. Guerres, exterminations, catastrophes naturelles demeurent, et pour longtemps, la cause des malheurs de l'humanité. La multiplication des catastrophes, depuis les dernières décennies, a provoqué la panique. L'homme a peur. L'incapacité des scientifiques, des industriels et des politiques à trouver des réponses cohérentes pour maîtriser les risques crée l'incertitude. L'homme doute. Notre société est devant un défi majeur. Ou bien l'homme reprend son destin en main et construit le monde où il souhaite vivre ; ou alors, il abandonne les rênes aux vendeurs de boniments, toujours prompts à concocter des recettes hasardeuses, qui mèneront l'humanité vers des ténèbres certaines. Une société de progrès et de risques La découverte, la création, l'innovation sont les clés du développement qui a conduit au progrès et à la paix. L'histoire de l'humanité est une suite de grandes réussites qui nous permettent de vivre plus longtemps, de voyager plus confortablement, de communiquer plus facilement, de choisir plus librement et de commercer plus efficacement. Des risques, des menaces et des catastrophes sont apparus avec ces réussites. Mais est née la culture du risque qui a ouvert des voies inexplorées de la science. Les sociétés les plus innovantes et les plus dynamiques ne sont-elles pas celles qui vivent sous la menace permanente des risques naturels : Etats-Unis, Chine, Japon ? Malheureusement, ou heureusement, dans cette course-poursuite qui ne semble pas avoir de fin, l'homme est condamné à faire toujours la course en tête pour assurer sa survie en l'améliorant sans cesse. La société doit oser, tout en s'attachant à minimiser les effets négatifs de son audace. La science politique et les modes de gestion de la chose publique qu'elle véhicule ont contribué au renforcement du rôle de l'Etat et des institutions. La démocratie a joué un rôle éminemment positif dans la libération des peuples du joug de leurs tortionnaires corrompus. Paradoxalement, dans les autocraties riches ou potentiellement riches, sous influence des grandes puissances, cette démocratie reste absente. Avec le rétrécissement de leurs zones d'influence, ces grandes puissances, soucieuses de préserver leur suprématie, sont obligées d'user de guerres et de stratagèmes illégaux pour mettre la main sur le pétrole, le gaz, l'uranium, l'or et les métaux rares qui leur manquent. L'Afghanistan, l'Irak, l'Afrique et l'Amérique latine sont ainsi transformés en foyers d'insurrection. Dans ces guerres sans «lignes politiques» claires, les différentes parties s'entretuent et se soutiennent mutuellement au gré des alliances du moment. Les attentats répondent aux guerres et les populations innocentes recueillent les balles des uns et des autres. Aux attentats du Kenya et de Tanzanie en 1998 (200 morts et 5 000 blessés), succèdent ceux du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis (2 752 morts), de Bali en 2002 (202 morts et 206 blessés), de Madrid en 2004 (200 morts et 1 400 blessés), et de Londres en 2005 (56 morts et 700 blessés). En 2004, en Ossétie du Nord (Fédération de Russie), une prise d'otages fait 380 morts. Les attentats d'avril 2007 en Algérie ont causé la mort de 33 personnes. Les victimes irakiennes, quant à elles, continuent de tomber quotidiennement par centaines. Le système financier et ses risques La première Bourse officielle est fondée à Anvers, en 1487. Anvers sera à son tour éclipsée par Amsterdam au XVIIe siècle, avant que la City de Londres ne prenne le relais au XVIIIe siècle et Wall Street, à New York, au XXe. La bourse a été un facteur déterminant dans la constitution de gros capitaux financiers créateurs d'infrastructures et d'ensembles de matériels de production de biens. Mais les risques financiers liés aux placements boursiers peuvent conduire à l'anéantissement de grandes fortunes avec les drames humains qui en découlent. La grande crise financière de 1929 en est une illustration évidente. Plus près de nous, le cas des actionnaires d'Eurotunnel nous rappelle cette triste réalité. Une société de peur Jusqu'au tremblement de terre de Lisbonne, les catastrophes naturelles, les disettes, les épidémies étaient considérées comme l'expression de la volonté divine à laquelle les hommes devaient humblement se soumettre. Encore aujourd'hui, cette philosophie reste très vivante dans certaines cultures. Depuis, la recherche scientifique s'émancipe de la théologie, l'une et l'autre se déployant désormais dans des champs distincts. Le Siècle des lumières et la révolution industrielle ont apporté la rationalité et la foi inébranlable dans le progrès et la science. Le philosophe Michel Serres voit dans le tremblement de terre de Lisbonne la naissance du «scientisme», un mouvement de pensée qui culminera au XIXe siècle et s'étiolera à la fin du XXe siècle avec la montée des craintes face aux excès de la technologie. Aujourd'hui, le spectre de la peur s'est installé dans les esprits. On redoute le terrorisme, le risque alimentaire, le risque de pollution et les catastrophes naturelles, le chômage, les maladies, l'insécurité de masse, les épidémies, l'addiction… L'«explosion» des contrats d'assurances est un indicateur fiable de la diffusion de cette peur. On a vu une société d'assurances proposer, dans le cadre de la mobilité professionnelle, une garantie «rupture de la période d'essai !» Claude Allègre, prédit même que «dans quelques années, peut-être décennies, un veuf ou une veuve attaquera sa société d'assurances ou l'Etat parce que son conjoint sera mort plus tôt que l'âge moyen de décès de la catégorie à laquelle il appartient…, et réclamera des dommages et intérêts !» Dans un récent article sur les risques technologiques et la ville, Jacques Donze, spécialiste des RTM (Risques technologiques majeurs) pose ainsi ses questions : «Faut-il craindre l'industrie chimique ? Le nucléaire ? La grippe ?… Il qualifie ces interrogations de «leitmotiv d'une société qui a de plus en plus peur.» Pourtant, dit-il, «le risque est constitutif de la ville». «J'ai peur, a remplacé, j'ai faim», écrit Ulrich Beck dans La société du risque. Ces peurs finiront-elles par paralyser nos actions et par nous conduire vers ce que Gunther Anders appelle «l'obsolescence de l'homme» ? Les responsabilités dans cette peur sont partagées. Les média jouent un grand rôle dans la psychose qui se développe dans la société. La télévision et les radios diffusent des informations lourdes en charges émotionnelles. Pour Jacques Donze, «la catastrophe industrielle a pour conséquence de désorganiser les pouvoirs en place.» Ainsi, les informations font souvent «le constat de l'inefficacité des secours, de la prévention avec, chez l'auditeur ou le téléspectateur, la conviction de ne pas être ‘'protégé''» L'intervention des pouvoirs publics, par une réglementation globalisante, a même renforcé certaines peurs. Par exemple, le «label» Seveso, label de site dangereux, a été attribué par la réglementation à des sites industriels existants qui, pour certains, n'avaient jusque-là posé aucun problème, ajoutant ainsi à la surprise et à la peur des riverains. Pour Claude Allègre, cette peur est due à «la baisse considérable de la culture scientifique, c'est-à-dire la méfiance pour la science.» Pour lui, «le responsable, c'est l'Education nationale» D'autres comme Ulrich Beck penchent pour la perte de repères sociaux, ce qu'il appelle «la déstructuration des cadres des classes sociales et de la famille», à l'effondrement des grandes idéologies, et à l'augmentation de l'espérance de vie. Ces phénomènes multiplient les incertitudes et détruisent la pertinence des «vieilles catégories» de la société industrielle sans les remplacer par d'autres valeurs. Une société de doute La science a construit un modèle pour comprendre et résoudre les problèmes de risque. Ce modèle est dominé dans une large mesure par le calcul des probabilités. Devant les nouveaux risques à «développement épidémique» (sida, sang contaminé, nitrates, vache folle, amiante et cancers professionnel…), le modèle n'apporte pas de réponse satisfaisante. De cette façon, précise Jacques Donze, «la société n'a pu éviter le piège des dangers de la politique de gestion des risques : désignation de boucs émissaires, phobie des contacts et crispations communautaristes, recours excessif, pour ne pas dire pathologique, au principe de précaution». Le principe de précaution, né dans les années 1980 lors des rencontres sur les problèmes d'environnement et largement utilisé depuis dans les débats écologiques ou de santé publique, répond aujourd'hui à une demande sociale forte. C'est l'aveu d'une société qui doute. Dans la relation urbanisme et risque, les négociations entre les acteurs concernés doivent fixer les périmètres délimitant les zones à attribuer. Dans ces négociations, qui faut-il croire ? L'industriel qui dit que son usine est sûre ? Le maire qui doit assurer la sécurité de ses administrés tout en sauvegardant le développement économique de sa commune ? Les ingénieurs fonctionnaires qui cherchent à couvrir la responsabilité de l'Etat ? Les techno-prophètes, «soumis» à la science, et les bio-catastrophistes, dénonciateurs des dangers de la science, ont remplacé les religieux et les philosophes qui au XVllle siècle débattaient de la miséricorde divine et des mérites de la civilisation urbaine. Risque et démocratie Devant une catastrophe comme celle de Tchernobyl, sommes-nous condamnés à choisir ? Dans La mobilisation infinie, Peter Sioterdijk s'insurge : «Pendant longtemps encore, les victimes de Tchernobyl souffriront une agonie terrible et la didactique zélée se manifestera de nouveau pour dire : même Tchernobyl n'était pas assez grave, parce que l'Internationale de ceux qui sont d'accord pour continuer est plus résolue que jamais. La conséquence inexorable ne peut être que dans la surenchère du pire. Mais jusqu'où ?» La science fait perpétuellement le pari que les problèmes posés par une nouvelle technologie seront résolus «plus tard» et lorsqu'elle perd le pari, on parle alors pudiquement du «tribut à payer au progrès», le seul problème étant que ce «tribut» est généralement payé par des gens qui n'ont rien demandé ou qui n'ont pas été consultés. Combien de temps encore, les nouvelles découvertes devront-t-elles être imposées par les chercheurs et les industriels écartant ainsi toute participation des citoyens au choix du progrès qui les concerne ? La théologie devra-t-elle imposer «la science qui convient». Rappelons-nous la mésaventure de Galilée lorsqu'il présenta ses thèses sur le système géocentrique renforçant les vues de Copernic. Les théologiens jugèrent le système copernicien contraire aux Ecritures et rejetèrent comme hérétiques les propositions selon lesquelles le soleil est le centre du monde. «Eppure, si muove» (Et pourtant, elle tourne), aurait dit Galilée après avoir «retiré» ses thèses sur la rotation de la Terre. Le concept de «modernisation réflexive», apport théorique principal d'Ulrich Beck en 1998, stipule que les chercheurs, les financiers et les industriels, (il faudrait ajouter les théologiens), ne peuvent pas avoir l'exclusivité de la modernisation. Une conscience et une gestion des risques inhérentes à cette modernisation sont nécessaires. Mais comment mettre fin au monopole de la connaissance par les scientifiques et les experts qui se sont rendus faillibles par manque d'anticipation ou de divulgation des risques induits par les décisions de recherche, d'investissement ou d'industrialisation ? La science ne peut plus échapper à la critique, un processus d'apprentissage de la rationalité scientifique, avec lui la critique, le débat, la contre- expertise et la mise en doute, doit devenir le problème majeur de la société du risque. Beck suggère un véritable projet politique. Celui d'aller vers une démocratisation des décisions. Démocratisation structurelle permettant aux citoyens de contrôler la recherche et ses transferts aux activités économiques. Il faut, par ailleurs, activer les médias et les associations libres, les syndicats, les partis politiques et retrouver la conflictualité citoyenne grâce à un cadre légal adapté. La catastrophe déclenche à la fois la panique, les peurs et les sentiments de fatalité. La culture du risque est un enjeu essentiel : elle souligne l'importance de la conscience, de l'éducation et de l'information des populations exposées. Tout au long de son existence, une humanité de raison, mue par une foi inébranlable dans la science, a construit un monde de bien-être. S'étant émancipée de la théologie, la science s'est ouvert de vastes horizons de recherche et a ainsi accéléré la marche de l'humanité vers le progrès. Cette grande aventure n'est pas sans risque mais la science a souvent su contrôler ces risques. Une accélération et une complexité de certains risques ont rendu le monde de plus en plus inquiétant et ont créé le sentiment de haute insécurité. La peur et le doute se sont installés dans la tête des citoyens dépouillés de leur pouvoir de décision par des experts en qui ils n'ont plus confiance. La démocratie, seul outil d'une gestion équitable de la cité, doit reprendre sa place et redevenir le moyen de rétablir la suprématie des citoyens sur les scientifiques, sur les industriels et sur les politiques dans une maîtrise des risques citoyenne. Mais la démocratie, pour être crédible, doit exprimer les choix de façon massive. Les taux de participation doivent être les plus élevés possible. Ce sera chose possible avec l'«Internet», inscrit dans les institutions, encadré par la loi et débarrassé des excès.