Le village a, faut-il l'admettre, sensiblement grandi depuis. Partout, des maisons qui montent, des villas même. Les murs revivent, prennent des couleurs, même si beaucoup arborent celle des briques nues. Mais les habitants de Raïs s'empressent de préciser que ce sont des «barawiya», des étrangers, qui, flairant la bonne affaire, ont acheté ici avant que les prix de l'immobilier ne se fassent rédhibitoires. «Du temps du terrorisme, une villa de 500 millions était bradée pour 100, voire 10. Aujourd'hui, vous ne l'aurez pas à moins de 800 bâtons.» Celles qui se trouvent en bordure de route dépassent le milliard», indique un jeune d'ici. Un détail attire d'emblée notre attention : près de la mosquée du village, au bord de la route qui monte vers Larbaâ, une cabine saharienne carbonisée. Renseignement pris, il s'avère qu'elle servait de siège à l'association locale des victimes du terrorisme. Une association dont nous ne trouverons d'ailleurs nulle trace et dont ne subsiste que cette baraque calcinée exposée comme une relique. Plus loin, un cimetière de voitures, des carcasses amoncelées qui témoignent si besoin est de ces temps houleux. Derrière s'étendent des vergers chétifs affichant grise mine. Incursion dans les boyaux du village. Sur les murs, les sigles du MCA, CRB et autre USMA ont remplacé les anciens graffitis déclinés à la gloire du FIS et du GIA. Sur un portail, un slogan au goût du jour : «Harraga Italia.» Une plaque indique une antenne administrative et un centre de soins. Nous la suivons. L'antenne en question assure juste l'état civil. Le centre de soins, quant à lui, est en travaux. Une caserne de la garde communale veille sur le quartier. Ses hommes ne sont pas autorisés à nous parler à moins d'un document estampillé par leur hiérarchie. Nul patriote dans le village. En revanche, la plupart des maisons sont encore armées, assure-t-on. Un mémorial dans une école Aïcha, Sarah, Sabrina, Zahida, Khadidja, Radia, Manel, Imène. La liste est longue. 24 noms, la majorité, des filles. Le modeste mémorial est érigé dans une école primaire à la périphérie du village, non loin de la brigade de la Gendarmerie nationale. Au CEM Haï Raïs, une autre stèle est élevée à la mémoire des victimes. Mais l'établissement nous est interdit d'accès. Combien sont tombés dans cette funeste nuit du 27 au 28 août 1997 ? Certains parlent de 500 morts, d'autres de 600, voire 700. Une chose est sûre : ce fut une hécatombe. Dans chaque maison, un mort. Des familles entières avaient été décimées. Noureddine, 43 ans, vendeur dans une pharmacie de Sidi Moussa, la commune mère qui se trouve à 4 km d'ici, a eu du bol. La nuit du drame, il campait à Chenoua Plage. La maison qu'occupe aujourd'hui Noureddine appartient à des proches de sa famille. Elle a failli être dévorée par les flammes durant la nuit maudite. Depuis, ses occupants l'ont désertée. «Les terroristes sont entrés ici et ont mis le feu à une Renault 25 qui était garée dans la cour de la maison. La famille s'était réfugiée à l'étage. Mes nièces se sont abritées dans la salle de bains, un chiffon imbibé, enfoncé dans la bouche pour ne pas mourir asphyxiées. Elles sont restées ainsi jusqu'à l'aube», raconte Noureddine. «Depuis, les propriétaires n'ont plus remis les pieds ici. Mes nièces, dont une universitaire qui a fini ses études, ne veulent plus entendre parler de cette maison.» Des cas comme celui-ci sont nombreux à Raïs. «Dans l'une des maisons, il y avait une fête de noces. 26 personnes ont été tuées et 7 femmes enlevées. Ce n'est que tout récemment qu'un proche de cette famille est revenu au village», dit Noureddine. Pour notre interlocuteur, ce qui s'est passé cette nuit-là demeure entouré d'un grand point d'interrogation. Il évoque des bavures impardonnables qui ont poussé les jeunes à prendre le maquis pour fuir les exactions de «el houkouma» : «Une fois, ils ont attrapé un terroriste notoire surnommé Mimosa. Ils le faisaient circuler dans le village et toute personne qu'il montrait du doigt était immédiatement arrêtée. Deux jours plus tard, elle était jetée sur la chaussée. Il y a eu trop de hogra. Pourquoi on ne livrait pas ces jeunes soi-disant suspects à la justice ?» Autre chose qui chiffonne Noureddine, dix ans plus tard : «Ils disent qu'ils ne pouvaient pas pénétrer au village. Pourquoi ne se sont-ils pas servis de leurs hélicoptères équipés de matériel de vision nocturne ? Pourquoi n'ont-ils pas bouclé le village pour empêcher les terroristes de s'évanouir dans la nature ?» De fait, pour beaucoup de villageois, il est difficile de ne pas mettre en cause la responsabilité — fut-elle morale et pas forcément pénale — des services de sécurité. Certains dont la maison se trouve proche de la route carrossable et donc plus facile d'accès aux forces de l'ordre reconnaissent devoir la vie à l'intervention des militaires. «Ils sont restés avec nous, postés sur la terrasse, à protéger nos familles. Sans eux, le bilan aurait été plus lourd», dit l'un d'eux. D'autres font le grief aux autorités de ne pas les avoir armés à temps. «Ils ne nous faisaient pas confiance. Pour eux, la population soutenait el irhab. Donc, il ne fallait pas l'armer», affirme un autre. «Je ne pensais qu'à ma mère et à mes sœurs» Hakim, 36 ans, ébéniste de métier, tient une menuiserie que lui a léguée son père, une affaire qui a trente ans d'âge, dit-il. Hakim a tout vu cette nuit-là, assure-t-il. Il fait partie de ces miraculés qui ne doivent la vie qu'à la Providence. «Il était environ minuit quand une horde de terroristes a investi le village. Moi, j'étais à la maison. En entendant les cris et les clameurs monter, j'ai grimpé sur la terrasse. Mais il faisait nuit noire. Les terroristes avaient détruit les poteaux électriques et avaient cassé tous les lampadaires. On ne voyait rien, et puis, j'avais peur d'être atteint par une balle perdue. On n'entendait que les cris des victimes et le crépitement des armes», se souvient-il, avant de reprendre : «Avec les membres de ma famille, nous nous sommes armés de barres de fer, de tout ce qu'on pouvait trouver, et nous nous apprêtâmes à les accueillir.» Farouk, son cousin, poursuit : «Les cadavres étaient entassés par centaines devant la mosquée, dans le CEM et étalés dans les vergers. La plupart étaient des femmes et des enfants. Ce qui m'avait le plus choqué, c'était de découvrir des bébés qui avaient été rôtis dans des fours. C'était atroce.» Hamoud, un ami de Hakim, nous livre sa version. «On savait que notre tour allait arriver. J'aurais établi une attestation de décès et l'aurais glissée sous mon oreiller si j'en avais la possibilité», lâche-t-il, avant de lancer : «Une seule chose m'obsédait : c'était de protéger ma mère et mes sœurs. L'honneur passait pour moi avant la vie.» On parle d'une trentaine de femmes enlevées cette nuit-là. Dix ans plus tard, si la situation sécuritaire s'est sensiblement améliorée à Raïs, la situation sociale, elle, est toujours sur un volcan. Chez un épicier de fruits et légumes, la pomme de terre est à 60 DA. «Les légumes sont plus chers ici qu'à Hydra. Un comble pour un village à vocation agricole», fulmine Noureddine. «Les agriculteurs préfèrent la vendre au marché de Bougara plutôt que de la céder aux villageois en première main.» Des mômes passent en traînant une brouette transportant une bouteille de gaz butane. Et pour cause : pas de gaz de ville à Raïs. Pas de maison de jeunes, non plus. Pas de cybercafé. Pas de journaux. Juste deux petits cafés probablement sans dominos. «Regardez l'état des routes. Mes enfants chaussent des bottes pour aller à l'école en hiver», rage Noureddine. «Pourquoi nos enfants n'ont-ils pas accès au net ? Pourquoi n'ont-ils pas droit à des colonies de vacances comme les autres, eux qui sont obligés de vendre des déchets ferreux pour gagner un peu d'argent ?» «On est à une vingtaine de kilomètres d'Alger mais on a le sentiment de ne pas faire partie de la zone ‘‘16''. Pourquoi l'Etusa ne dessert-elle pas Raïs ?» «Dix ans amputés de ma jeunesse» Des citoyens s'interrogent : «Où est passée l'aide internationale ? Où sont passés les logements sociaux réservés aux victimes ? Rares sont les familles de Raïs qui ont bénéficié d'un logement. Beaucoup n'ont pas perçu la moindre pension de victime du terrorisme.» Lasse, la population ne songe même pas à commémorer ce dixième anniversaire. Le cœur n'y est vraiment pas. «Dix ans sont passés et nous sommes toujours au même point, assène Hakim. J'ai 36 ans et je me retrouve sans rien, ni femme ni enfant. Dix ans à te surveiller : balak yakhatfouk, attention, ils sont venus te tuer… Qu'est-ce que tu vas faire, partir ? Tu ne peux pas partir et laisser ta famille.» Même l'atelier est mort. «On vend nos meubles au compte-gouttes, par facilité. Les gens ne trouvent pas de quoi offrir du pain à leurs enfants. Et puis, l'importation nous a ruinés», dit-il. Hamoud, la trentaine, a été ébéniste dans le même atelier avant de se convertir dans l'agriculture, un secteur jadis prospère dans ce fleuron de la Mitidja. «Cela fait trois mois que j'ai arrêté», confie-t-il. «Les spéculateurs ont tué l'agriculture. Avant, il était impensable de vendre les fruits ici. Les vergers étaient ouverts à tout le monde. Aujourd'hui, la pomme de terre est devenue un dessert !» Le chômage à Raïs bat son plein. Faouzi, 30 ans, fait partie de ce contingent de sans-emploi. «Ici, le jeune gagne à peine de quoi s'offrir un paquet de cigarettes et une boîte de gel. Il est là à glander toute la journée, ballotté entre le bluetooth, le flexy et la zatla. Même pas une salle de sports. On vit en sursis !», râle-t-il. Hamoud enchaîne : «Même l'usine DNC, ils l'ont sabotée, sacrifiant 4000 travailleurs sans état d'âme. La zone industrielle de Sidi Moussa était la plus importante de la région. Elle générait des recettes inimaginables. Nous n'avons rien vu de tout cela.» Et de marteler : «D'ailleurs, ici, on n'a pas voté. Il n'y a que les vieux qui ont voté par crainte qu'on leur coupe leur pension de retraite.»