Aujourd'hui, ils sont rares, beaucoup d'entre eux sont décédés, seulement une poignée vit encore, je suis allé à leur recherche, j'en ai rencontré quelques uns, les témoignages sont poignants. Selon eux, les vestiges encore visibles des essais atomiques ne sont que la partie visible de l'iceberg atomique saharien, en effet, après les essais, avant de quitter le Sahara pour le Pacifique, l'armée française aurait enfoui sur place tout le matériel contaminé et inutilisable. Certains d'entre eux ont été employés par ladite armée française pour ramasser le matériel résultant des essais (ferraille, restes d'engins, câbles électriques et objets divers…). Ils les ont ramassés à mains nues et sans protection particulière, m'ont-ils affirmé. Ces déchets étaient-ils radioactifs ? La question demeure posée ! Tout ce qu'ils ramassaient était enfoui dans le sable par les engins du génie militaire. En ce qui concerne cette question de l'enfouissement de déchets technologiques, les témoignages collectés aussi bien en France qu'en Algérie concordent. Certains vétérans exhibent des preuves photographiques, montrant des avions disloqués prêt à être balancés dans des cavités creusées dans le sable. Ainsi donc, on n'a pas seulement pollué la surface de la terre, ses entrailles aussi ont été contaminées. L'état dans lequel se trouve ce bout de Sahara constitue une terrible métaphore de l'état de santé des vétérans, atteints eux aussi par les mêmes éléments radioactifs qui les rongent de l'intérieur ! En quittant le Sahara pour le Pacifique, l'armée française n'a pas pris le soin de sécuriser le site, ni de le débarrasser des produits dangereux et récupérables, alors ce qui devait arriver arriva, des trafiquants de métaux ont flairé les bénéfices qu'ils pouvaient tirer d'une telle situation. Ils sont alors arrivés de Béchar, m'a-t-on dit, ils ont recruté des gens d'ici et des environs pour déterrer et récupérer de la ferraille et des câbles électriques qu'on brûlait sur place pour les dégainer, le tout été chargé sur des camions, pour une destination que seuls les trafiquants connaissaient. Le trafic aurait duré plusieurs années. Selon ces témoins, le cuivre probablement radioactif aurait été revendu à des artisans marocains, qui le transformeraient en bijoux et autres objets pour touristes… D'après un instituteur à la retraite que j'ai rencontré, aujourd'hui encore on trouve chez des gens des objets provenant du centre des essais atomiques d'Hamoudia… Quant aux explosions nucléaires proprement dites, tous les Regganis en âge de se souvenir s'en souviennent. Ils les décrivent dans le menu détail. Ils s'en souviennent que la veille des explosions, l'armée leur donnait l'ordre de quitter leurs maisons le lendemain matin à l'heure de la prière. Ils racontent qu'ils ont d'abord vu un éclair d'une puissance phénoménale. Puis, quelques minutes après, la terre a tremblé, suivit aussitôt d'un grondement de tonnerre qui a fait lever un vent de sable, puis plus rien. Beaucoup d'entre eux disent avoir aperçu des avions traverser le nuage de la bombe. Mohamed Dadda est un ancien P.L.O. (Population Laborieuse des Oasis), il habite à Aoulef, et a longtemps travaillé sur le site d'Hamoudia, il était manœuvre sur le chantier qui construisait les plate-formes des pylônes qui portaient les bombes. Aujourd'hui, Mohamed Dadda est handicapé, il parle difficilement et a perdu l'usage de ses pieds. Pour lui, il ne fait aucun doute, son infirmité est due à sa présence lors du tir de Gerboise bleue le 13 février 1960. Il m'a affirmé qu'il faisait partie du groupe de P.L.O. qui a été disposé, disait-il, entre la bombe et un groupe de soldats. Comme il a des problèmes d'élocution, pour bien me comprendre le sens de ce qu'il me disait, il a esquissé un croquis dans le sable… L'accusation est grave, si elle s'avère vraie, alors c'est un crime. Un autre habitant d'Aoulef affirme que les explosions atomiques ont provoqué des effondrements de certaines fougarate. Aujourd'hui, le problème principal concerne la manière dont la fermeture de ces sites a été gérée et l'absence de suivi sanitaire. En effet, comment se fait-il qu'en partant, l'armée française n'a rien fait, même pas le minimum, c'est-à-dire, à défaut de décontaminer, au moins sécuriser l'endroit. Pourquoi quarante-six ans après, n'a-t-on toujours pas réalisé une enquête épidémiologique auprès de la population du Touat et évalué les effets des essais sur l'environnement ? N'est-il pas urgent de procéder à une inspection et à une évaluation des risques en ce qui concerne les matériaux récupérés par des personnes sur les sites des essais ? Enfin, l'armée française doit fournir le relevé des différents points d'enfouissement afin d'établir un inventaire précis de tous les endroits à risques, pour que ceux-ci soient évacués et leurs déchets stockés dans un seul centre d'enfouissement. Ce sont des précautions élémentaires, mais urgentes. Zaglou est une petite localité, située sur la route d'Adrar, c'est là que j'ai rencontré deux anciens P.L.O. qui ont travaillé sur les points de tir de Gerboise bleue et blanche, ils ont aussi assisté à leurs explosions. Ma sollicitation les laisse perplexe, parce que c'est la première fois que quelqu'un sollicite leurs témoignages. Ils racontent : “Le matin de bonheur les militaires nous ont transportés en camion dans un endroit dans le Tanezrouft, ils nous ont disposés par petits groupes de trois personnes chacun, nous étions derrière une dune, ensuite ils nous ont distribué des gris gris (dosimètres) que nous avons mis autour du cou. Puis ils nous ont dit de nous coucher sur le sable et de couvrir les yeux avec les mains. On a été secoué par la lumière et le bruit de l'explosion, le sol a tremblé et un nuage de sable s'est élevé. J'avais l'impression que la fin du monde était arrivée. Certains parmi nous ont eu si peur, qu'ils ont fui à travers le Tanezrouft, ils ne sont plus revenus pour travailler sur les chantiers. Puis, le nuage de la bombe s'est élevé dans le ciel, il était beau avec des couleurs changeantes, nous avons vu des avions le traverser de part en part pour le pousser à aller vers le Soudan. Parmi les personnes que j'ai rencontrées, rares sont celles qui sont déjà retournées à Hamoudia, et quand je leur demandais les raisons de cette abstinence, tous invoquent la peur de la bombe, qu'ils appellent El Ghoula (l'ogresse). Ici, la bombe a non seulement fait des dégâts physiques, véritables et vérifiables, mais elle aussi imprégné l'imaginaire collectif. Dans l'esprit de tous les Regganis, la bombe est l'origine de tous les maux. C'est elle qui a engendré la maladie du palmier, c'est aussi elle qui apporté les maladies comme les cancers, le trachome, l'hypertension et les malformations, ou encore la baisse du rendement agricole et la rareté de l'eau… Un travail de réhabilitation c'est aussi retrouver un imaginaire collectif sain, débarrassé des fantasmes engendrés par le manque d'information. Dès le début de cette aventure, les promoteurs de la bombe se sont intéressés seulement à l'espace, pas à la population qui le peuple. Personne n'est venu leur expliquer que la région a été choisie comme site pour opérer des expérimentations atomiques, en leur exposant clairement les risques et en leur donnant les consignes de sécurité, en construisant des abris anti-atomiques comme on l'a fait pour les populations du Pacifique. Pourquoi ne leur a-t-on pas distribué des dosimètres au même titre que la population française présente à Reggane à cette époque ? Jusqu'à l'heure actuelle, on n'a jamais fait œuvre de pédagogie par l'organisation de conférences, d'expositions, d'entretiens, d'écrits expliquant les tenants et les aboutissants des essais par rapport à la population et à l'environnement. Les gens n'ont été consultés ni en amont ni en aval, il est donc tout à fait naturel, qu'en l'absence de transparence et d'information, les gens développent ce type de fantasmes. Récemment, le gouvernement algérien a décidé de sécuriser les environs de Gerboise bleue, l'entourage grillagé est en cours de réalisation. C'est une bonne chose, mais ce n'est pas suffisant, on l'a vu sur le site d'In Eker, la clôture a été défoncée à plusieurs endroits. Si les sites ne sont pas véritablement sécurisés, une simple clôture n'arrête pas les intrusions. C'est mon troisième séjour sur les sites atomiques sahariens. J'ai également rencontré beaucoup de personnes s'intéressant, à des titres divers, à cette question, je commence donc à avoir une vision précise et pragmatique de la problématique. En effet, j'ai la conviction qu'il est urgent de désigner une commission composée de scientifiques français et algériens pour qu'ils se mettent au travail et réfléchir ensemble à un véritable programme de suivi sanitaire, à la mise en place d'un processus de sécurisation, de décontamination et de réhabilitation des sites zones touchées par les essais.