Comme il se plaisait à le dire : «C'est mon premier, né la même année que ma première fille.» Il en était fier, d'autant que l'accouchement fut des plus difficiles. En 1981, à la direction de l'édition de la SNED (société étatique d'édition), siégeait une commission de lecture composée pour la majorité d'enseignants de l'université qui rejetaient automatiquement les manuscrits qui n'étaient pas dans la ligne d'une Algérie socialiste qui, à leurs yeux, ne connaissait aucun problème de société et où la mer devait être calme, même en temps de tempête. Lorsque Tahar m'a confié ce manuscrit, il était plus que sûr que les membres de la commission le rejetteraient. Vint alors l'idée d'élargir cette commission à d'autres personnes, dont des journalistes. Ce qui fut accepté et ainsi, le manuscrit a été confié à un journaliste et à Rachid Mimouni, à l'époque enseignant à l'INPED de Boumerdès et auteur à la SNED avec son roman Le Printemps ne sera que plus beau. Le livre de Tahar Djaout passa inaperçu, même au niveau de la critique, pour ne pas réveiller justement les vieux démons de la censure. C'est une œuvre majeure par la forme. L'auteur s'y essaie à tous les styles : poésie, clin d'œil à Georges Bataille (cité dans le texte), avec des pages entières de phrases sans majuscules ni ponctuation, une recherche éclectique, ouverte, du mot et du verbe et où le dictionnaire est indispensable pour venir à bout de la richesse de la langue utilisée par le poète. C'est une œuvre majeure par le contenu. Construit sur quatre chapitres, le roman commence dans un train qui erre dans une ville de France avec le narrateur et un missionnaire, accompagnateur. C'est là que le procès itinérant aura lieu. Par touches mais sans trame linéaire classique, l'auteur s'insurge contre l'occupant français, fait revivre El Mokrani ainsi que la Kahéna, et sur des pages sublimes d'écriture raconte la condition sociale des autochtones, d'abord les siens ceux de son village, puis tous ceux qu'il rencontre dans son imagination féconde. Cette œuvre annonce déjà les romans à venir et la quête d'histoire qui les traverse. Les Chercheurs d'os (1984) est centré sur un personnage qui se présente ainsi : «Moi, l'enfant des Matmata. Le garçon chercheur d'eau.» (p. 36). Cet enfant fera partie d'une expédition mise en place pour la recherche des ossements des martyrs de la région en vue de prouver sa légitimation historique. Dans L'invention du désert, c'est encore la quête de l'histoire traitée par la fiction. Ainsi, dans «L'Exproprié», les repères de l'œuvre à venir (malheureusement interrompue) étaient déjà plantés. Seul son dernier roman publié en 1999, à titre posthume n'était pas inspiré par l'imagination du poète mais par la réalité du moment. Le titre initial était F. V. (Frères Vigilants). L'éditeur, le Seuil, lui a préféré «Le dernier été de la raison». Dans L'Exproprié, il y a peut être une similitude et une prémonition en rapport à la réalité. A la dernière page du roman, Tahar avait écrit : «Le texte a maintenant vieilli. Il est posé depuis des années sur une petite table de nuit sans que personne (pas même celui qui l'a conçu dans de réelles transes) éprouvât jamais le moindre besoin de le remuer, de changer la disposition des feuilles qui ne sont même pas numérotées (d'ailleurs personne n'est en mesure de dire si leur ordre actuel est bien celui établi originellement par l'écrivain)». (p.140). Similitude : Djaout ne paginait pas ses textes. Prémonition : son dernier roman est resté inédit près de six ans après la disparition de son auteur. Résumé de la communication à la maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou, le 21 mai 2008.