Certains n'avaient même pas dix ans. Ils ont exprimé ce que tout un peuple ressent pratiquement depuis l'indépendance. Il y a beaucoup de choses à dire, mais ce qui me frappe, c'est que ce sont les enfants de la rue qui ont réagi.» Le pays venait, quelques semaines auparavant, de vivre le plus grand événement post-indépendance. L'intellectuel de gauche, écrivain et dramaturge de talent, Kateb Yacine, est en admiration devant les «enfants de la rue», héros imprévisibles d'une révolte sans slogan. L'explosion sociale d'Octobre 88. «Naturellement, il fallait que ça explose. La jeunesse algérienne est clouée au sol. Clouée le dos au mur», imageait Kateb Yacine (lire extraits de l'interview dans Octobre : Ils parlent du journaliste, chroniqueur Sid Ahmed Semiane, ndlr). Ce qui frappe dans les «événements» d'Octobre 88, écrit le défunt sociologue M'hamed Boukhobza, assassiné le 22 juin 1993, c'est d'abord une «violence destructrice» dirigée contre tout ce qui symbolise le secteur et les institutions publics. Les souks el fellah incendiés, les sièges d'APC et de daïra saccagés, la destruction de dizaines de véhicules appartenant au domaine de l'Etat et des collectivités locales et de certaines résidences de représentants du pouvoir, la mise à sac de sièges du parti illustrent, selon l'ancien directeur adjoint du Centre national des études stratégiques globales, une «attitude de la population particulièrement agressive à l'égard du patrimoine public et des biens des responsables qui en ont la charge». Dans Octobre 88, évolution ou ruptures, le Pr Boukhobza explique ces «événements» qui ne portaient sur «aucune revendication politique particulière», par les «rapports citoyens-Etat qui de tout temps ont présenté en Algérie un caractère très original». «Tout s'est passé, écrit le sociologue, comme si Octobre avait été un moment d'extériorisation ou, plus exactement, de contestation sociale d'une situation de crise générale latente, frappant simultanément l'ensemble des couches sociales.» «Octobre est le point d'orgue, écrit Sévrine Labat dans Les islamistes algériens entre les urnes et le maquis, d'un cycle qui s'ouvre lors du printemps berbère de 1980 et se poursuit par les émeutes de Constantine de 1986 ; la révolte d'octobre signale, en effet, l'arrivée à maturité politique d'une nouvelle génération qui ne se reconnaît pas dans la formule politique des dirigeants et réclame, à travers la contestation du système en place, un accès plus juste aux mécanismes de redistribution» de la richesse nationale. Droits de l'homme, la cinquième roue du carosse Le caricaturiste le plus doué de la presse nationale, ancien émeutier d'Octobre, Ali Dilem à une tout autre version. Il avait 21 ans au moment de la révolte : «On ne revendiquait absolument rien. On se contentait de casser. C'est tout. C'est une supercherie de faire croire que la rue avait des revendications précises.» Les émeutes du pain «avaient plus de sens que ce qu'on faisait… il n'y a pas à dire… On s'amusait, tout le monde s'amusait… jusqu'au moment où il y a eu la première victime.» La liste des victimes d'Octobre sera longue… et incomplète. L'utilisation des armes à feu par les forces de l'ordre, de l'armée, la pratique de la torture, notamment par les services de renseignements, ont laissé peu ou pas de place à la sauvegarde des droits de l'homme. La cinquième roue du carosse. Les droits de l'homme en Octobre ? «Ils ont été sérieusement malmenés. c'est le moins que l'on puisse dire. Les événements se sont précipités dans une sarabande de reculs, d'avancées et d'échecs qui donne le vertige», témoigne Miloud Brahimi, à l'époque président de la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADH). A ce jour, la polémique demeure vive autour du bilan des victimes. Le bilan officiel est de 144 morts. Entre 500 et 600 morts, selon des sources «indépendantes». La commission mixte LADH-ministère des Affaires sociales parle de 180 personnes décédées et 1 650 blessés. Les témoignages recueillis par la LADH font ressortir 230 cas de torture et de traitements dégradants. Pendant 5 jours, du 5 au 10 octobre, la machine répressive du pouvoir et ses dépendances s'affolent et basculent dans l'inhumain. Le général Khaled Nezzar, chargé par le président Chadli Ben Jeddid de rétablir l'ordre sous l'état de siège, livre dans l'ouvrage de SAS un précieux témoignage. C'est l'un des rares acteurs à un aussi haut niveau de responsabilité à se confesser, contrairement à d'autres, le président Chadli, ou le patron de la «sécurité de l'armée», Mohamed Betchine notamment qui refuseront à ce jour de porter devant l'opinion leurs témoignages. Nezzar, «un militaire qui devait assumer son rôle jusqu'au bout» charge dans sa version Chadli et son entourage qu'il stigmatise pour son «incompétence» et accuse vaguement des «éléments du pouvoir» d'avoir fomenté et organisé au départ les troubles avant que le «mouvement ne dégénère». La théorie du «complot» interne est mise en évidence en guise d'argument de défense. L'insurrection a gagné 21 villes du pays en quelques jours. L'armée a eu affaire, selon le général, à une «insurrection qui visait la véritable déstabilisation de l'Etat». «Nous avons l'impression unanime qu'un vrai état-major opérait en face de nous.» Le commandement de l'armée n'est ni coupable ni responsable dans la répression féroce qui s'est abattue sur les «insurgés». Un discours comme détonateur Des brigades de trois mille hommes chacune, des paras appelés de nuit de Biskra en renfort, avaient été lâchées le 6 octobre pour saturer Alger. Sans autres «instructions» particulières que de veiller «au maintien de l'ordre». «Par souci d'efficacité, affirme le général Nezzar, nous avons dû casser la chaîne de commandement et décentraliser la décision au niveau des compagnies et sections». Le général Lakhal Ayat, directeur des services de renseignement dépendants de la Présidence, la DGPS, est aussi partisan de la même théorie. Il y a bien eu «complot algéro-algérien», selon l'ex-patron de la très redoutable Sécurité Militaire (SM). Après s'être dégagé de toute «responsabilité» dans la gestion des événements d'octobre, le général Lakhal Ayat (limogé fin octobre, au même titre que le patron du FLN, Mohamed Chérif Messaâdia) tresse les contours du complot. «On a voulu faire croire au peuple que c'est la rue qui réclamait les changements». Je m'explique : si on proclame des réformes et que la rue bouge, cela veut dire que le pouvoir est désavoué. Mais si l'on fait bouger la rue et qu'on impose des réformes, cela veut dire que la rue réclame des changements', déclarait-il avant d'ajouter que les changements rapides et radicaux intervenus au lendemain d'Octobre (le référendum du 3 novembre et la nouvelle constitution de février 1989) n'étaient que «le dernier acte d'un scénario mal ficelé». Dans terreur sacrée, le sociologue Lyès Boukraâ revient sur le fameux discours télévisé du président Chadli, du 19 septembre 1988, qui aurait servi de détonateur. Un discours «réformiste», mais aux relents de déclaration de guerre contre les adversaires des réformes. Des adversaires que le président désigne. «Certains de ces responsables exercent au sommet, au sein d'institutions du Parti et du gouvernement ou d'autres structures», disait-il. «Les secousses d'octobre 88 survenues après ce discours se sont transformées en séisme qui ébranlera les fondations du système», écrit Boukraâ. Inflation, chômage, pénurie alimentaire, de devise, chute vertigineuse des prix du pétrole oscillant entre 12 et 13 dollars le baril annonçaient une explosion imminente pour cette rentrée 1988. La suppression de l'allocation devise, l'échec du Plan anti-pénurie (PAP) et l'instauration du visa pour la France deux ans auparavant ont exacerbé les rancœurs et le mécontentement populaires. «En dépit de l'incurie ambiante, le chef du gouvernement, Abdelhamid Brahimi, s'entêtait à ignorer les signaux de l'explosion et à tenir un discours rassurant», écrit Ghazi Hidouci dans Algérie, la libération inachevée. La pression des événements a convaincu Chadli de «la nécessité de faire appel aux réformistes, partisans du changement démocratique». (Mais) la «réflexion autour de la nouvelle constitution et des réformes procédait d'un raisonnement purement tactique et pragmatique». Chadli était, selon le ministre de l'Economie sous le gouvernement Hamrouche (novembre 1989), très loin de l'homme de «convictions» et de «principes». «La démocratie n'était pour lui qu'un moyen pour garder la stabilité de son trône.» Larbi Belkheir, le puissant chef de cabinet du président Chadli, est persuadé qu'Octobre était «un avertissement adressé au président pour le dissuader d'aller plus loin dans les réformes». Celui qu'on désigne comme le cardinal du pouvoir pendant ces 25 dernières années, un des maîtres à penser du régime, récuse la thèse du «soulèvement spontané», et du bout des lèvres celle du «complot». Les événements d'Octobre 88 sont, selon larbi Belkheir, «la conséquence du marasme général (…) mais aussi l'expression de l'affolement qui s'est emparée de ceux qui craignaient que les réformes (annoncées lors discours du 19 septembre, ndlr) leur fassent perdre tout ou une partie de leur influence, de leur pouvoir (…) et remettent en cause les rentes de situation que procurait auparavant la manne pétrolière». L'actuel ambassadeur de l'Algérie à Rabat dément toute collusion entre Chadli, un président qui avait «le bon sens et la logique du paysan», mais aussi «un côté naïf et sincère» et les leaders du mouvement islamiste. Ces derniers n'ont fait, selon ses dires, que prendre «le train en marche». «Les données que nous recevions au niveau de la Présidence ne tenaient pas les islamistes pour responsables. Il n'empêche qu'ils ont, par la suite, récupéré le mouvement de contestation.» «Octobre a été l'occasion pour les activistes islamistes de montrer leur importance dans la mobilisation populaire et le charisme de certains de leurs dirigeants», écrit Benjamain Stora dans Histoire de l'Algérie depuis l'indépendance. Le FIS… d'Octobre Devant l'absence d'autres forces d'opposition, les islamistes ont su de façon redoutable capitaliser et canaliser les émeutes. Il s'agit là d'un fait avéré pour nombre de chercheurs. Dans L'islamisme algérien, de la genèse au terrorisme, Abdelhamid Boumezbar et Azine Djamila retracent avec force détails la montée en puissance des principaux leaders du mouvement islamiste. Ces derniers, violemment réprimés quelques années auparavant au même titre que les berbéristes et les trotskistes, ont vite repris du poil de la bête. Dès les premières escarmouches, une cellule de crise, avec des réunions quotidiennes, est mise en place par les dignitaires et les ultras du mouvement islamiste. Le 6 octobre, le cheikh Sahnoune rendra publique une première déclaration où il propose une sortie de crise qui consiste en «le retour à l'Islam comme chariâ et méthodologie, après l'échec des régimes corrupteurs». C'est là leur première tentative, mais pas la dernière. Ils organisent le lendemain, 10 octobre, une imposante marche de Kouba à l'hopital Mustapha pour réclamer le corps des victimes des manifestations. Le 10 octobre, un appel anonyme à une marche (attribué à Ali Benhadj) rassemble 20 000 islamistes à Alger. La révolte populaire s'islamise en cours de route. Arrivés à Bab El Oued, une partie des foules de manifestants dispersés grâce à un contre-appel du cheikh Sahnoune, tombe sous le feu nourri des policiers de la DGSN. La fusillade fait 30 morts, des dizaines de blessés et de nombreuses arrestations. Dans une lettre qu'il adresse au Président, cheikh Sahnoune use de mots durs et somme Chadli d'«arrêter la violence». «Dieu, lui dit-il, vous demandera des comptes pour chaque goutte versée.» Chadli fera un discours télévisé le soir même. Tout en se déclarant «désolé pour les pertes humaines et matérielles», il se remet vite en selle en présentant son «projet de réformes». Les rencontres successives entre les leaders islamistes et le président dénotent, selon les deux chercheurs, «la volonté du Président d'avoir un allié hors des appareils qui appuieraient ses réformes». «La présidence, contrairement à toutes les autres institutions, semble s'être bien préparée aux événements d'octobre», lit-on dans l'ouvrage déjà cité. La thèse du «complot» interne et même externe, mise en valeur par certains représentants du pouvoir, ne fait toutefois pas l'unanimité au sein de la classe politique algérienne, encore moins parmi les chercheurs. «Que les émeutes de Constantine et de Sétif de novembre 1986 aient eu pour origine la dénonciation de la mauvaise qualité de la nourriture (un plat de lentilles a servi de détonateur aux manifestations), que les événements d'octobre 88 aient été précédés d'une vague de pénuries sans précédent, loin d'accréditer la thèse de la simple émeute de la semoule, cela témoigne en réalité de la volonté des exclus d'en finir avec un régime à la fois autoritaire et défaillant», écrit Sévrine Labat. Le président du RCD, Saïd Saadi dans Algérie, l'heure de vérité, affirme quant à lui : «Les manipulations, quand elles ont eu lieu, se sont situées en aval et n'étaient pas déterminantes.» L'idée d'un «Octobre – dérapage contrôlé» présente, selon lui, deux failles : «En 1988, le régime était dans un état de délabrement tel que ses services ne pouvaient pas concevoir, provoquer et gérer une manipulation d'une telle complexité. La seconde faille : Chadli s'était défait de ses adversaires les plus tenaces. Il avait éliminé les boumédiénistes, seuls capables de constituer un groupe homogène, et repris en main l'armée, dont il avait désigné lui-même les principaux responsables. Avec le recul, on voit mal quel clan suffisamment fort aurait pu l'inquiéter. Chadli ne fut contesté par les militaires que bien plus tard, lorsqu'il commença à rechercher des arrangements avec le FIS.» Fin de citation. Octobre ? Un «sursaut frustré», selon Mustapha Lacheraf : «On sait ce qu'étaient les lendemains d'octobre 88 : le même pouvoir qui, pendant 8 ans, ayant déstabilisé, appauvri et humilié l'Algérie des dupes et à peine confronté à une forte secousse partie des masses et, surtout, de la jeunesse s'est empressé d'exploiter la situation à son avantage et en un tour de main, parce que le mot d'ordre relevant des slogans coutumiers, ‘'mobilisateurs'' et, néanmoins, mensongers était celui de la démocratie.» «Mais ce qui était en cause après 88, c'est ni plus ni moins l'Etat et sa conception de redresseur de torts, de protecteur d'une nation vulnérable, de moteur essentiel du développement et, pourquoi pas, un Etat démocratique serviteur du peuple à défaut d'une société démocratique.»