– La poésie, toujours la poésie ; quelle est la source de cet attachement ? La poésie traverse tout ce que j'écris, y compris mes travaux universitaires. Elle m'habite depuis la prime enfance qui a vu la disparition de ma mère dans la palmeraie natale dans le sud tunisien. Cela a scellé mon rapport au monde, à l'humanité, à la nature, aux questions métaphysiques que l'homme n'a cessé de se poser : la vie, l'amour, la mort. J'habite la poésie comme une maison ouverte sur le large, remplie aussi de l'intériorité des choses, de l'émotion, de l'attention aux autres, de l'amour qui nourrit la sève des jours, du rejet de ce qui ferme les portes et les fenêtres : intolérance, fanatisme, violence… Ma maison n'a pas de tour d'ivoire ni de fleurs de narcisse, je la porte aux quatre vents, elle me colle à la semelle, j'y cultive le devoir de beauté, y peins le visage humain, la condition humaine. La poésie correspond à ma sensibilité. Je suis un homme du silence. La poésie est une écriture en silence, une parole qui va droit à l'essentiel, fait l'économie du verbe. Par exemple, je n'aime pas beaucoup la poésie narrative, (chez les Anglo-Saxons), trop descriptive ou utilisant la langue comme sa propre finalité. La poésie me permet d'exprimer d'abord mon être, mes émotions, dans le réel et l'imaginaire, mais aussi une vision philosophique, une manière d'être au monde, sans être trop cérébral, sans pesanteur intellectuelle. Je la considère comme un art majeur, comme la musique ou la peinture. – Votre plume fluide et imagée est-elle influencée par la langue arabe que vous maîtrisez très bien ? C'est exact, l'image est très présente dans ce que j'écris. La métaphore me paraît caractériser la poésie plus que la prose. Elle m'éloigne de la redondance, de la parole appauvrie, galvaudée, et en cela, elle crée chez le lecteur d'autres niveaux, fait appel à son imagination. Je suis nourri de culture arabe ancienne et moderne depuis ma scolarité première et j'écris en français et en arabe. Cela dit, la parole imagée, le sens figuré, l'allusion indirecte, appartiennent aussi à la culture populaire, à la poésie orale, arabe, berbère. L'écriture récupère cette écoute, lui donne une autre ampleur plus universelle. – Est-ce qu'il y a un effort d'écriture derrière ou bien cela coule-t-il de source comme on dit ? A vrai dire, je suis constamment mobilisé, pris par une émotion, une idée. J'ai avec moi de petits carnets où j'écris, dans le bus, le train, l'avion, sur un banc public, etc. Il n'y a pas d'heure pour cela, ni de lieu préféré. J'écris avec un stylo. C'est le premier jet. Je suis contrarié quand je sors de chez moi sans stylo. Ensuite je travaille à l'ordinateur. Je reprends ce que j'ai écrit. L'écriture est un labeur, une passion exigeante. Comme toute passion, elle est en lutte avec les mots, contre les mots, parfois, jusqu'à la fatigue. Parfois, il y a des moments de grâce et on est récompensé de ses peines. L'écriture consiste à dépouiller le texte de ce qui l'alourdit, à épurer le style, à le débarrasser des fioritures, et à aller à l'essentiel. Il n'y a pas de règles prêtes, c'est une quête permanente, mais ce que je trouve ne doit pas tuer le sens, privilégier la forme. Chaque poème est une nouvelle aventure. – Est-ce qu'on naît poète ou le devient-on ? Le mot poète en arabe se dit simplement « Sha'ir », celui qui ressent, qui a des sentiments…Je ne sais si on naît poète ou si on le devient, mais je sais que j'ai toujours senti ce besoin, dès que j'ai maîtrisé l'écriture. Après il y a l'apprentissage, l'application, le travail du poète, la fréquentation de la poésie, je réécris souvent mes textes, c'est l'expérimentation qui nous fait révéler l'écriture. – Quel est votre rapport à la langue française ? Je suis le fruit de l'école tunisienne franco-arabe, une école bilingue post-coloniale. J'ai commencé ma scolarité avec l'indépendance en 1956. Je n'ai jamais considéré la langue française comme une atteinte à mon identité ou une menace à mon équilibre, ou encore moins un exil, selon l'expression de Malek Haddad. Le français en Tunisie a été introduit en 1840, bien avant la colonisation, dans un sursaut de modernité et d'ouverture sur les langues étrangères par le souverain Ahmed Bey, et ce, afin d'éviter le sort réservé à l'Algérie, c'est-à-dire sa colonisation en 1830. Ensuite, il y a eu la création du Collège Sadiki (collège bilingue) en 1875 par le grand réformateur, Khaïreddine Bacha. Cette situation bilingue, avant la colonisation et après, a fait que j'ai toujours eu un rapport apaisé au français comme langue acquise dans laquelle je m'exprime librement. Je ne me sens pas privé de l'arabe non plus et me considère comme chanceux de pouvoir utiliser deux langues. Cela dit, chaque poète ou écrivain, ambitionne d'avoir sa propre langue. Je pense que les auteurs étrangers apportent beaucoup à la langue française qui le leur rend bien, d'ailleurs. L'arabe est une langue magnifique, le berbère aussi, je suppose, et c'est heureux de pouvoir utiliser le français, sans complexe ni gêne. Je n'utilise pas le français comme un butin de guerre , selon l'expression de Kateb Yacine ou une arme dans «la guérilla linguistique», comme le faisait la revue marocaine Souffles, mais comme une possibilité supplémentaire de dire mon être, mon univers, ma vision des choses. – Une thématique forte chez vous : le temps qui passe, la nostalgie… Ce sont des thèmes, parmi bien d'autres, qui habitent l'exil, ce qui manque, ce qui est loin, l'absence, les êtres qui nous manquent… Les souvenirs (d'où Le Livre du souvenir, Ed. Elyzad) sont comme des repères, des jalons le long d'une vie, des lampadaires pour éclairer le chemin envahi par la nuit qui nous guette. Sans passé, je ne peux définir mon présent. On ressent souvent chez vous une sorte de fascination à l'égard de l'Algérie et de ses auteurs. Enfant, j'entendais l'hymne national algérien sur les ondes tunisiennes. J'avais sept ans quand le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef fut bombardé pour punir les Tunisiens de leur solidarité avec les Algériens. Adolescent, j'écoutais les pièces radiophoniques Abdelhamid Benhadougga sur la Radio nationale. Lycéen, j'ai lu, d'abord en arabe, dans une très belle traduction de Salah Garmadi, le roman Je t'offrirai une gazelle de Malek Haddad. Puis, étudiant à Tunis, j'ai lu tout ce que j'ai pu de Kateb, Dib, Feraoun, Mammeri, Ouattar, Boudjedra…Plus tard, je me suis lié d'amitié avec de nombreux écrivains algériens. J'ai soutenu une thèse consacrée à l'œuvre de Malek Haddad sans jamais le rencontrer. J'ai toujours considéré la réalité algérienne et maghrébine comme mienne. Il ne s'agit pas de fascination mais d'une conscience aiguë du sort et du destin communs. Ce que vit l'Algérie comme violence ne me laisse jamais indifférent. – Vous avez été bouleversé par l'assassinat de Tahar Djaout…. Cela m'a plus que bouleversé. J'étais très lié à Tahar et j'avais emporté d'Algérie, comme « un porteur de valise », son manuscrit Le Vigile aux Editions du Seuil. L'islamisme obscurantiste qui a tué Abdelkader Alloula, Youssef Sebti et bien d'autres, est une damnation pour nos sociétés maghrébines comme pour l'ensemble du monde musulman où on a attenté à la vie de Naguib Mahfouz, assassiné Faraj Fouda et où on menace Nawal Saadawi, Taslima Nasreen… Ces radicaux meurtriers commettent des crimes au nom de l'Islam, comme la secte des hachachins au Moyen-Âge. Au fond, ils détruisent l'Islam lui-même qui n'a jamais été aussi entaché de sang. On se demande d'où vient tout cet argent pour faire fonctionner une telle machine satanique ? Il est temps de revoir les programmes scolaires. Encore faut-il trouver les enseignants formés pour cela. Certains programmes en Algérie, comme il m'a été donné de le lire, méritent d'être refondus en urgence. J'ai été stupéfait un jour quand l'un de mes étudiants, fraîchement arrivé d'Algérie, m'a demandé : «Qu'est-ce qui est mieux pour aller au paradis : mourir sunnite ou chiite ?» Courageusement, les Tunisiens ont fait des réformes dans leur enseignement, modernisé leurs programmes d'histoire, d'instruction religieuse, de philosophie, de droit… La réforme de l'enseignement est impérative pour déjouer les projets néfastes des obscurantistes. Enseignement de progrès, certes, mais aussi développement économique et social équitable sont nécessaires pour en finir avec l'ignorance barbare. – Quels sont vos projets actuels ? Mon nouveau recueil Les Dits du fleuve doit paraître chez Al Manar. Une métaphore sur le poète et le monde. Je prépare aussi un ouvrage dans lequel je rassemble des textes consacrés aux littératures du Maghreb et d'Afrique noire. Le poème Afghanistan, extrait de mon livre Si la musique doit mourir, a été traduit dans une quinzaine de langues, j'aimerais les réunir dans un même ouvrage. Ce projet me tient à cœur. Des voyages pour des rencontres poétiques et littéraires sont prévus : Espagne, Tunisie, Bénin, Belgique, Colombie…Le vrai lieu du poète, disait le regretté Mahmoud Darwich, est le poème qui se sent à l'étroit dans un lieu… Repères Poète né en 1951 à Gabès en Tunisie. Vit à Paris depuis 1976. Ecrit en français et en arabe. A publié une vingtaine d'ouvrages (poésie, essai, livres d'art). Son premier recueil, Le Laboureur du soleil (Ed. Silex, Paris) a paru en 1983. Sa poésie, saluée par la critique, est traduite dans différentes langues (russe, anglais, italien, espagnol, turc, etc.) et fait l'objet de travaux universitaires. Son œuvre, marquée par l'exil et l'errance, évoque des traversées de temps et d'espaces continuellement réinventées. Parole intérieure, elle est enracinée dans la mémoire, en quête d'horizons nouveaux, à la croisée de la tradition et de la modernité. Elle se veut avant tout chant fraternel, terre sans frontières. Tahar Bekri est considéré aujourd'hui comme l'une des voix importantes du Maghreb. Il est actuellement maître de conférences à l'université de Paris X-Nanterre.